(Dessin réalisé au primaire) |
Les charleries Bienvenue sur mon blogue, Ce blogue contient des souvenirs, des anecdotes, des opinions, de la fiction, des bribes d’histoire, des récréations et des documents d’archives. Charles-É. Jean |
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27 octobre 2014 L’enfer
d’Abel Quand
Abel était tout jeune et qu’il faisait quelques incartades, sa mère
ne cessait de lui dire : « Si tu continues, tu vas aller en
enfer. » Il ne comprenait pas ce que cela voulait dire. Il finit
par imaginer qu’il s’agissait d’un lieu pas très réjouissant. Un
jour qu’il avait volé des pommes chez le voisin, sa mère lui dit :
« Tu sais, l’enfer t’attend. Si tu décédais demain matin,
les démons viendraient te chercher et tu subirais les pires tourments
que tu ne peux même pas imaginer. Tu serais fouetté et tu brûlerais
alors que les autres riraient de toi. » Peu à peu, Abel se fit une idée
plus précise de l’enfer. Le
jeune garçon avait hâte d’aller à l’école pour apprendre ce
qu’était l’enfer. Quand il était en deuxième année,
l’institutrice raconta que Caïn avait tué son frère Abel et que,
depuis ce temps-là, il croupissait dans les flammes de l’enfer. »
Le jeune garçon arriva à la maison tout en pleurs. Il dit à sa mère :
« Je ne veux pas que tu donnes le nom de Caïn à un nouvel
enfant. J’ai peur qu’il me tue et que tous deux nous allions en
enfer parce que je n’aurais pas eu le temps d’aller à la confesse. »
La mère répondit : « J’ai déjà sept enfants et je ne
pense pas que Dieu m’en donne d’autres. » Abel était soulagé. Lorsqu’il
était en quatrième année et qu’il avait dîné à l’école,
l’institutrice sortit un grand livre. Abel n’avait jamais vu un
livre de cette taille. C’était le Catéchisme
en images. Il vit une scène épouvantable : la représentation
de l’enfer. La maîtresse d’école leur expliqua que cette image était
une faible idée des peines que les personnes qui ont péché subiront
en enfer. Au centre du séjour infernal, se trouvait une horloge arrêtée
qui montrait que les damnés seront pour l’éternité dans ce lieu. On
pouvait y lire : « Toujours, Jamais ». Des flammes dévoraient
les pécheurs. « Vous
voyez très bien, de dire l’institutrice, que les paresseux sont percés
avec des pointes enflammées, piqués par des scorpions et cloués dans
des brasiers éternels. Les envieux sont enlacés, piqués et déchirés
par de monstrueux reptiles. » C’en était trop pour Abel qui revêtit
son manteau d’hiver et s’enfuit chez lui. Arrivé
à la maison, sa mère tenta de le calmer, mais sans succès. Elle alla
chercher son mari qui était en train de battre le grain dans la grange.
Celui-ci fâché d’être dérangé dans son travail et sans interroger
son fils, lui donna une vigoureuse tape en pleine figure et lui dit :
« Retourne à l’école et vite. » La tête basse, le jeune
garçon se mit en route pour l’école. Au
bout de deux ou trois arpents, il se coucha dans un ravin, désirant être
enseveli sous la neige qui tombait, parce qu’il se disait :
« Tant qu’à aller en enfer, j’aime mieux y aller tout de
suite. » Heureusement, quelques minutes plus tard, le postillon en
snowmobile passa par là. Il le ramassa et l’amena à l’école. L’institutrice
était dans tous ses états quand elle le vit arriver. Elle n’avait
jamais soupçonné que ses propos puissent perturber à ce point ce
jeune garçon. Le
problème d’Abel était qu’il ne pouvait pas faire la différence
entre un péché véniel et un péché mortel. Donner un coup de pied à
son frère, était-ce un péché véniel ou mortel ? Tricher à l’école,
était-ce un péché véniel ou mortel ? Déterrer le trou d’un écureuil
et lui voler ses noisettes, était-ce un péché véniel ou mortel ? Il
résolut de faire une liste de ses péchés sur une feuille de papier
sans préciser la gravité. Chaque soir, il faisait un crochet en regard
de ses fautes. Il pensait qu’ainsi, s’il mourait dans la nuit, il
serait pardonné et n’irait pas en enfer. Mais, il n’en était pas sûr
et n’osait pas s’informer. Les
Quarante-Heures arrivèrent. Chaque année, à l’automne, le curé
annonçait que le Saint-Sacrement serait exposé en permanence sur le maître-autel
pendant 40 heures à une date précise. Les paroissiens devaient se
relayer ordinairement deux par deux à l’église pendant tout ce temps
pour vénérer la grande hostie. Un Père d’une communauté était
invité à faire deux prêches qui devaient servir à la réflexion des
fidèles. Ce
soir-là, Abel qui avait alors 12 ans et une des ses sœurs accompagnèrent
leurs parents à la cérémonie d’ouverture. Après la lecture de l’évangile,
le Père Dominicain monta en chaire. « Mes
très chers frères, dit-il d’une voix tonitruante, avec l’hiver, la
saison des plaisirs et de la dissipation arrivera. La danse entrera dans
vos maisons. C’est une ruse de l’esprit infernal. C’est un piège
qui est tendu à l’innocence de la jeunesse. C’est un scandale qui
se produit trop souvent dans les réunions de plaisirs et que si ce
scandale n’est pas réprimé, cela risque de causer la ruine de bien
des âmes. Nous tenons à vous prémunir contre ce fléau qui ne peut
que vous conduire directement en enfer. Vous entraînerez avec vous vos
enfants qui auront à subir un supplice éternel. » À
ce moment, le bon Père s’arrêta et, se tournant vers le bedeau, lui
demanda d’éteindre toutes les lumières à l’intérieur de l’église.
On entendit des pleurs d’enfants, des oups de frayeur. Le prédicateur
continua en comparant l’enfer à un lieu de noirceur et de supplices. « En
enfer, seules les flammes apportent un peu de lumière, dit-il, et cette
lumière est filtrée par les âmes qui hurlent et se débattent, par
les démons qui, armés de leur fourche, frappent sans retenue à gauche
et à droite, par Satan qui se tord de plaisir en voyant cette scène.
Il fait noir ici. Vous ne pouvez pas voir que le démon vient de
recevoir une autre âme qui s’est perdue dans la danse défendue par
notre Mère la sainte Église. » Le
prédicateur continua dans la même veine. Abel avait agrippé le
manteau de sa mère d’une main et, de l’autre, il se cachait la
figure. À un moment donné, il cessa d’écouter le sermon pour se
concentrer sur ses nombreux péchés. « C’est vrai, se dit-il,
je ne danse pas ; mais mes péchés sont tout aussi méchants que ceux
qui dansent. » À
la fin de son sermon, le Père invita les gens à le rejoindre au
confessionnal après la messe. « Il existe bien d’autres péchés
que la danse et si vous voulez purifier votre esprit, demandez
l’absolution et vous pourrez dormir en paix. Dieu seul, par
l’intermédiaire du prêtre peut vous pardonner. » Quand
arriva le temps de la communion, Abel refusa de suivre ses parents. Son
père l’intima par un regard de les suivre. Quand le prêtre lui mit
l’hostie sur la langue, l’adolescent eut un haut de cœur et la
rondelle de pain atterrit dans la patène du servant de messe. Médusé,
le prêtre reprit l’hostie et la remit dans la bouche du jeune éploré. Après
la cérémonie, Abel demanda à sa mère la permission d’aller se
confesser. Il s’y rendit et attendit quelques minutes. Quand le Père
glissa le rideau, il dit en bafouillant :
- Bénissez-moi, mon père parce que j’ai péché. Je ne sais pas quelles
fautes avouer parce que j’ai oublié ma liste à la maison. -
Prends ton temps et réfléchis, mon enfant. -
Vous voyez, mon Père, je viens de faire un mensonge. Je n’ai pas
oublié ma liste. Je ne savais pas que je viendrais à la confesse. Je
passe mon temps à faire des péchés et j’ai peur de l’enfer. -
Ne sois pas si craintif, mon enfant. Essaie de te souvenir d’un de tes
derniers péchés. -
Je viens de faire une communion sacrilège. J’ai communié sans m’être
d’abord confessé. -
As-tu d’autres péchés ? -
Mon Père, à l’école, Jérémie m’a montré ses fesses. -
Mais tu n’es pas coupable de cela. C’est ton ami qui se prépare à
l’enfer. -
Je n’ai pas pu m’empêcher de toucher à ses fesses. -
As-tu d’autres péchés ? -
Oui, mais je ne réussis pas à les trouver. -
Alors, mon enfant, tu peux accuser tous ces péchés sans les nommer. -
On peut faire ça ? -
Tu sais que Dieu est partout. Il te voit tout le temps. Au nom de Dieu,
je te pardonne de tous ces péchés. Tu diras une dizaine de chapelet en
guise de pénitence. Abel
sortit du confessionnal la tête haute. En arrivant chez lui, il déchira
sa liste en mille miettes. Il décida de ne plus compter ses péchés.
Le fait d’avoir été pardonné sans avoir récité ses péchés
l’impressionnait et lui faisait penser que c’était un exercice plutôt
inutile. Le
mois suivant, il se présenta au confessionnal en disant : -
Mon père, je m’accuse de tous les péchés que j’ai commis. -
Il faut les nommer, reprit le prêtre surpris. L’adolescent
raconta qu’à la dernière confession, il en avait été exempté. Il
reprit : -
Si vous ne voulez pas me pardonner mes péchés, à l’avenir, je vais
me confesser directement à Dieu. Lui, il les connaît mes péchés. Je
vous quitte. Au
sortir du confessionnal, Abel était fier de lui. Il pensait que parler
souvent à Dieu l’éloignerait de l’enfer. Il décida de ne plus
retourner à la confesse. Sa mère ne l’entendait pas ainsi. Il dut y
aller de nouveau. Il prenait alors cet exercice à la légère et
inventait des péchés sur place. Un
jour quand il avait 14 ans, sa mère lui dit : « Le père
Armand est sur les planches. Va, avec ta sœur, faire une visite au
corps et prier pour son âme. Cet homme était un ivrogne qui battait sa
femme et qui privait ses enfants de pain pour mieux boire. Il est sûrement
en enfer. » Ce dernier mot fit sursauter Abel. Il était parvenu
à se distancer peu à peu de l’enfer. Et voilà que sa mère lui
remettait sa phobie en pleine figure. Il
se rendit au corps. Il pensait voir un moribond attaqué par les démons.
Il vit un homme aux yeux souriants. Même les plis de sa figure
souriaient. « Il a péché toute sa vie, se disait Abel, et on le
croirait au paradis. J’ai eu tort d’avoir si peur de l’enfer. » Abel
réussit à maîtriser ainsi sa peur maladive de l’enfer. Quand cela
revenait au galop, il pensait au père Armand et la crainte
s’envolait. |
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10 octobre 2014 Un
bâtard
« Révérende
Mère Supérieure,
Nous
sommes mariés depuis trois ans et nous n’avons pas encore d’enfant.
Mon mari est cultivateur. Sans être riches, nous gagnons bien notre
vie. Nous désirons adopter un enfant, de préférence un garçon.
Nous
allons à la messe chaque dimanche et nous nous confessons à tous les
mois. À chaque messe, nous donnons 10 sous à la quête. Nous payons
notre dîme et notre capitation à la paroisse chaque année. Nous
donnons aussi chaque mois de janvier un dollar à l’œuvre du Séminaire
diocésain. Mon mari ne blasphème jamais et il ne boit pas. Notre curé
vient nous visiter une fois par année. Il est d’accord pour que nous
adoptions un enfant.
Vous
pouvez consulter notre curé pour qu’il vous dise que nous sommes des
chrétiens exemplaires. Quand vous aurez un bébé à donner,
communiquez avec ma sœur au numéro 423. Le téléphone n’est pas
encore installé dans notre rang.
Je
vous prie, révérende mère, de bien vouloir accéder à notre demande.
Mon mari et moi, nous serions tellement heureux.
Jovette Dupré et Arthur Méloche » Cette
lettre a été adressée à la Crèche Saint-Paul-de-Tarse qui était gérée
par les Sœurs-de-Bethléem. Au bout d’un mois, le couple reçut une
lettre de la directrice du Service des adoptions à l’effet que leur
demande était acceptée, mais qu’il ne pouvait pas garantir un garçon.
En retour, on leur informait qu’un don serait bienvenu. Quelques
semaines plus tard, le téléphone sonna chez la sœur de Jovette. Un
enfant venait de naître et il pouvait venir le chercher. Dans
l’automobile de leur beau-frère, le couple se rendit à la ville
voisine. Un joli garçon emmailloté par les soins des bonnes Sœurs les
attendait. Le jour même, le curé s’empressa de le baptiser sous le
nom de Télesphore, comme son parrain, en versant sur son front une
grande quantité d’eau bénite. Il se disait en lui-même :
« Cet enfant est né dans le péché. Il faut le rendre pur devant
Dieu. » Deux
ans plus tard, le couple eut un enfant. C’était toute une surprise de
voir naître un autre garçon alors que le couple pensait que Dieu ne
les avait pas faits pour avoir des enfants de leur chair. En l’espace
de cinq ans, trois autres garçons virent le jour. Le couple avait
maintenant cinq fils. Dès
son jeune âge, Télesphore manifesta de l’agressivité. Il aimait
taquiner les plus jeunes en les pinçant et en les faisant pleurer. Le père
intervenait brusquement chaque fois que cela se produisait par des tapes
aux fesses. L’enfant devenait de plus en plus turbulent et avait de la
difficulté à contrôler ses émotions. Quand
le père arrivait des travaux des champs, Télesphore allait s’asseoir
dans la chaise berçante de son paternel. Au début, celui-ci le déplaçait
doucement dans une autre chaise. Avec le temps, le père devint moins
patient. Il le prenait par un bras et le tirait par terre sans retenue.
Télesphore s’époumonait à pleurer jusqu’à ce que le père lui montre
la strap de cuir. La mère
voyait la scène se produire et ne disait rien. Déjà, le jeune enfant
sentait qu’il était un intrus dans cette famille où les autres garçons
étaient dorlotés, sauf lui. Il
est arrivé un jour de l’An que le bas qu’il avait soigneusement
suspendu à la cheminée était rempli d’une orange et … de pelures
de patates. Les autres enfants avaient, en plus du fruit, des bonbons et
des cannes à la réglisse. Ayant interrogé sa mère au sujet des
pelures de patate, celle-ci lui dit : « Si tu te conduisais
bien, cela n’arriverait pas. Tu passes ton temps à faire choquer ton
père et à faire mal à tes frères. » Quand
le père était exténué, il traitait
Télesphore de maudit pendard et lui faisait miroiter la possibilité de
l’envoyer à l’école de Réforme. La première fois que son père
lui fit ces menaces, il questionna sa mère sur le sens de pendard.
Sa mère lui répondit : « C’est un haïssable, un
malcommode. C’est le genre de jeunes qui ont besoin d’être
domptés dans des maisons spéciales. » Un
jour, à l’école, après une dispute avec son camarade Romuald,
celui-ci lui lança : « Tu n’es qu’un maudit bâtard. »
Télesphore, ne sachant même pas ce qu’était un bâtard, considéra
que c’était une insulte inacceptable. Il fonça sur Romuald, lui asséna
un coup de poing en pleine figure. Une dent cassa et fut projetée sur
le mur. Cela eut l’heur de faire figer les belligérants.
L’institutrice qui était en train de diner sortit de sa chambre en
vitesse. Visiblement dépassée, elle les questionna individuellement. Télesphore
en profita pour demander ce qu’était un bâtard. L’institutrice lui
répondit que pour certains c’était un patois. -
De façon plus précise, lui dit-elle, c’est un enfant né hors
mariage. -
Est-ce que cela voudrait dire que mes parents n’étaient pas mariés
quand je suis né, de reprendre Théodore. -
Je n’en sais rien. Demande à ta mère. Quand
Télesphore interrogea ses parents, ils nièrent tout. Toutefois, après
l’incident, ce qui était connu d’à peu près tous remonta à la
surface. Les enfants entendirent leurs parents raconter que Télesphore
était vraiment un enfant de la Crèche, un enfant adopté ou un bâtard.
À l’école, les jeunes en petits groupes scandaient à voix basse
« Télesphore le bâtard » et se bidonnaient de plaisir. L’atmosphère
à l’école devint de plus en tendue. L’institutrice qui n’avait
aucune autorité ne savait pas comment gérer la situation. Elle était
contre les punitions corporelles. Elle décida de placer le bureau de Télesphore
en avant de la classe près du sien. Quand elle s’avançait vers les
autres élèves, le jeune garçon se retournait et leur faisait des
grimaces, ce qui affectait leur concentration. Pour le punir, elle lui
interdisait de sortir à l’extérieur pendant les récréations. Quand
le groupe revenait en classe, des cahiers étaient déchirés, des
crayons avaient disparu. Même le boulier-compteur fut dépouillé de
ses boules qui avaient été cachés dans le bureau de Romuald qui nia
être l’auteur de ce méfait. L’institutrice
alla rencontrer les parents de Télesphore pour les informer de cette
mauvaise conduite. Le père était dans tous ses états et lui promit
que son fils cesserait de se comporter de cette façon. Ce fut une séance
de strap où le jeune garçon
en sortit meurtri dans son corps et dans son estime de soi. Sans réfléchir,
il dit à son père : « Un jour, je vais me venger ; je vous
tuerai. » La
situation à l’école s’améliora grandement. Malgré tout, Télesphore
était de plus en plus convaincu qu’il était un vrai bâtard, même
si ses parents continuaient de le nier. Télesphore
avait maintenant 13 ans. Il demanda une bicyclette à son père. Ce
dernier lui dit qu’il avait l’intention d’en acheter une.
L’adolescent était heureux et attendait avec impatience ce jour.
Enfin, la bicyclette arriva. « Je donne cette bicyclette à Jérémie,
mon deuxième fils, pour ses excellents résultats scolaires et sa
conduite exemplaire à l’école, de dire le père. » Télesphore
fit une crise épouvantable. Il ne pouvait accepter d’être défavorisé
par rapport à son frère plus jeune. Dès
le lendemain matin, la selle de la bicyclette avait disparu. Le père
soupçonna Télesphore. Celui-ci nia tout. Finalement, la selle fut
retrouvée dans le hangar sous une pile de bois de chauffage. Pour
calmer la situation, Jérémie lui prêtait souvent sa bicyclette. Lorsque
Télesphore eut 14 ans, son père le retira de l’école prétextant
qu’il devait apprendre son futur métier de cultivateur et qu’il
avait besoin de lui dans les travaux de la ferme. Les premiers mois se
passèrent sans anicroche jusqu’au jour où l’adolescent, avec la
bicyclette de son frère, alla visiter un cousin qui, lui aussi, avait
abandonné l’école. Après moult questions, le cousin finit par
admettre que Télesphore était bien un enfant adopté. « C’est
ma mère, dit-il, qui a reçu le téléphone de la Crèche pour que tes
parents aillent te chercher et c’est mon père qui les y a conduits. »
Ce que l’adolescent qui avait alors 16 ans soupçonnait depuis
longtemps venait d’être confirmé. C’est la rage au cœur qu’il
prit la route vers le domicile familial. En
cours de route, Télesphore se dit : « Je ne retourne pas
chez moi. Je n’ai plus de famille. » Il se rappela que le troisième
voisin avait un petit camp à environ quatre kilomètres de la maison
dans un autre rang. Il décida d’aller s’y cacher. On était à la
fin du mois de mai. Le petit camp était de construction rudimentaire.
À l’intérieur, on trouvait un banc et une truie qui avait été
fabriquée à partir d’un bidon de métal. Une truie, comme on
l’appelle au Québec, c’est un poêle à bois. De plus, il y avait
une source d’eau à quelques pieds du camp. Dans
les nuits qui suivirent, Télesphore se pointa vers les résidences
environnantes. Il y trouva des couvertures, des vêtements, des outils,
du pain et des pots de conserve. Il déroba des œufs dans les
poulaillers et de l’avoine dans les hangars. Arrivé à son camp, il
prenait soin de cacher sa bicyclette dans les bois. Les
parents apprirent l’étonnante révélation que son fils avait obtenue
de son cousin. Ils se dirent : « Il nous reviendra un jour. »
La mère voulait que des recherches soient entreprises pour le
retrouver. Le père s’y opposait prétextant que c’était un bon débarras.
Quand le curé eut vent de l’affaire, il ne put s’empêcher de
condamner les parents pour leur négligence. Il décida de commander des
recherches. Une dizaine d’hommes se portèrent volontaires tandis que
le père refusa de se joindre à eux. Ils fouillèrent les bois autour
de la maison familiale. Ils ne trouvèrent aucune trace de Télesphore.
Après trois jours, les recherches cessèrent. Au
début d’août, lorsque le troisième voisin alla faire les foins sur
sa terre de l’autre rang, il constata que quelqu’un avait séjourné
dans son camp. Il y avait là de la nourriture et des outils qui ne lui
appartenaient pas. Quelques jours plus tard, quand il faucha le foin au fond de sa terre, il vit des vêtements et des ossements humains. La personne avait probablement été attaquée et dévorée par un ours. Le père se rendit sur place et reconnut le couteau de poche de son fils qu’il lui avait donné quand il eut 14 ans. Le couteau était ouvert. Il recueillit les restes et les amena au cimetière pour être enterrés dans une fosse commune. |
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22 septembre 2014 Embûches
amoureuses Réal,
que sa mère appelait Mon Réal, était fils unique. Son père était
cultivateur au troisième rang. Il eut une enfance heureuse auprès de
sa mère qui le dorlotait. Très jeune, il était attiré par les
horloges. À l’âge de 10 ans, il démonta le petit cadran rouge de sa
grand-mère. Il nettoya les pièces et le remonta. Sa mère ne put que
reconnaître le talent de son fils. À
l’école, il se fit un ami. C’était le fils du voisin. Il
s’appelait Étienne. Tous deux étaient inséparables. Il leur
arrivait, avec la permission de leurs parents, de faire l’école
buissonnière. Ils partaient alors à la chasse à la perdrix et
revenaient avec leurs trophées. Ils se coltaillaient parfois mais
toujours dans la bonne humeur. Ils avaient entre eux des atomes crochus
qui les rapprochaient davantage l’un de l’autre. À
14 ans, les deux amis abandonnèrent l’école pour aider leur père
dans les travaux de la ferme. Ils avaient moins d’occasions de se
voir. Toutefois, ils passaient des veillées ensemble à faire des plans
pour leur vie d’adultes. Réal disait souvent qu’il ne voulait pas
être cultivateur comme son père, mais qu’il aimerait être horloger.
De son côté, Étienne rêvait de la grande ville. Toutefois, il ne
voyait pas ce qu’il pourrait y faire. Quand
Réal eut 16 ans, une visite inattendue changea le cours de sa vie. Son
oncle Antoine qui habitait à Montréal vint passer trois jours à la
maison. Il travaillait pour le Canadien National comme homme
d’entretien. Il demanda à Réal s’il aimerait venir travailler avec
lui. Réal fit voir son grand intérêt. « Alors, lui dit son
oncle, je vais essayer de t’avoir une job dans mon département. Tu
pourras pensionner chez moi. » Au
bout d’un mois, une lettre arriva. L’oncle Antoine annonçait
qu’un emploi de débardeur était disponible pour Réal. Malgré les réticences
de ses parents, l’adolescent mit ses vêtements dans une poche et prit
le train pour Montréal. Son cœur palpitait en alternant plaisir et
crainte. Il savait que son oncle avait cinq enfants de 2 à 12 ans et
que ce ne serait peut-être pas facile de vivre avec eux, lui qui était
habitué de toujours être seul avec ses parents. Quant au travail, il
n’avait pas de crainte. Sur la ferme, il avait pu fortifier ses
muscles. L’oncle
Antoine et tante Gemma le reçurent à bras ouverts. Ils lui installèrent
un matelas dans un coin de la chambre des trois garçons. Il se sentit
vite comme un intrus. Le
travail consistait à transporter des boîtes parfois très pesantes
d’un camion au train ou du train à un camion. Au début, son contremaître,
un anglophone, était gentil à son égard. Avec le temps, les relations
se détériorèrent. Le contremaître trouvait que Réal ne travaillait
pas assez vite. Du genre méticuleux, le jeune homme prenait soit de
bien placer les boîtes les unes sur les autres. Le contremaître finit
par être excédé par sa faible productivité. Il s’écriait sans
cesse : « Faster, faster ». Dans l’esprit de ce
patron, « plus vite, plus vite » voulait dire :
« Tu peux garocher les boîtes. » Au
quatrième mois de cet emploi, Réal fut congédié. Il était abasourdi
par l’échec qu’il venait de subir. Ayant été élevé dans la
ouate, il ne comprenait pas pourquoi cette compagnie le traitait de
cette façon. Il commençait à s’ennuyer de ses parents et de son ami
Étienne. Il dit à son oncle : « Je vais essayer de me trouver un
autre emploi. Si je n’ai pas réussi d’ici une semaine, je retourne
dans mon patelin là où la vie est moins stressante. » Réal
fit le tour des commerces du Vieux-Montréal et de la rue Sainte-Catherine. Rien ne pointait à l’horizon. Quand il en avait
marre, il allait décompresser au parc Viger. Il y trouvait une atmosphère
fraternelle. Il y avait là des jeunes hommes qui semblaient chercher
quelque chose. Il ne comprenait pas très bien ce qu’ils attendaient.
Il en voyait se serrer la main et, après une courte conversation,
repartir ensemble.
Un soir qu’il était assis sur un banc du parc, il vit un homme d’une
quarantaine d’années, complet et cravate, se diriger vers lui. L’homme
vint s’asseoir à ses côtés. Ils parlèrent de chose et d’autre jusqu’au
moment où Réal lui mentionna qu’il était à la recherche d’un emploi.
« Je suis horloger, lui dit l’homme élégant. J’ai une bijouterie. Je
cherche quelqu’un qui pourrait me seconder. Je serais prêt à te montrer
le métier d’horloger si cela te convient. » Réal n’en croyait pas ses oreilles. C’était
le rêve de sa vie. Il accepta d’emblée sans réfléchir davantage. Le
lendemain, il se présenta au magasin du Vieux-Montréal, gonflé par la
soif d’apprendre. Après quelques jours, il mentionna qu’il voulait
quitter l’appartement de son oncle. « Pas de problème, reprit
l’horloger. Je connais une dame qui pourrait t’héberger. » Le
soir venu, il se rendit à l’adresse donnée. Il accepta les
conditions de la logeuse et courut chercher ses effets personnels. À
son retour, la logeuse lui dit : « Tu es chanceux de demeurer
ici. Dans la maison voisine, Louis-Joseph Papineau est né et a élevé
ses enfants. En face, demeuraient Jacques Viger et sa famille. Viger fut
le premier maire de Montréal. Quant à Louis-Joseph Papineau, tu as sûrement
entendu raconter ses exploits à l’école. » Réal
demeurait bouche bée. Il avait entendu parler de Papineau, mais comme
d’autres personnages anciens, c’était plus dans le rêve que dans
la réalité. Le
travail d’horlogerie et la vente plaisaient beaucoup à Réal. Son
patron Jérémie ne cessait de le vanter en signalant sa minutie et sa
facilité d’apprendre. Les clients lui faisaient de plus en plus
confiance. Toutefois, Réal n’avait pas soupçonné que son nouveau
patron avait un œil sur lui. Il le comblait de cadeaux et lui faisait
des avances en termes subtils. Un
bon soir, son patron l’invita à venir veiller chez lui. Après avoir
consommé quelques verres d’alcool de part et d’autre, le patron
l’invita à sa chambre à coucher. Réal fit alors ce qu’il
n’avait jamais fait. Il en ressortit toutefois heureux et fier de ses
performances. L’amitié se changea vite en amour. La lune de miel ne
tarissait pas d’éclairer la vie des deux hommes. Le
temps fuyait. Parfois, Réal passait ses soirées dans un autre parc,
ayant décidé de ne plus fréquenter le parc Viger de peur d’y
rencontrer son patron. La fin de semaine était l’occasion pour les
deux tourtereaux de se rencontrer dans le calme du domicile du patron. Réal
cessa ses activités dans les parcs et se contenta d’arpenter les
rues. Un soir, étant fatigué, il s’arrêta à un petit restaurant de
la rue Dorchester pour boire une limonade. À travers la vitre, il vit
des hommes de tout âge qui entraient et sortaient d’une maison à
l’allure victorienne. Il avait entendu parler de la lutte que menaient
Jean Drapeau et Pacifique Plante pour l’éradication des maisons
closes. Il décida de s’y présenter. Il fut accueilli par une dame vêtue
d’une longue robe rouge et fortement grimée. Elle lui montra trois
photos de jeunes filles. Il en choisit une et se rendit à sa
chambrette. Il eut là sa première relation sexuelle avec une fille. Il
en ressortit prêt à recommencer. Quelques
mois plus tard, à la maison de pension, il reçut un télégramme de sa
mère : « Père malade, reviens. » Il téléphona à
son patron pour lui annoncer une absence temporaire et termina en disant :
« Je reviendrai. » Quand
il arriva à la maison, son père était décédé. Le testament
mentionnait qu’il était l’héritier de la ferme. Il alla voir son
ami d’enfance, Étienne, qui résidait encore chez ses parents. Tous
deux avaient maintenant 20 ans. Il lui demanda s’il était prêt à
venir cohabiter avec lui et à devenir copropriétaire de la ferme.
D’emblée, Étienne accepta. Après
quelques mois, la mère de Réal décida d’aller vivre au village avec
une de ses sœurs. Il l’assura qu’il s’occuperait de sa
subsistance. Il fallait une femme dans la maison. Heureusement, Étienne
avait une sœur de 16 ans, Julie, qui accepta de venir vivre avec le
couple. Rapidement, elle se rendit compte que les deux jeunes hommes étaient
plus des complices que des copropriétaires. Après
deux ans, le couple fit le rêve d’avoir des enfants. Cela était
impossible pour eux. Après plusieurs conversations sur le sujet, Étienne
pensa qu’il pourrait demander la collaboration de sa sœur pour réaliser
ce rêve. À sa grande surprise, Julie accepta d’avoir des relations
sexuelles avec Réal. Elle devint enceinte au grand détriment de sa mère.
Le couple désirait un garçon. Ce fut le cas. Quand
l’enfant fut baptisé, Réal déclara être le père. Étienne aurait
voulu que son nom apparaisse au registre paroissial mais ce fut un non
catégorique de la part du curé. L’affaire s’ébruita dans la
paroisse. Les gens comprirent que les deux hommes formaient un couple et
que la jeune fille n’avait été qu’un instrument pour parvenir à
leur but. Le curé fit des pressions auprès de la mère de Julie pour
qu’elle adopte le jeune garçon, le soustrayant ainsi des deux prédateurs,
selon son dire. De
plus en plus, la pression augmentait. Un certain samedi soir, un feu fut
allumé devant leur maison. Quand ils recevaient le chèque
d’allocations familiales, des graffitis se trouvaient sur
l’enveloppe. Les gens se moquaient de Réal en l’appelant Montréal.
Un soir que les deux jeunes hommes étaient allés à une assemblée de
l’UCC, la mère de Julie se présenta chez sa fille qui demeurait toujours
dans la maison maudite. Elle lui dit : « Avec la permission du curé, je
viens chercher cet enfant. Ce n’est pas un enfant de Dieu ; c’est un
enfant du diable. » Elle prit l’enfant, l’emmaillota et disparut avec
lui. Elle alla le porter à la crèche de la ville voisine où les
religieuses lui promirent qu’elles en feraient un enfant de Dieu. Quand
Réal et Étienne revinrent à la maison, ils virent Julie en larmes et
frappant sans arrêt sur les meubles. Ils comprirent vite que l’enfant
avait disparu. Après quelques jours de réflexion, Réal alla voir un
de ses oncles. Il lui demanda s’il pouvait vendre sa terre et lui
signa un papier en conséquence. Les
deux amis quittèrent la paroisse pour aller demeurer à Montréal. Réal
se présenta à la bijouterie où il avait travaillé. Hélas ! un autre
jeune homme avait pris sa place. Ils finirent par se trouver un emploi
dans un magasin à grande surface de la rue Sainte-Catherine. Réal était
commis aux ventes et Étienne travaillait à l’entrepôt. Ils
songeaient souvent à leur petit garçon qu’on leur avait enlevé. Ils
vécurent quand même heureux. |
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856
5 septembre 2014 Une
mère déçue
Béatrice était la cadette d’une famille de 12 enfants. Son père était
cultivateur sur une terre de roches dans un rang et il avait peu de bois
à bûcher si ce n’est du bois de chauffage. La maison était peu isolée et
peu chauffée. Un poêle à bois était la seule source de chaleur. Dans son
enfance, Béatrice a eu froid. Son père allait parfois dans les
chantiers pour donner le minimum à sa famille. Béatrice
a vu ses frères et ses sœurs travailler dur sur la terre. Elle se
disait : « Quand je serai grande, je ne vivrai pas cette misère. »
Tour à tour, ses frères et ses sœurs ont épousé des filles ou des
fils de cultivateurs. À chaque mariage, elle était abasourdie devant
l’inconscience de ceux-ci qui reproduisaient le modèle familial lié
à la vie rurale. Béatrice
réussit assez bien à l’école du rang. Avec son certificat de septième
année, sa mère accepta qu’elle continue ses études au couvent du
village. Ayant à subir les invectives des autres élèves qui la
traitaient de paysanne, elle abandonna l’école en se disant :
« Ces filles rient de moi ; mais dans quelques années, je vais
leur montrer que je suis d’une classe supérieure à elles. » Son
premier cavalier était un fils de cultivateur. Après deux ou trois
veillées, elle le mit à la porte en lui disant : « Si tu
veux devenir cultivateur, tu n’es pas pour moi. Je suis trop
intelligente pour m’abaisser à traire les vaches. » Son deuxième
cavalier était le fils du forgeron. Elle était très contente de
l’accueillir. Après quelques veillées, elle se rendit compte qu’il
n’avait pas d’ambition et que ses propos étaient loin de ce
qu’elle rêvait. Elle lui demanda de l’oublier en lui disant :
« Je cherche un vrai homme, pas une mauviette. » La tête
entre les deux jambes, le cavalier quitta en claquant la porte. Elle
riait alors sans retenue en se disant : « J’aurais dû lui
dire de prendre la porte et de ne pas la claquer comme un sauvage. » Son
troisième cavalier fut le bon. Il travaillait au moulin à scie du
maire. Il était blagueur et se foutait des conventions. Béatrice
aurait voulu mieux. Toutefois, elle se dit que c’était peut-être sa
dernière chance. Ce qui l’attirait chez lui, c’était son amour
inconditionnel. Elle comprit qu’elle pourrait faire avec lui ce
qu’elle voulait. Son
mariage se passa dans la plus grande solennité. Elle avait
minutieusement préparé sa robe qui était agrémentée d’une longue
traîne. Dans le banc d’en avant, sa mère pleurait. C’était le
onzième mariage de ses enfants. Elle se disait : « Heureusement
que ma troisième fille n’est pas encore mariée. Ce sera mon poteau
de vieillesse. » Béatrice
était aux anges. Elle n’arrivait pas à suivre la cérémonie. Elle
pensait : « Je suis une vraie princesse. Désormais, personne
n’osera me traiter de paysanne. » Quand le curé lui demanda si
elle voulait prendre comme mari, Isidore ici présent, elle sortit de
ses rêves et lança son oui d’une voix forte. Le
couple eut trois filles. Après le dernier accouchement, elle dit à son
mari : « Je ne veux plus avoir d’enfants. » Celui-ci
était estomaqué. « Tu sais bien que ce n’est pas nous qui décidons.
Il faut faire la volonté de Dieu. » Elle rétorqua :
« Au diable la volonté de Dieu. Je sais comment on peut
s’arranger pour ne plus que je devienne enceinte. » Elle
expliqua alors en long et en large à son mari qu’en adoptant la méthode
Ogino, elle pourrait arrêter la famille. Ce dernier lui demanda où
elle avait pris ça. « C’est simple, dit-elle, ma meilleure amie
Joséphine pratique cette méthode depuis cinq ans et ça marche. Je
sais d’ailleurs ce qu’il faut faire. » « Et moi, dans
tout ça, de reprendre le mari, que devrais-je faire ? » Elle répondit
d’un ton indifférent : « Il faudra que tu
t’abstiennes quand je te le dirai. » Les
trois filles grandirent. Elle les habillait en princesses. Elle leur
disait d’ailleurs : « Vous êtes mes princesses. »
Elle leur achetait les vêtements les plus chers sans égard à la
bourse de son mari. Pour payer ces extravagances, ce dernier dut aménager
un atelier de menuiserie dans son hangar. Il travaillait 60 heures par
semaine au moulin à scie. À deux piastres de l’heure, il
n’arrivait pas à boucler son budget. Dans son atelier, il produisait
des râteaux en bois, des manches de pelle, des manches de hache pour
les cultivateurs. Béatrice
achetait peu de vêtements au magasin général. Elle allait souvent en
ville pour faire ses achats. Il arrivait qu’elle voie le même manteau
dans son patelin et dans un magasin de la ville. Même s’il était
plus cher en ville, elle préférait l’acheter là. Chaque année, à
la fête de Pâques, elle étrennait un nouveau chapeau. Elle faisait de
même pour ses trois filles. Ce jour-là, elle demandait à son mari
d’aller à la basse messe. Toutes les quatre, lors de la grand-messe,
trônaient dans le banc paroissial avec leur nouveau chapeau. Les
paroissiens attendaient toujours cet événement qu’ils se racontaient
entre eux avec beaucoup de sarcasmes. Béatrice
avait des rêves pour l’avenir de ses filles. Elles devaient épouser
un fils du maire, du gérant de la Caisse populaire ou du propriétaire
du magasin général. « Ces gens-là, se disait-elle, sont de la même
classe sociale que moi. Oublions le fils du commerçant d’animaux et
le fils du marchand de chevaux. Dommage que le curé n’ait pas
d’enfant. Un de ses fils serait un bon parti. » Sa
fille aînée, Adélia, n’était pas très bonne à l’école. Elle
ne réussit pas à obtenir son certificat de septième année. Sa mère
décida de la garder à la maison. Un jour, la mère de Béatrice reçut
une lettre de sa tante religieuse, Sœur Marie-de-l’Espoir, qui résidait
dans un couvent à Montréal. Celle-ci se disait en convalescence et
ajouta que la communauté se cherchait une servante. Béatrice fit des démarches
pour que sa fille Adélia puisse avoir cet emploi. C’est ainsi que la
jeune fille de 18 ans se retrouva à Montréal. Le jour, elle
travaillait à la cuisine et, le soir, elle visitait sa grand-tante.
Elle aurait voulu visiter les magasins de la ville ; mais cela était
interdit. Au plus, elle pouvait prendre une courte marche non loin du
couvent. Au
bout de deux ans, Adélia dut revenir chez ses parents parce que de
nouvelles professes venaient d’être acceptées dans la communauté.
Elle marchait la tête haute dans le village proclamant qu’elle était
une montréalaise. Sa mère était fière d’elle. Avec le temps, des
prétendants se manifestèrent. La mère surveillait étroitement les fréquentations
et éloignait de sa fille ceux qui étaient indignes d’elle. Quand
Pascal, un jeune cultivateur qui avait hérité de la terre de son père,
se présenta chez Adélia, celle-ci fut atteinte en plein cœur par la
flèche de Cupidon. Elle ne pouvait pas résister à son charme et à
son mâle aspect. Au grand désespoir de sa mère, Adélia épousa
Pascal. Pendant toute la cérémonie, la mère versa un torrent de
larmes. « C’est une vraie honte, se disait-elle, ma fille marie
quelqu’un d’une classe inférieure. Ma fille n’est plus une
princesse. C’est une vile roturière. J’aurais dû interdire
l’entrée de ma maison à ce jeune homme dès la première fois. » La
deuxième fille, Élisa, la plus princesse des trois, n’hésitait pas
à passer des heures à se faire belle. S’il n’y avait pas eu de
miroir à l’époque, elle l’aurait sûrement inventé. Elle désirait
devenir maîtresse d’école. Sa mère était enchantée. Après
sa neuvième année, elle s’inscrivit à l’école Normale des filles
tenue par les religieuses du Saint-Rosaire. Celles-ci n’appréciaient
pas beaucoup ses habits extravagants, ses ongles peints et ses cheveux
parsemés de boucles. Au début, elles tolérèrent. Quand elles se
rendirent compte que d’autres filles l’imitaient, elles la congédièrent
sous prétexte qu’elle lisait des livres non conformes à son futur métier.
En pleurs, elle revint chez ses parents. Sa
mère était d’une humeur massacrante. Son père qui tolérait depuis
longtemps les excès de sa femme lui fit des reproches en ces termes.
« Tu vois ce que ça donne de faire accroire à une jeune fille
qu’elle est une princesse. Elle vient de déchoir du trône que tu lui
as fabriqué. » Pour ne pas perdre la face devant ses anciennes
collègues d’école, Élisa inventa une histoire de jalousie. Sa
mère lui suggéra d’aller faire une retraite fermée chez les Pères.
Elle y rencontra un étudiant en médecine à qui elle raconta son
histoire. Ce dernier fut envoûté par son art de raconter et sa
prestance. Un lien se tissa. Ils convinrent de s’expédier des
lettres. Au début, le jeune homme répondait rapidement ; puis les délais
augmentèrent jusqu’à ce qu’Élisa apprenne qu’il avait une
blonde sur le campus. Ce fut la fin du rêve de la mère et de la fille. Le
temps passait. Un jeune veuf de dix ans son aîné commença à fréquenter
Élisa. Cet homme possédait une porcherie et un poulailler. Élisa vit
en lui quelqu’un qui pourrait satisfaire ses caprices ; elle n’hésita
pas à se montrer sous son meilleur jour. La mère n’acceptait pas ces
fréquentations. « Ce n’est pas un homme pour toi, disait-elle
à sa fille. Il sent le fumier de porc et la crotte de poule. » Élisa
passa outre aux recommandations de sa mère. Le mariage eut lieu au
grand déplaisir de cette dernière. Pendant la cérémonie, elle pleura
sans arrêt, toussotant à l’occasion. Son mari, le témoin de la mariée,
se retourna à quelques reprises pour l’inciter à cesser ses
lamentations. Il
ne restait plus qu’un espoir à la mère : sa cadette Gertrude.
Son espoir était mince car la cadette n’avait jamais accepté les
propos de sa mère concernant le fait d’être une princesse. Plus
souvent qu’autrement, elle négligeait sa tenue et s’habillait de vêtements
peu dispendieux. Toutefois, la mère eut une surprise quand elle vit
arriver le fils aîné du maire pour courtiser sa fille. « Enfin,
se disait-elle, ma fille aura quelqu’un que je mérite. » Les fréquentations
furent de courte durée. Gertrude ne semblait pas à l’aise avec un
homme. Elle préférait se tenir avec les autres catherinettes du
village. La
mère Béatrice regretta de ne pas avoir eu d’autres enfants qui lui
auraient permis de sauver son honneur. Elle accusa son mari d’avoir
empêché la famille. Celui-ci était furieux. « Écoute un peu,
lui dit-il. On n’entraîne pas ses enfants dans ses propres rêves. Tu
voulais des princesses ; tu n’as eu que des filles qui voulaient vivre
leur propre vie et non la tienne. Ne me redis jamais que tout ça est de
ma faute. Nos filles Adélia et Élisa sont heureuses. Il semble bien
que Gertrude ne veut pas se marier ; c’est son affaire. » Par
la suite, Béatrice cessa ses dépenses extravagantes en vêtements.
Elle descendit de son trône, au grand plaisir du mari qui pensait à
son budget. |
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#
812
25 août 2014 Deux
avares en compétition Hippolyte
Desrondins, qui était propriétaire d’une scierie, se présenta à
l’église pour faire baptiser son
aîné qui venait de naître. Le curé Labelle qui était de passage à
Sainte-Adèle l’accueillit : -
Quel nom voulez-vous donner à ce poupon ? -
Harpagon. -
Harpagon ? Où avez-vous pris ce nom-là ? -
C’est ma femme qui a vu ça dans une gazette. -
Connaissez-vous Molière ? -
J’en ai entendu parler vaguement à l’école. Harpagon serait-il le
fils de Molière ? -
Non. Harpagon est un personnage d’une comédie de Molière. C’est un
avare. -
Ça ne me dérange pas. -
Procédons alors, de lancer le curé Labelle en ricanant. À
l’école, Harpagon était la risée des jeunes. « Quel vilain
nom, se disaient-ils ! » L’institutrice qui avait un peu de
culture n’osait pas parler de la comédie de Molière. Toutefois, un
jour, un écolier arriva en classe et dit à Harpagon : « Savais-tu
que tu es un avare. C’est ma mère qui a dit ça. »
L’institutrice n’eut d’autre choix que d’expliquer que deux
personnes ayant un même prénom ne sont pas identiques. « Prenez,
par exemple, le père Eusèbe du rang 4, il est reconnu pour être
malcommode. Pourtant notre petit Eusèbe qui est en deuxième année
n’est pas malcommode. » Cette explication ne put satisfaire
personne. À
la maison, Harpagon montrait des signes d’économie. À chaque
anniversaire de naissance, son père lui donnait un sou qu’il cachait
dans un bas de laine en un endroit connu de lui seul. À l’occasion,
il allait chercher son bas. Il caressait les pièces de cuivre, les
comptait et les recomptait, puis cachait son bas ailleurs, parfois dans
le hangar, parfois dans la grange. Il allait trouver sa mère et lui
disait : « J’ai hâte à ma fête. » Une
bonne fois, il inventa qu’une pièce avait disparu. Il en parla à sa
mère qui lui dit : « Comment le sais-tu ? » « C’est
bien simple, répondit-il. J’ai 12 ans et je n’ai que 11 sous dans
mon bas. » Le père fit enquête auprès de ses enfants ; mais
tous disaient ne pas connaître l’endroit où Harpagon cachait sa
fortune. En bonne joueuse, la mère lui donna en cachette un autre sou.
Il avait maintenant 13 sous. Quelques mois plus tard, il recommença le
même manège ; mais sa mère ne tomba pas dans le piège. À
23 ans, Harpagon épousa Claire, la fille du voisin. C’était une
fille de 18 ans d’une grande naïveté. Depuis toujours, elle désirait
ce jeune homme en qui elle voyait toutes les qualités du monde. À
l’occasion du mariage, le père en profita pour céder son moulin à
scie à son fils. Depuis
longtemps, Harpagon désirait devenir très riche. Il avait caché ce
secret comme si c’était une pièce d’or. Il avait entendu parler de
Séraphin Poudrier, un homme d’une quarantaine d’années qui résidait
au rang Croche. Ce dernier faisait une fortune en achetant des terres à
de vils prix et en les revendant à de forts prix. Pendant la messe du
mariage, le jeune homme avait réfléchi à son avenir. « Je veux
devenir plus riche que Séraphin. Je ne veux pas déposséder les
pauvres pour m’enrichir comme le fait Séraphin. Je veux permettre aux
pauvres de s’enrichir en même temps que moi. » Un
bon jour, un cultivateur du nom d’Abraham se présenta chez lui.
« J’ai 40 beaux billots à vendre. Séraphin veut les avoir pour
annuler ma dette de 10 $ envers lui. Es-tu intéressé ? » Les
yeux d’Harpagon s’écarquillèrent. « Je t’offre 15 $. Plus,
je vais aller avec toi marcher ta terre. Je vais te conseiller sur la façon
de déboiser. Tu vas ainsi agrandir ton lot. Celui-ci va prendre plus de
valeur. Tu vas pouvoir augmenter ton troupeau de vaches et t’enrichir.
Séraphin ne fait qu’appauvrir le monde. Moi, je veux que les
cultivateurs deviennent plus prospères. Je le fais à une condition
toutefois. C’est que tu me promettes sur ton honneur de toujours me
vendre ton bois. » Abraham
reçut la proposition comme une bouffée d’air frais. « J’accepte,
dit-il. » Il alla voir Séraphin et lui remit les 10 $ empruntés.
« Où as-tu pris cet argent ?, de lâcher Séraphin d’une
voix caverneuse. » Abraham lui raconta l’entente intervenue.
L’avare fulminait. « Ce vilain Harpagon, dit-il, il va me le
payer. » Deux
jours plus tard, Harpagon se présenta chez Abraham, carton en main. Ils
prirent une demi-journée à arpenter la terre. Harpagon dessinait les
lots boisés. « Sur les lots les plus proches de la maison,
dit-il, tu peux couper des billots et te faire en plus du bois de
chauffage que tu pourras vendre au village. Je connais des journaliers
qui en ont besoin et je vais leur en parler. Quand tu auras débroussaillé,
je vais faire venir l’agronome de comté qui te conseillera sur les
semences à choisir pour que ce soit le plus payant possible pour toi.
Quant aux lots du fronteau, ne coupe que les plus gros billots. Ainsi,
tu pourras faire une rotation. » Abraham
était ébloui. Il avait bien entendu le curé Labelle parler de
colonisation ; mais jamais personne ne lui avait tenu des propos qui étaient
à sa mesure. Il promit à l’acheteur de bois de suivre ses conseils.
En partant, Harpagon lui dit : « Si jamais tu as besoin
d’argent, viens me voir. Je te ferai payer des intérêts inférieurs
à Séraphin. Cet homme est un voleur ; il ne pense qu’à son or. Moi,
je veux que les cultivateurs de cette paroisse s’enrichissent. » La
démarche effectuée par Harpagon se répandit dans la paroisse. Le curé
était enchanté. Même le curé Labelle vint le voir au moulin à scie
pour l’encourager à continuer. Plusieurs cultivateurs ne savaient même
pas que le Gouvernement avait engagé un agronome pour le comté. Harpagon
était fier. Il venait de mettre en place un mode d’opérations qui
attirerait plusieurs cultivateurs vers lui. Quand il raconta ses démarches
à sa bien-aimée Claire, celle-ci n’hésita pas à dire :
« Je savais que tu étais un génie. » Peu à peu, Harpagon augmenta le nombre de ses admirateurs. L’argent entrait dans ses coffres. De son côté, les affaires de Séraphin se détérioraient au plaisir du curé Labelle. Séraphin brigua les suffrages pour devenir maire. Il fut élu par acclamation. Un de ses premiers gestes au conseil municipal fut de passer un règlement interdisant à un cultivateur de vendre plus de 50 billots de 12 pieds par année. Les conseillers dissidents n’étaient pas assez nombreux pour défaire cette motion. Harpagon ne fut pas impressionné par ce règlement. Il disait à ses amis : « Si vous avez besoin de me vendre plus de 50 billots par année, je connais un truc pour contourner le règlement. » Séraphin
se rendit compte que son règlement ne produisait pas les effets escomptés.
Il décida de s’en prendre au rôle d’évaluation foncière. Il
nomma le père Ovide, son rapporteur officiel, pour apporter des
modifications au rôle. En réalité, cet homme n’avait pas
l’instruction nécessaire pour accomplir cette tâche. C’est donc Séraphin
qui fit tout le travail. On s’en doute bien. La valeur des propriétés
d’Harpagon et de ses supporteurs avait augmenté si bien que ceux-ci
devraient payer plus de taxes municipales.
Lors de la présentation du rapport au conseil municipal, une surprise
attendait Séraphin. Son beau-frère Alexis Labranche était de retour
d’exil. Sous l’instigation de celui-ci, une foule nombreuse se présenta
à l’assemblée. Alexis prit la parole se disant contre le nouveau
règlement et ajoutant que s’il était adopté, il en ferait vérifier les
détails à ses frais par un spécialiste de Saint-Jérôme. Cette assertion
eut l’heur de déstabiliser Séraphin, mais se voyant en train de caresser
son or dans le haut-côté de sa maison, il fit une sainte colère,
traitant Alexis de tous les noms. À un moment donné, l’assistance crut
que le maire reculerait dans son dessein inique. Il fit passer le
règlement. Harpagon
n’avait pas assisté à l’assemblée du conseil. Il avait pris
l’habitude d’ignorer le maire plutôt que de le confronter. Ses
affaires allaient de mieux en mieux. Les cultivateurs qu’il aidait,
selon ses propos, réussissaient maintenant à joindre les deux bouts,
grâce principalement aux bons conseils de l’agronome de comté.
Harpagon allait régulièrement à la banque de Saint-Jérôme pour
faire des dépôts. Il ne caressait pas son or comme Séraphin, mais
relisait sans cesse les entrées dans son carnet de banque. Il l’avait
même placé sous son oreiller et se réveillait la nuit pour faire des
plans destinés à s’enrichir encore plus. Il était tellement doué
pour la manipulation que les cultivateurs ne se rendaient pas compte
qu’il les exploitait. Quand
le rapport du spécialiste de Saint-Jérôme fut prêt, Alexis le confia
au forgeron, le père Chevron. Ce dernier fut stupéfait des conclusions
et accepta de le présenter à la prochaine assemblée du conseil. Séraphin
s’opposa au dépôt du document et reçut l’appui de la majorité
des conseillers municipaux. Son espoir de reprendre le terrain perdu
grandissait de jour en jour, étant certain que les taxes municipales
entraîneraient des faillites et que ses anciens emprunteurs lui
reviendraient. Le
rapport refusé par le Conseil était succinct : trois pages
seulement. Des noms, dont celui d’Harpagon, étaient soulignés en
rouge montrant par là un traitement injuste. Le père Chevron rapporta
le document à la forge et invita les paroissiens à venir le consulter.
Pendant une semaine, le forgeron fut continuellement dérangé par des
visiteurs. Il en était toutefois heureux. Le
curé Labelle fut informé des malversations du conseil municipal. Il se
rendit chez Séraphin et l’invectiva de sa voix tonitruante. Le maire
ne broncha pas. « Vous n’êtes pas le curé de Sainte-Adèle ;
vous ne viendrez pas dans ma maison me dire comment jouer mon rôle de
maire. » D’habitude,
le maire allait seul à la messe du dimanche. Il obligeait sa femme
Donalda à rester à la maison, car il craignait le feu et les voleurs.
À la messe, il faisait semblant de lire son gros missel en latin hérité
de son père. Il voulait donner l’image d’un chrétien exemplaire.
Ce dimanche-là, c’était la fête des dames de Sainte-Anne dont
Donalda était présidente. Elle le supplia de lui permettre de
l’accompagner. On était en plein été. Séraphin finit par céder. Alors
que le prêtre élevait la grande hostie et que les fidèles baissaient
la tête, une forte voix se fit entendre : « Il y a un feu
dans le rang croche. » D’un trait, l’église se vida. Séraphin
attela son cheval en vitesse et se précipita vers sa maison. Le feu
l’avait complètement détruite. Ses pièces d’or avaient fondu
comme neige au soleil.
On ne sut jamais qui avait mis le feu, mais plusieurs de la paroisse,
sans le dire, soupçonnaient Harpagon. Séraphin
fut momentanément accueilli par le quêteux de la paroisse dans sa misérable
mansarde. Il se retroussa les manches et recommença son manège. |
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# 764
13 août 2014 Un
homme humilié Après
son mariage, Joseph-Luc acheta la terre de son père au 8e
rang de Saint-Philippe-des-Sources. Avec ses six vaches, ses deux
chevaux, sa vingtaine de moutons, il se rendit vite compte qu’il
fallait trouver une autre source de revenus pour faire vivre sa famille.
Après cinq ans de mariage, il avait eu quatre enfants tous nés en
mars. La dernière, une fille, était décédée trois jours après sa
naissance. Chaque
année en octobre, Joseph-Luc partait pour les chantiers et revenait
chez lui en avril. Ses outils : une hache, une scie et une palette
de fer. Tout se faisait à la force des bras : pas de scie mécanique,
pas de tronçonneuse, pas de convoyeur. Le travail était dur ; il
fallait trimer 10 heures dans une forêt sauvage que l’humain
n’avait pas foulée depuis des millénaires. Ce
jour-là, au retour du travail, Joseph-Luc reçut une lettre de sa
bien-aimée. Comme d’habitude il demanda à son ami Césaire en qui il
avait totalement confiance de la lui lire. Après le souper, les deux
compères s’installèrent dans un coin de la salle à manger alors que
tous avaient quitté. Césaire commença la lecture ne se méfiant pas
que le cuisinier, en train de laver la vaisselle, tendait l’oreille. « Cher
Joseph-Luc,
J’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu ne le croiras sûrement pas,
mais je serai mère pour la cinquième fois. J’ai en moi un fils qui est
un vrai cadeau du ciel. Cette nuit, j’ai fait un rêve. Un ange m’est
apparu. Il m’a dit : - Myriam, tu as été choisie entre toutes les femmes
pour mettre au monde un sauveur. Il naîtra le 25 décembre. Tu
l’appelleras Christophe. Rend hommage au Dieu éternel pour t’avoir donné
ce cadeau du ciel. Va voir ta tante Anne. Elle connaît aussi la
nouvelle. Puis,
l’ange est disparu. J’entends encore ses ailes battre dans le
lointain. Il n’est aucun oiseau qui fait entendre des bruits si mélodieux. Quand je m’éveillai, j’étais bouleversée. J’étais convaincue que ce rêve était comme tous les autres. Je touchai mon ventre. Je ne puis rien discerner ; mais je me sentais particulièrement bizarre. Après la besogne du matin, je suis allée voir tante Anne. Elle était très impatiente. Lorsqu’elle me vit arriver, elle vint vers moi. Elle demanda à son mari Joachim de dételer le cheval et me dit : - « Ah ! ma petite Myriam. Je suis très heureuse. J’ai eu la nouvelle cette nuit. Un ange aux ailes roses m’est apparu en rêve. Je savais que tu ferais de grandes choses. Tu portes en toi le sauveur de l’humanité. Inutile
de te dire que j’étais encore plus bouleversée. J’ai pleuré à
chaudes larmes au moins une heure. De bonheur, de joie, de tristesse, de
peur, je ne sais pas. J’ai discuté longuement de cette histoire avec
tante Anne. Toi, Joseph, crois-tu que cette histoire est vraie ? Je
suis très anxieuse. Pour le reste, la petite famille va bien. Il ne
reste plus que trois vaches à vêler. La Brune de la Rousse a perdu son
veau pour la deuxième année. Écris-moi
vite. J’attends de tes nouvelles. De ta soumise Myriam. » Joseph-Luc
était abasourdi. Il sortit de la salle à manger la mine déconfite et
la larme à l’œil. Il s’étendit sur son lit. Dans le dortoir, étaient
assemblés une vingtaine d’hommes. Les uns jouaient aux cartes ;
d’autres se racontaient des histoires pas très catholiques. Une
dizaine de minutes plus tard, une voix forte se fit entendre. C’était
Jérémie, le petit ami du cuisinier : -
Aie ! Joseph-Luc. Tu as reçu une lettre de ta blonde ? Je n’aurais
jamais pensé qu’un jour tu pourrais être cocu à ce point. Un
tonnerre de rires, un vrai tintamarre, vint heurter de plein fouet
Joseph-Luc. Il se sentait fragile comme une feuille au vent. Il monta sa
couverture et se couvrit sans prendre le soin d’enlever ses vêtements.
Une larme tomba sur l’oreiller. Après
un sommeil agité, au beau milieu de la nuit, Joseph-Luc se leva. Il
ramassa ses guenilles et quitta précipitamment le dortoir. Le ciel était
étoilé et un léger vent se frayait à travers les arbres inquiets de
le voir dans cet état. Après avoir parcouru six milles à pied, notre
homme prit le train à destination de chez-lui. Il
était 10 heures de l’avant-midi quand il atteignit sa maison. Il
n’y avait personne. Joseph-Luc comprit tout de suite que son épouse
était chez tante Anne. Il partit à pied en courant. Il devenait de
plus en plus agité et fâché. Son teint avait rougi et il se sentait
exploser. Il
entra chez tante Anne sans frapper. Ne saluant personne, il se dirigea
vers son épouse. Il la prit par un bras et lui dit : « C’est
fini les folies. Viens-t-en chez nous. Tu m’as trompé. » Tante
Anne et son mari Joachim n’eurent pas le temps de dire un mot que le
couple était dehors. Ils étaient stupéfaits et craignaient pour la sécurité
de Myriam. Pas
un mot ne fut prononcé sur le chemin du retour. À la maison,
toutefois, Joseph-Luc lança : « Avec tes niaiseries, j’ai
fait rire de moi au camp. Le cuisinier a écouté la lecture de ta
lettre et en a informé les autres. Tu m’as trompé, c’est clair.
Penses-tu vraiment, une innocente comme toi, que tu portes un sauveur.
Je n’en veux pas de ton bâtard. Je ne veux plus que tu retournes chez
ta tante Anne. Désormais, je vais te garder à l’œil. » Myriam
pleurait à chaudes larmes. -
Arrête de brailler, continua Joseph-Luc, tu vas me dire avec quel homme
tu as couché. -
Je te jure sur la tête de mon enfant, reprit Myriam. -
Ne dis jamais ça devant moi. -
Je te jure que je n’ai fréquenté aucun homme. Quand je vais porter
la crème à la beurrerie, j’en profite pour faire des commissions et
je reviens tout de suite. Le dimanche, je visite seulement la parenté. -
Et le voisin, ce vieux garçon qui vient t’aider à faire le train ? Myriam
s’enfuit dans sa chambre sans rien ajouter. Joseph-Luc était
maintenant convaincu que ce voisin était la cause de tous ses maux. Ce
voisin s’appelait Narcisse. Il était au début de la trentaine et, même
s’il n’était pas encore marié, il était reconnu pour troller les femmes. Il vivait avec sa sœur sur la terre voisine de
Joseph-Luc. Quand ce dernier était aux chantiers, l’homme charmant
aidait Myriam à faire le train. Sûr
de lui, Joseph-Luc prit une hache dans le hangar et se dirigea vers la
maison voisine. La sœur de Narcisse lui ouvrit la porte. Sans plus de
préambule, Joseph-Luc lança : -
Où est Narcisse, ce sale chien ? -
Que se passe-t-il, lança la voisine prise de peur ? Tu es revenu des
chantiers plus à bonne heure que d’habitude ? -
Où est Narcisse ? -
Il est allé faire des commissions au village. -
J’ai affaire à lui. Tu lui diras de venir me voir. Joseph-Luc
retourna chez lui. Après le dîner alors que les enfants faisaient une
sieste, il dit à Myriam : -
Tu vas aller voir la sage-femme du rang et tu vas lui demander de te débarrasser
de cet enfant. Je n’en veux pas. Si tu refuses, oublie-moi ; je vais
me réfugier en ville. Tu pourrais caresser ton bâtard comme tu le
veux. -
La sage-femme n’a jamais fait ça, de reprendre Myriam. Tu sais ; l’Église
le défend sous peine d’excommunication. -
C’est à prendre ou à laisser et surtout ne va pas pleurer sous les
jupes de tante Anne. Si la sage-femme ne veut pas le faire, compte sur
moi, je vais le faire. En
disant cela, il lui donna un fort coup de poing dans l’abdomen. Myriam
tomba par terre. Il la releva et l’assit dans une chaise en la
frappant de nouveau. Sur ça, on cogna à la porte. C’était tante
Anne. Joseph-Luc ouvrit la porte et la referma de toutes ses forces sur
la visiteuse. Son mari accourut. Il la ramena à la voiture et se précipita
vers la maison. La porte était solidement verrouillée. Inquiet, le
couple retourna chez lui. En
larmoyant, Myriam dit : « Tu as raison, Joseph-Luc, c’est
une histoire insensée. Je vais aller chez la sage-femme pendant que tu
vas garder les enfants. » Elle s’habilla. Elle attela le cheval
et partit. Sur le chemin, se trouvait la maison de sa tante. Elle s’y
arrêta. Elle raconta comment son mari était d’une humeur massacrante
et décrivit les sévices qu’il lui avait fait subir. La tante et
l’oncle ne savaient pas quoi faire. -
Reste avec nous un bout de temps, finit par dire tante Anne, les choses
vont peut-être s’arranger. -
Et s’il s’en prenait aux enfants, reprit Myriam. Quand
le vieux garçon revint chez lui, sa sœur lui raconta la visite
qu’elle avait eue. -
Il se passe quelque chose de grave, lança-t-il. Il faut que j’aille
voir. Sa
sœur lui déconseilla. Il prit sa 22, la chargea et la camoufla dans sa
ceinture sous son manteau. Arrivé dans le tambour de la maison, il
entendit les enfants pleurer. Il craignit le pire. Toutefois, il vit la
hache dans un coin. Il la prit et cogna à la porte. Joseph-Luc vint
ouvrir. Il fut estomaqué de voir son aide-fermier la hache à la main.
Sans perdre un instant, Narcisse dit à Joseph-Luc : -
Pourquoi es-tu venu chez nous avec une hache ? As-tu perdu la tête ? -
C’est toi qui as couché avec ma femme, sale étalon. Tu mérites que
je te tue. En
disant cela, Joseph-Luc accompagna les enfants dans leur chambre. Il
revint avec un balai et fonça sur Narcisse. Ce dernier tenta de se défendre
; mais l’attaque était si subite qu’il eut un instant d’hésitation.
La hache s’envola dans les airs et passa à travers une fenêtre.
Entendant le bruit de vitres cassées, les enfants se mirent à pleurer. Narcisse
voulut amadouer cet homme en lui demandant des explications. Cela ne fit
que décupler sa rage. Il fonça à nouveau sur Narcisse. Pendant
l’altercation, un coup de feu partit et atteignit Joseph-Luc en plein
front. Il était mort. Devant les douleurs qui augmentaient chez Myriam, sa tante l’amena chez la sage-femme qui ne put que constater une fausse couche. Ce qui avait été un rêve venu du ciel s’était transformé en cauchemar. Narcisse fut inculpé de meurtre. Comme il invoqua la légitime défense, il fut relâché. Myriam et tante Anne ne parlèrent plus jamais de ce double rêve de malheur. |
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# 723
1 août 2014 Embrouilles
de frères Quand
Paul Rouillis était enfant, il passait des heures à regarder
travailler le forgeron du village. Il commença très jeune à y faire
de menus travaux. À 25 ans, soutenu par son père, un cultivateur à
l’aise, il acheta la forge à tempérament. Paul
Rouillis se maria avec Elmire Souchon. Trois enfants naquirent à un an
de différence et à la même date, soit le 13 juin. Le premier fut
appelé Paul-Sénior, le deuxième Paul-Midi et le troisième
Paul-Junior. Tout était prétexte pour que la chicane naisse et
s’amplifie entre les frères. Sénior voulait conserver son privilège
d’ancienneté en tout temps. Midi qui avait peu d’ambitions
cherchait à exploiter les faiblesses de ses deux frères. Junior, chez
qui subsistait un complexe d’infériorité dû à son statut de cadet,
cherchait par tous les moyens à prendre sa place et même à dépasser
ses frères. À
l’école, soit au couvent du village, Sénior et Midi ne réussissaient
pas. Ils bâclaient leurs devoirs et apprenaient rarement leurs leçons.
En classe, ils passaient pas mal de temps dans le coin de la retenue,
sinon ils se voyaient gratifier de coups de règles par les religieuses
qui leur enseignaient. Quand Junior voyait leurs piètres résultats
scolaires, il en était heureux. Il se disait qu’il irait plus loin
qu’eux. Cela le motivait a étudié davantage. Le succès suivait. À
la maison, quand c’était à son tour de rentrer le bois, Midi
trouvait toute sorte de prétexte pour s’en exempter. Pour conserver
son prestige d’aîné, Sénior le remplaçait parfois en échange de
menus articles. Junior le faisait sans rien demander. Les parents
voyaient grandir les deux plus vieux dans le désordre. Ils étaient
enclins à apprécier davantage Junior pour sa conduite exemplaire. En
septième année, Sénior abandonna l’école au milieu de l’année
scolaire. Il avait 14 ans. Son père l’amenait avec lui à la forge
pour lui montrer les rudiments du métier. Le jeune garçon aimait voir
son père mettre les fers dans le feu pour pouvoir les redresser. Il
adorait le voir clouer les fers aux sabots du cheval. Sénior se vouait
avec acharnement à ce travail d’aide-forgeron. Son père voyait en
lui une autre personne. Persévérance et minutie étaient ses
principales qualités Quand
Midi vit son frère quitter ses études, il voulut faire de même. Ses
parents s’y opposèrent. Il avait répété sa quatrième année.
Depuis ce temps, il était dans la même classe que Junior et réussissait
moins bien que lui. C’était une humiliation quand les bulletins
mensuels sortaient et qu’il était un des derniers. Il devenait de
plus en plus agressif envers son jeune frère. Ses parents excédés
finirent par accéder à sa demande. Il ne voulut pas aller travailler
à la forge. Il disait qu’il voulait se reposer. Junior
obtint son diplôme du primaire avec grande distinction. Il demanda de
poursuivre ses études en comptabilité. Ses parents l’inscrivirent à
l’École de commerce de la ville voisine. Encore là, il connut de
grands succès. À n’en point douter, la comptabilité était sa
hache. Quand il sortit de cette école, diplôme en poche, il fut engagé
comme commis à la Caisse populaire du village. C’était, pour lui,
toute une revanche sur ce que ses frères lui avaient fait subir pendant
ses années d’enfance. Pendant
tout ce temps, Midi vivotait. De temps à autre, il était engagé par
des cultivateurs pour les travaux des champs. Son insouciance et son
manque flagrant de responsabilité faisaient en sorte qu’il était
rapidement congédié. Il décida alors de cultiver du tabac dans le
jardin de sa mère. Il prenait un soin jaloux de ses plants qu’il
avait placés dans un coin ensoleillé du jardin tout près du hangar du
voisin. Sa mère en était heureuse. Avant de semer les radis et les
navets, elle répandait de la poussière de tabac dans les rangs afin de
faire mourir les vers. Elle en saupoudrait aussi les concombres et les
citrouilles pour les débarrasser des pucerons. Six
semaines après la semence, Midi recueillait les feuilles de tabac, les
faisait sécher et les réduisait en mille miettes. Le tabac le plus fin
servait pour rouler les cigarettes. Le reste servait pour les pipes ou
encore pour ceux qui chiquaient ou prisaient le tabac. Il prit
l’habitude d’aller écouler ses produits à la buvette du village.
Au début, il ne faisait que passer. Peu à peu, il prit goût aux
effets de la bière. Il passait alors une partie de ses soirées à
boire. Dans
ses nombreux temps libres, Midi prit l’habitude d’aller visiter la
forge de son père. Ce dernier y voyait un signe d’intérêt pour son
métier. À l’occasion, Midi y rencontrait ses compères de la veille
avec qui il pouvait continuer les conversations entreprises à la
buvette. À
chaque vente ou à chaque service, le père Paul ou son fils Sénior
notaient les transactions dans un cahier. On pouvait y lire : ferré
un cheval, 50 sous, vendu deux fers, 20 sous, réparé un attelage, 10
sous, réparé la ferrure de deux roues, 20 sous, etc. Un jour, en
faisant ses comptes à la fin de la journée, le père Paul se rendit
compte qu’il manquait 2 dollars et 25 dans la caisse. Il demanda à
son fils Sénior s’il n’avait pas fait d’erreurs. Ce dernier vérifia
les entrées et constata le même manque. Sénior
soupçonna tout de suite son frère Midi de venir piger dans la caisse ;
mais il n’avait pas de preuves. À la dérobée de son père, il
interdit quand même l’accès de la forge à son frère :
« Je ne veux plus te voir la face dans la forge, lui dit-il. »
Midi cessa d’aller à la forge quand son frère était là. Toutefois,
quand Sénior allait livrer des effets aux cultivateurs, Midi
s’empressait d’y revenir. Le
père se rendit compte que l’argent disparaissait à chaque fois que
Midi venait à la forge. Il n’osait pas lui en parler. Mise au
courant, sa femme interpella le fils et l’accusa de ces larcins. Midi
nia tout et cessa de voler. Il se rendait quand même à la forge, sans
rien prendre. La confiance reprit entre le père et le fils. Pendant
ce temps, Junior se consacrait avec bonheur à sa tâche de commis à la
Caisse Populaire. Il s’impliquait de plus en plus dans les
associations de la paroisse. Un jour, l’aumônier diocésain du Cercle
Lacordaire vint faire le sermon. Il prêcha, comme il se doit, la tempérance.
Il parla de son nouveau mouvement qui prônait l’abstinence totale. Il
convoqua les paroissiens volontaires à une rencontre à la sacristie
après la messe. Une dizaine de personnes s’y rendirent dont Junior.
Ils se mirent d’accord pour implanter cette association dans la
paroisse. Junior fut nommé président. Le
mouvement prit du temps à s’implanter. La majorité des membres
furent des femmes. Les quelques hommes qui osèrent s’inscrire étaient
entraînés, pour ne pas dire traînés, par leur femme. Les hommes se
disaient : « Pourquoi payer un dollar pour être membre ?
C’est du gaspillage. » Plusieurs faisaient leur propre bagosse
et ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas se détendre à
l’occasion en buvant un petit verre. » Midi
n’entra pas dans le mouvement. Il alla même jusqu’à invectiver son
frère l’accusant de se mêler des affaires des autres. « Si tu
ne veux pas boire, lui dit-il, c’est ton affaire. Ce n’est pas toi
qui va m’empêcher de prendre un verre de temps en temps. » On
discuta longuement de ce nouveau mouvement dans la paroisse. Les habitués
de la buvette craignaient que, sur la pression populaire, l’établissement
soit amené à fermer ses portes. Midi
recommença son manège à la forge. Cette fois-ci, le père lui
interdit d’y mettre les pieds. Quand le fils avait écoulé la totalité
de son tabac, son porte-monnaie était à sec. Les poteaux de la
buvette, ceux qui y allaient régulièrement, manquaient aussi
d’argent. La bière se vendait deux verres pour 15 sous. Au rythme où
ils buvaient, ils flambaient rapidement un dollar. Ils concoctèrent un
stratagème pour se faire un peu d’argent. Ils décidèrent de faire
des tirages moitié-moitié. Ils passaient par les maisons pour vendre
des billets : deux billets pour cinq sous et cinq pour 10 sous. La
plupart des femmes répugnaient à donner de l’argent à cette bande
de buveurs. Au Cercle Lacordaire, le mot d’ordre avait été donné
par le président : « N’achetez pas de billet. » Le
conseil des buveurs décida alors de s’adresser aux hommes. Quand les
employés des scieries recevaient leur paie en fin de semaine, il y
avait toujours un collecteur à la sortie du travail. Comme la paie se
faisait en argent, les hommes étaient tentés de risquer un petit 10
sous. De même, à la fin de chaque mois, les cultivateurs recevaient
leur paie de beurrerie, aussi en argent. C’était un moment favorable
pour la vente. Au
premier tirage, le comité des buveurs fit le décompte honnêtement et
remit les gains selon la proportion annoncée. Peu à peu, les gagnants
étaient des prête-noms qui recevaient un très petit montant et qui déclaraient
un montant beaucoup plus élevé. Le
curé reçut des plaintes à ce sujet. Au prône de la messe d’un
dimanche, il interdit formellement d’acheter ces billets sous peine de
péché mortel. Il menaça de faire fermer la buvette. Le patron de cet
établissement, pris de court, fit cesser les activités du groupe. Midi
menaça de s’en prendre à ses deux frères : Sénior qui avait
adhéré au Cercle Lacordaire et Junior pour être l’instigateur du
mouvement qui faisait des pressions pour entraver ses plaisirs à la
buvette. Le forgeron et sa femme marchaient sur des œufs. Les
jours passèrent. Midi ne décolérait pas à l’endroit de ses frères.
Une bonne nuit, les villageois furent réveillés par deux petits feux,
l’un devant la forge du père Paul et l’autre devant la Caisse
Populaire. Les paroissiens étaient en émoi. Ils comprirent tout de
suite qu’il s’agissait d’avertissements. Le maire fit enquête.
Midi fut interrogé. Il avait un solide alibi puisqu’il était chez
ses parents quand cela s’est produit. Il n’avait pas participé aux
méfaits ; mais il en avait été l’instigateur. Quelques nuits plus tard, un feu fut allumé devant la buvette. Comme les affaires périclitaient depuis la mise sur pied du Cercle Lacordaire, le patron décida de fermer ses portes. Par ailleurs, Midi, se sentant de plus en plus persona non grata dans la paroisse, fit ses valises et alla se réfugier ailleurs au Québec. Sa famille perdit sa trace. |
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# 681
18 juillet 2014 Un drôle de fils Depuis
que Léon avait acheté une pouliche de trois ans, il ne cessait de la
dorloter. Il lui avait même
mis son anneau de fiançailles à une oreille. Le soir après le souper,
il la flattait et l’étrillait. Quand la température le permettait,
il l’attelait sur son boghei et lui faisait faire une course de deux
ou trois milles. La Grise, c’est ainsi qu’il l’appelait, se
faisait belle au plus grand plaisir de son propriétaire. Il la
nourrissait abondamment à l’avoine préférant lui acheter ces grains
au lieu du gruau à ses enfants. Chaque
dimanche, après la messe, Léon rejoignait la Grise dans l’écurie de
la Fabrique et prenait son temps pour l’atteler afin de permettre aux
autres cultivateurs de son rang de quitter avant lui. Quand toutes les
voitures avaient pris la route, il fouettait la Grise pour qu’elle
parte à toute épouvante. Même si un mandement de l’évêque
interdisait les courses dans un rayon d’un mille de l’église, le
maquignon entreprenait de dépasser les autres voitures. À chaque fois
qu’il réussissait, il faisait le décompte. Parfois, il continuait
son chemin au-delà de son domicile pour battre son record. Sa
femme Joséphine n’aimait pas ces compétitions. Elle avait peur
d’un accident. Plus d’une fois, elle avait menacé Léon de
s’abstenir d’aller à la messe s’il ne cessait pas ces dérèglements.
Dans la paroisse, on l’appelait Tête folle. On soulignait à grands
traits son aveuglement pour sa Grise et son orgueil déplacé. Pour sa
part, le curé, de temps à autre, se permettait de mettre en garde ses
ouailles. « Un jour, disait-il, il arrivera un accident. Il
sera trop tard. » Son
aîné Majorique admirait de façon inconditionnelle son père. Il
aimait son caractère combattif et son ambition d’être le meilleur.
Il obtint son certificat de septième année avec une moyenne de 62 %.
Il s’inscrivit au couvent du village pour y faire sa huitième année.
Ses résultats scolaires étaient pitoyables. Au milieu de l’année,
il abandonna prétextant que la religieuse enseignante était incompétente
et qu’elle ne connaissait pas sa matière. Il disait à qui voulait
l’entendre : « L’école n’est plus nécessaire pour
moi. J’en sais plus que la maîtresse. » À l’image de son père,
Majorique croyait fermement qu’il était le meilleur en tout. Il se
vantait d’être le plus instruit de la paroisse. « Je suis un
bel homme, se disait-il. Je n’aurai qu’à lever le petit doigt pour
conquérir la femme que je veux. » Depuis
son abandon de l’école, Majorique travaillait sur la ferme de son père.
Il recevait cinq dollars par mois. Il avait le droit de prendre la Grise
pour aller veiller là où il voulait dans la paroisse. Il flirtait les
filles qui le trouvaient agréable de compagnie, mais qui étaient réticentes
à s’en amouracher à cause de son air fendant et de ses propos désagréables,
en particulier quand il racontait des histoires de sexe. Il portait
toujours une cravate multicolore et ne se gênait pas pour dire que, même
lors du train, il s’attifait ainsi. « Un homme comme moi,
disait-il, doit garder sa dignité partout, même lorsqu’il gratte le
fumier des vaches. » Maintenant
âgé de 19 ans, Majorique jeta son dévolu sur Ernestine, une jeune
fille de 17 ans qui en était à sa première année d’enseignement à
l’école du rang 4. Celle-ci n’avait pas l’intention de
s’embrigader dans une union trop précoce, sachant que sa mère s’était
mariée à 18 ans et qu’elle avait maintenant 12 enfants. Un
bon soir, alors qu’Ernestine inscrivait dans le journal de classe les
notions qu’elle enseignerait le lendemain, elle vit arriver un jeune
homme bien vêtu dans un boghei tiré par un cheval gris. Malgré son
chapeau calé jusqu’aux oreilles, elle finit par le reconnaître.
« Mais que vient-il faire ici, se dit-elle ? » Sa première
idée fut de ne pas le laisser entrer. Poussée par la curiosité, elle
lui ouvrit la porte. « Bonsoir, ma jolie, dit-il, j’étais à la
recherche de la plus belle fille de la paroisse. Enfin je l’ai trouvée. » Il
n’en fallait pas plus pour faire chavirer le cœur de la jeune fille.
Se souvenant de l’article du règlement qui stipulait qu’aucun jeune
homme ne devait visiter une institutrice dans sa classe le soir, elle se
ressaisit et se mit à regretter de l’avoir laissé entrer. Elle lui
dit : -
Majorique, je ne peux pas te recevoir. Je risque de perdre mon
emploi. J’aimerais ça que tu quittes l’école. -
Crois-tu vraiment que je vais partir, rétorqua-t-il ? Tu refuserais de
recevoir le meilleur parti de la paroisse. Après
un moment d’hésitation, il continua. -
Tu as raison. Je ne resterai pas plus longtemps. Avant de partir, je
veux te dire que j’ai rêvé à toi la nuit dernière. J’étais un
prince et tu étais une princesse. Tu me disais comment tu étais
heureuse de me voir. Je reviendrai. Pendant
les semaines suivantes, Majorique venait cogner à la porte de l’école.
Quand Ernestine le voyait s’approcher, elle éteignait sa lampe à
l’huile et se réfugiait dans sa chambre à coucher. Elle finit par se
tanner de cette insistance. Elle en fit part au commissaire d’école
qui, de sa maison, avait observé le manège. Majorique fut mis au
courant de cette intervention et s’exclama : « Je n’ai
pas dit mon dernier mot. » Le
temps passant, Ernestine sentait monter en elle un courant d’amour
envers ce jeune homme qui avait tellement de bons mots à son endroit.
Lorsqu’elle sortit de l’église, quelques dimanches plus tard,
l’homme à la cravate l’attendait et l’aborda. -
Bonjour, ma jolie. Que dirais-tu si j’allais veiller chez tes parents
samedi prochain ? Rassurée
par l’approche douce de Majorique, elle acquiesça. L’histoire
d’amour se prolongea pendant des semaines. Ernestine désirait de plus
en plus ce jeune homme. C’est toutefois son côté vantard qui la
faisait hésiter. Ses parents qui voyaient se refermer le piège sur
elle étaient en total désaccord avec ces fréquentations. Sa mère
surtout lui disait : -
Ce n’est pas un homme pour toi. Actuellement, il fait l’fin. Tu vas
voir, s’il te marie, il va continuer à courailler. Tu sais que les
gens de la paroisse, à part sa parenté, n’aiment pas cette famille. Plus
le temps avançait, plus Ernestine était tiraillée entre l’amour qui
croissait en elle et la crainte de marier un beau parleur. Elle savait,
par ailleurs, que sa carrière d’institutrice prendrait fin à ce
moment. C’était une règle édictée par le département de l’Instruction
publique. Quand Ernestine discutait de son amoureux avec sa mère, elle
en faisait ressortir ses beaux côtés. Elle était certaine
qu’une fois mariée elle pourrait endiguer cette soif de bien paraître. Au
grand dam de ses parents, l’institutrice se fiança avec Majorique. Ce
fut une journée heureuse pour les deux tourtereaux. Maintenant qu’Ernestine
avait la bague au doigt, le comportement de Majorique se relâcha. Il
laissait plus paraître son côté mesquin et oublieux des autres. La mère
observait une dégradation dans leur relation. La jeune fille ne cessait
de rétorquer : -
J’ai accepté de me fiancer. J’irai jusqu’au bout. Il n’est pas
question de reculer. Que diraient les gens de la paroisse et les parents
de mes élèves ? Il
semble bien que le sillon vers le mariage était tracé. Chaque samedi
soir, Majorique venait veiller chez sa dulcinée et lui faisait part de
nombreux projets qu’il avait pour lui. Rarement, il parlait de projets
pour le couple. Malgré cet accroc, Ernestine continuait à valoriser
son cavalier. Un jour, il lui avait dit : « Je ne sais pas si
tu mérites de m’avoir comme prétendant, mais je sais que je mérite
d’être ton prétendant. » Un
bon dimanche, le curé de la paroisse fit un sermon sur le mariage. « Vous
savez, mes très chers Frères, que le mariage est une institution
divine. Nul ne peut s’y en approcher s’il n’a pas l’intention de
faire vivre décemment son épouse et d’élever des enfants. Selon la
tradition, le mariage est précédé de fiançailles. Peut-on croire
qu’un jeune homme, même étant fiancé, puisse fréquenter une autre
fille ? C’est ce qui arrive actuellement dans la paroisse. Le Christ
qui a élevé l’union des époux à un sacrement n’a jamais toléré
que le cœur de l’un d’eux soit partagé par une autre. » Chez
plusieurs, ce n’était pas une surprise. Des rumeurs circulaient déjà
à propos d’un jeune homme qui allait souvent veiller chez une veuve
de 25 ans. Ces rumeurs touchaient Majorique. Évidemment, la famille
d’Ernestine n’avait pas été mise au courant. Le curé continua :
« Ce jeune homme devra cesser ces fréquentations malsaines, sinon
le mariage lui sera interdit. » Entendant
ces paroles, Ernestine fit le décompte des fiancés de la paroisse. Il
y avait cinq ou six couples. Elle craignit que ce soit son beau
Majorique qui s’était épivardé. Elle ne voulait pas le croire. Elle
se souvenait des paroles de son fiancé : « Tu vas voir, ma
jolie. Je suis un homme fidèle. Même si je vois de la beauté en
d’autres femmes, c’est toi qui est la plus belle. » Il
restait trois mois avant le mariage. Ernestine n’avait jamais pensé
être un jour au centre des préoccupations des gens de la paroisse. Les
rumeurs allaient dans tous les sens. Il est probable que la pouliche
grise de Léon avait le don d’ubiquité parce qu’elle avait été
vue le même soir dans des endroits différents de la paroisse. Depuis
le sermon du curé, elle était surveillée. En particulier, on ne la
voyait plus tapie derrière la demeure de la jeune veuve. Ernestine
interrogea son fiancé qui jura sur la tête de la pouliche qu’il
n’avait jamais fréquenté une autre fille. Il réitéra sa promesse
de fidélité et d’amour éternel. L’institutrice le croyait sincère.
Toutefois, elle n’était pas totalement satisfaite de ses réponses.
Sa vantardise commença peu à peu à l’agacer. Mais elle ne bronchait
pas dans sa décision. La
nuit avant le mariage, Ernestine eut un songe. C’est le curé de la
paroisse qui lui apparaissait. Il lui lança : « Tu n’as
qu’un mot à dire : NON. » et il disparut. Au matin,
ressassant son rêve, Ernestine se souvint des paroles de sa mère qui
craignait que ce mariage soit le début de nombreuses épreuves. Elle ne
bronchait pas dans sa décision. « J’irai jusqu’au bout, se
disait-elle. Je vais montrer à ces gens qu’ils ont tort. » Pendant
la messe du mariage, on sentait une certaine nervosité dans l’église,
surtout du côté de la famille de la nouvelle mariée. Le curé
d’habitude si sûr de ses gestes n’arrivait pas à suivre le rythme
normal de la cérémonie. Flanqués
de leur témoin, les deux fiancés attendaient avec anxiété que le curé
s’approche d’eux pour bénir le mariage. À la question posée « Acceptez-vous
de prendre Ernestine comme légitime épouse ? » Majorique répondit
fièrement OUI. Quand Ernestine fut interrogée, elle hésita … et répondit
NON. Une salve d’applaudissements tonna dans l’église. Seule la famille du futur marié s’abstint. Normalement, le curé aurait dû intervenir rapidement pour faire cesser ces gestes sacrilèges, mais la surprise lui fit perdre la voix. En lui-même, il n’était pas fâché de la tournure des événements. Il éleva une main et le brouhaha cessa. C’était la première fois en 42 ans d’histoire que l’église était le théâtre d’une telle indiscipline. |
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# 642
5 juillet 2014 Une
femme autonome Adélia
était la fille aînée de la famille. Son père, un cultivateur moyen,
avait de la difficulté à rejoindre les deux bouts. Avec huit enfants
de 1 à 13 ans, il devait s’expatrier dans les chantiers trois mois
par année pour faire vivre convenablement sa famille. La mère était
souvent dépressive surtout après ses accouchements. Adélia
n’hésitait pas à aider sa mère à la maison et même son père dans
le temps des récoltes. Elle était maintenant en septième année et
ses résultats scolaires étaient excellents. Elle ne voulait pas suivre
les traces de sa mère. « Torcher des enfants toute ma vie, se
disait-elle, pas pour moi. » Elle pensa d’abord faire une secrétaire,
mais sa mère s’y opposa parce qu’elle avait en tête l’image
d’une jeune fille assise sur les genoux d’un patron. Elle
voulut alors être institutrice. Sa mère était d’accord. Toutefois,
son père refusait ce choix. « Se faire instruire pour une fille,
disait-il, c’est du temps perdu. Tu vas enseigner un an ou deux. Tu
vas trouver un mari. Puis, tu vas rester à la maison pour servir ton
mari et élever tes enfants. » Adélia
ne voulait pas laisser passer son rêve. Au milieu de la septième année,
elle annonça à sa mère qu’elle voulait s’inscrire en huitième,
l’année suivante. « J’en ai parlé à tante Rosalie,
dit-elle. Elle est prête à m’héberger pour faire ma huitième et ma
neuvième au village. » La mère était au désespoir. Non
seulement elle perdait les précieux services de sa fille, mais encore
elle devrait payer une pension à sa belle-sœur. Une entente fut
conclue. La mère verserait le montant de l’allocation familiale que
le Gouvernement lui octroyait pour sa fille. Au
début, Adélia eut de la difficulté à s’adapter à son nouvel
environnement. Les jeunes filles du village la regardaient de haut et
n’hésitaient pas à la traiter de paysanne. En même temps,
l’instruction reçue à l’école du rang ne l’avait pas préparée
à des études postérieures. Cet enseignement laissait à désirer vu
que des jeunes filles non diplômées avaient été engagées et
qu’elles avaient sept degrés dans la même classe. Devant
ces difficultés, Adélia ne recula pas. Au contraire, elle se mit à
l’étude avec plus d’ardeur. Peu à peu, ses notes augmentèrent.
Elle termina sa neuvième année en étant la deuxième de la classe.
D’ailleurs, devant ses succès, les autres jeunes filles cessèrent de
la harceler. Quand
elle voulut s’inscrire à l’École Normale, son père lui signifia
qu’il n’avait aucun sou pour payer sa pension et sa scolarité. Elle
se tourna encore une fois vers sa tante. Son mari gagnait un assez bon
salaire en travaillant comme contremaître dans une boutique de
fabrication de châssis. « Si vous me prêtez l’argent dont
j’ai besoin pour étudier, disait-elle à sa tante, je vous le rendrai
dès ma première année d’enseignement. » L’entente fut
conclue. Au
bout de deux ans d’École normale, Adélia reçut son brevet C avec
grande distinction. Lors de la remise des diplômes où la famille
assistait, elle reçut en prix une dizaine de livres. Ses parents étaient
fiers ; mais le père continuait à penser qu’une fille, c’était
fait pour la maison. Adélia
fut engagée comme institutrice dans la même école qu’elle avait fréquentée.
On lui versait un salaire de 800 $ par année. Elle paya les dettes
qu’elle avait contractées envers sa tante et versa une pension de 5 $
par semaine à ses parents. Toutefois, l’amour n’était pas loin.
Lors de sa deuxième année d’enseignement, alors qu’elle n’avait
que 18 ans, elle rencontra un charmant jeune homme qu’elle avait connu
à l’école du village. Il s’appelait Élias et venait de terminer
ses études en plomberie. Ayant
eu vent de l’affaire, son père ne cessait de lui dire : « C’est
un bon parti. Ne manque pas ton coup. Sait-on si quelqu’un d’autres
voudra marier une maîtresse d’école ? » Pendant ce temps, Adélia
ne réussissait pas à prendre une décision. « Si je me marie, se
disait-elle, je dois abandonner mon poste d’institutrice et rester à
la maison. Si je le laisse tomber, je n’aurai peut-être pas la chance
d’épouser un autre gars de métier. » Elle se voyait mal faire
sa vie avec un cultivateur étant donné toutes les tâches que cela
comporte. Elle savait très bien ce qu’était la vie d’une femme sur
une ferme. L’idylle
amoureuse ne s’essoufflait pas. Adélia se sentait de plus en plus
entraîner dans un gouffre. « Je suis en train de tomber dans le même
piège que ma mère, se disait-elle. Moi qui rêvais d’autonomie. »
Elle alla voir le commissaire d’écoles pour qu’elle puisse
conserver son poste dans l’éventualité d’un mariage. La réponse
fut cinglante : -
Non. Selon la loi de l’Instruction publique, une femme mariée n’a
plus le droit d’enseigner. Elle doit se consacrer à sa famille. -
Vous savez bien, reprit-elle, qu’il n’y a aucune fille diplômée
dans la paroisse pour me remplacer. -
La loi, c’est la loi. Mon grand-père qui avait étudié le latin
pendant deux ans disait : « Lex dura sed lex. » La
loi est dure, mais c’est la loi. Finalement,
elle accepta d’épouser Élias. Le mariage eut lieu à la fin de sa
troisième année d’enseignement. Le père rigolait : « Je
l’avais bien dit que c’était une perte de temps de te faire
instruire. Il te faut maintenant retourner aux chaudrons. » Adélia
d’habitude si douce fulminait quand elle entendait de tels propos de
la part de son père. Elle n’osait pas riposter. Après
le mariage à la mi-juillet, Adélia emménagea avec son nouveau mari
dans une maison que celui-ci avait construit au village. Septembre
arriva. Le commissaire d’écoles n’ayant pas trouvé de remplaçante,
Adélia proposa ses services. Mais la réponse fut la même. Le poste
fut comblé par une jeune fille de 16 ans qui venait de terminer sa
neuvième année au village. En
novembre, la préposée au rayon de lingerie du magasin général fut
atteinte de tuberculose. Adélia y vit une occasion de travailler à
l’extérieur de la maison. Elle fut engagée de façon temporaire.
Elle était heureuse de pouvoir s’émanciper dans cette nouvelle tâche.
Élias qui n’acceptait pas les préjugés de ses parents envers le
travail des femmes y voyait une belle occasion de se distancer d’eux.
« Si ma femme est heureuse, se disait-il, c’est un plus pour
moi. Pourquoi voudrais-je qu’elle soit malheureuse à la maison ? » En
février, Adélia tomba enceinte. La nouvelle se répandit dans la
paroisse. Le propriétaire du magasin lui signifia qu’elle était congédiée.
« Personne dans la paroisse, lui dit-il, ne voudra être servi par
une femme qui porte un bébé. Je connais mes clients. Ce sont
principalement les femmes qui sont de cet avis. Tu sais comme moi que ce
sont elles qui achètent dans le rayon de lingerie. » Adélia
retourna chez elle, le cœur en miettes. « Je ne pourrai jamais
assumer mon autonomie, se disait-elle. Mon rêve s’est évanoui. Dans
quelle société vit-on ? » Il lui revenait en tête
l’expression de son père « femme aux chaudrons ». Adélia
fut remplacée au magasin par une célibataire qui était la cousine du
propriétaire. Adélia
se voyait mal se tourner les pouces à la maison. Avec ses amies, elle
mit sur pied un comité visant à l’entretien et à l’embellissement
des croix de chemin. Elle répertoria toutes les croix de la paroisse et
le comité publia un dépliant faisant l’historique de ces joyaux du
patrimoine. Une campagne de financement fut mise sur pied par le comité.
L’argent fut versé pour restaurer les croix qui, avec le temps, se détérioraient.
Bien plus, Adélia présida à la construction de nouvelles croix dans
les rangs. Le curé était ravi et ne cessait de vanter son implication.
Les actions du comité firent en sorte de redonner aux paroissiens une
fierté envers cet héritage de leurs ancêtres. La
jeune femme mit au monde un poupon en bonne santé et se consacra à ses
soins. Elle se sentait utile, mais ne mettait pas de côté son rêve de
devenir autonome un jour. Elle eut un deuxième et un troisième enfant.
Puis, elle décida, avec l’accord de son mari, qu’elle n’aurait
pas d’autres enfants. Quand le curé apprit cela, il se précipita
chez elle pour lui dire qu’elle n’avait pas le droit d’agir ainsi
surtout de la part d’une ancienne maîtresse d’école. Devant son
mari médusé, elle riposta d’une voix sévère : -
Monsieur le curé, je ne vais pas chez vous pour vous dire quoi faire.
Vous ne viendrez pas dans ma maison pour me donner des ordres. Vous
savez où est la porte. Le
curé n’insista pas et, déboussolé, il quitta. Adélia cessa
d’aller à l’église. Son mari continuait à assister aux offices
religieux avec les enfants. Dans la paroisse, les gens étaient consternés.
C’était la première fois qu’une femme faisait faux bond à l’église.
Ils avaient déjà vu des hommes agir ainsi à la suite de démêlés
avec le prêtre, mais jamais une femme. « C’est un scandale, se
disaient-ils. Quelle éducation religieuse ces pauvres enfants vont-ils
recevoir ? Comment une personne instruite peut-elle agir ainsi ? » Peu
de temps après, son mari ouvrit une quincaillerie au centre du village.
Adélia devint la gérante pendant qu’Élias continuait à installer
et à réparer les systèmes de plomberie et de chauffage. Sous
l’impulsion d’Adélia, l’entreprise devint vite prospère. Les
enfants grandissaient. Quand un nouveau curé fut nommé, Adélia
recommença à assister aux offices religieux : ce qui amena de
nouveaux clients à son magasin. La
commission scolaire de la paroisse avait toujours beaucoup de difficultés
à combler les postes d’institutrice. Un jour, le commissaire du rang
3 se présenta au magasin et lui dit : -
Je suis à la recherche d’une institutrice. Êtes-vous intéressée ? -
Est-ce une blague, de répondre la femme de 45 ans ? Vous le savez comme
moi. Je suis une femme mariée. -
Ce n’est pas pareil. Vous avez terminé d’élever vos enfants. Un
éclair de joie perça dans les yeux d’Adélia. Elle avait été
pendant longtemps si loin de son rêve. Avec l’argent qu’elle avait
gagné comme gérante du magasin, elle s’acheta une automobile et elle
fut institutrice jusqu’à sa retraite. |
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# 621
28 juin 2014 Grand-père
enquête On
était au matin du 14 juillet 1935. Cléophas engloutissait ses trois œufs
avec des grillades de lard. Les enfants mangeaient leur bol de gruau et
leur tranche de pain tartinée à la graisse de rot. Alma, la mère, se
contentait de yaourt qu’elle avait fait fermenter dans l’armoire de
cuisine. Selon
son habitude, Alma interrogea son mari pour voir ce qu’il prévoyait
faire au cours de l’avant-midi. Comme la température était maussade
et qu’il ne pouvait pas ramasser son foin, il annonça qu’il se
rendrait sur le haut de sa terre pour réparer sa clôture. Quand
Bruno, 7 ans, et Hermel, 6 ans, entendirent cela, ils demandèrent à
leur père de les amener avec lui. Le père qui profitait de l’éloignement
de la maison pour prendre un coup de bagosse refusa. Sa femme aussi était
d’accord. Mais devant l’insistance des deux enfants, Cléophas
accepta. Alma dit alors : « Ne les laisse pas sans
surveillance. Il y a des ours qui rôdent dans ce secteur, quand ce ne
sont pas des coyotes. » Le
père remplit son tombereau de pieux et de piquets. Il attela son
cheval. Les deux enfants montèrent sur la charge et se taillèrent
chacun une petite place. Ils étaient tout heureux de faire cette
randonnée matinale même si le ciel s’assombrissait de nuages. Rendu
au fronteau de la terre, le père attacha son cheval à un arbre et
commença à décharger. Les enfants le regardaient faire. Cléophas
prit sa masse et commença à consolider les piquets qui étaient encore
en bon état. Les enfants couraient dans le champ en se donnant des
poussées. Soudain, Bruno trouva un rond de fraises. Ils mangèrent ces
bons petits fruits rouges et juteux. Quand le rond fut délesté, ils
demandèrent à leur père s’ils pouvaient aller voir leur grand-père
qui demeurait dans le rang voisin. Il y avait d’ailleurs un sentier
qui aboutissait chez l’aïeul. Cléophas
ne pensant qu’à boire en toute quiétude leur donna la permission à
la condition de ne pas y rester plus d’une heure. Les enfants
partirent bras dessus bras dessous le cœur à la joie. Pendant ce
temps, le père sortit son flacon et sirota le précieux liquide
jusqu’à son épuisement. Il s’accota sur une souche et
s’endormit. Quand il se réveilla, il était presque midi. Les enfants
n’étaient pas encore revenus. Cléophas
dégrisa rapidement. Il courut chez son père. Celui-ci lui dit que les
enfants étaient bel et bien venus, mais qu’ils étaient repartis
depuis au moins deux bonnes heures. La panique s’installa dans la
demeure. « Où sont les enfants, criait-on ? » L’aïeul
fit le tour des voisins. Le père se dirigea chez lui en espérant que
les enfants y soient. Mais, pas d’enfants à la maison. Le
père courut informer ses voisins. Une battue fut improvisée. On refit
le trajet du fronteau jusqu’à la demeure du grand-père. On remarqua
qu’à un quart de mille au-delà du fronteau, il y avait un sentier
transversal qui s’étendait sur tout le rang. « Les enfants se
seraient-ils trompés de chemin, se disait-on ? » Les hommes
parcoururent méticuleusement le sentier. Ils virent dans la terre
boueuse des traces de chaussures de la taille d’un enfant. Il était
donc probable que les enfants avaient foulé ce sentier. Ils se
rendirent jusqu’aux deux extrémités. Ils ne virent aucun autre signe
de la présence des enfants. Le
curé fut averti de ces disparitions. Les moulins à scie locaux cessèrent
leurs opérations pour pouvoir procéder aux recherches. Au plus fort de
l’après-midi, ils étaient une centaine d’hommes à scruter les
bois qui séparaient les deux rangs. On pensait que les enfants auraient
pu être attaqués par un ours ou par un coyote. Alors, on surveillait
toute trace d’animal ou de restes humains. Que
s’était-il passé ? En revenant vers leur père, à l’intersection
du sentier qui conduisait chez le grand-père et du sentier transversal,
les enfants avaient emprunté le mauvais chemin. Rendus au bout, ils
entendirent des coups de masse, ils se rendirent en toute hâte en
direction de ces bruits. Quelle ne fut pas leur surprise de voir un
vieillard qui était lui aussi en train de réparer sa clôture ! Ils se
dirigèrent vers lui et lui racontèrent leur mésaventure. Celui-ci
leur dit : « Soyez sans crainte mes enfants. Je vais vous
conduire chez vos parents. Venez avec moi à la maison. » Ce
vieillard qui s’appelait Onésime vivait seul dans une maison au bout
du rang et assez éloignée du voisin. Il leur prépara à manger. Au début
de l’après-midi, un homme dans la trentaine se présenta chez lui. Il
parlait une langue que les enfants ne comprenaient pas. Il interrogea Onésime
pour savoir d’où venaient ces enfants ? Celui-ci lui dit que
c’était des enfants perdus et qu’il ne connaissait pas leurs
parents. En réalité, le visiteur était un Américain qui venait assez
souvent acheter de la viande de bois ou de la truite qu’Onésime
braconnait. L’Américain
fit une proposition d’achat des enfants. Onésime qui en tout temps ne
montrait aucun scrupule accepta la transaction. Il dit aux enfants :
« Ce monsieur qui est mon ami va vous reconduire chez vos parents.
» Les enfants hésitaient parce que leur mère les avait souvent prévenus
de ne jamais embarquer dans une automobile conduite par un inconnu.
Voyant leur hésitation, Onésime leur dit : « Soyez sans
crainte, il ne vous fera pas de mal. » Il donna à chacun des
bonbons. « Vous pourrez en chemin grignoter ces friandises. »
Pour montrer sa bonne foi, il prit un pot de fraises qu’il avait lui-même
mis en conserve et leur dit : « Apportez cela à votre mère. » L’Américain,
fier de sa conquête, retourna chez lui. Il fit croire à sa femme
qu’une famille québécoise lui avait confié ces deux enfants pour
quelques mois. Les
recherches n’ayant donné aucun résultat, le père des deux enfants
alerta la police. Une enquête fut instituée. Comme les agents
n’avaient aucune formation, ils ne savaient pas comment procéder. Ils
interrogèrent le père, la mère, le grand-père et quelques voisins
des deux familles. Au bout d’une semaine, ils déclarèrent n’avoir
trouvé aucune piste qui permettrait de continuer l’investigation. Sur
les entrefaites, une femme, qu’on appelait la placoteuse
du rang, confia au grand-père que cette journée-là elle avait vu
passer deux automobiles. Dans l’une, elle avait reconnu le Père
Magloire, un cultivateur du rang 3 qui allait souvent visiter son frère.
Dans l’autre, elle avait vu un homme seul qui était repassé environ
une heure plus tard. Au retour, tout en conduisant, il regardait en arrière
de l’auto. Elle ne connaissait pas cet homme. Elle disait toutefois
avoir déjà vu cette automobile-là quelques fois auparavant. Un
fait intriguait le grand-père. Onésime avait prétexté n’avoir pas
le temps de participer aux recherches. Cet élément fut jugé sans
importance parce que ce vieux garçon était vraiment un être à part.
Il faisait ses affaires sans jamais adresser les paroles aux autres
cultivateurs qu’il rencontrait. Le
grand-père visita tous les gens du rang pour leur demander de
surveiller les automobiles qui passeraient. Quand il frappa chez Onésime,
ce dernier tarda à ouvrir. Il lui confia qu’il voyait parfois des
automobiles qui se rendaient dans la paroisse voisine. Onésime promit
d’avoir l’œil vigilant. Le
temps passa. Notre Américain, du nom de John, cessa de fréquenter son
ami Onésime. Il y délégua un de ses amis pour quérir sa viande de
bois et ses poissons. Les enfants pleurèrent pendant des jours. Ils
finirent par s’habituer à leur nouveau style de vie. Leur nouveau père
les amenait souvent en automobile et leur achetait des friandises, quand
ce n’était pas de la crème glacée. Ils apprirent peu à peu des
mots d’anglais. Après un an, leurs parents adoptifs les inscrivirent
à l’école. Ils n’avaient pas de papier officiel. L’école
accepta de les accueillir quand même. Un
concitoyen de John, originaire de la paroisse des enfants, informa son
oncle au village que deux petits canadiens-français allaient à l’école
de ses enfants. Les âges correspondaient mais pas les prénoms. La
rumeur se répandit dans la paroisse et fut alimentée par d’autres
cancans qui pointaient vers John. Le grand-père qui continuait son enquête
finit par découvrir que ses deux petits-fils demeuraient chez cet Américain.
Il se refusa d’informer la police craignant de ne pas pouvoir récupérer
les enfants vu que ceux-ci résidaient maintenant dans un autre pays. Après
un an, John décida de faire lui-même ses commissions et de retourner
chez le braconnier. La placoteuse le reconnut. Elle demanda à son fils
d’atteler le cheval et d’aller voir où ce véhicule s’arrêtait.
C’était bien chez Onésime. Le
grand-père ayant été informé se présenta chez Onésime. Il lui dit :
« Je sais tout. C’est toi qui as vendu mes deux petits-fils à
un Américain. Je te dirai plus. Son nom est John. Tu sais que ton crime
est punissable de la prison à vie. Plus de pêche, plus de chasse pour
le reste de ta vie. Est-ce que c’est ça que tu veux ? » Onésime
devint rouge comme un homard. Il se mit à balbutier des mots incompréhensibles.
Le grand-père reprit : « Si tu nous aides à récupérer les
enfants, je n’irai pas à la police. » Onésime accepta le marché. Quand
John revint visiter le braconnier, celui-ci lui demanda s’il pouvait
venir lui montrer les enfants. « Tu sais que je ne peux pas faire
ça, de répliquer John. Les enfants pourraient reconnaître la maison
de leur grand-père. » Onésime ne lâcha pas prise. « Tu
n’as qu’à faire le détour par Saint-Adolphe. Tu roules une dizaine
de milles de plus ; mais tu n’auras pas à passer devant la maison du
grand-père. Je te promets un quartier de chevreuil. » Finalement,
John accepta. Le
jour prévu de la visite de John, une dizaine d’hommes attendaient
cachés dans les buissons qui entouraient la maison d’Onésime. Ils étaient
armés de fourches et de haches. Le père des enfants avait même un
mousquet qui avait servi à l’insurrection de 1837 et qui appartenait
à sa famille. L’arme n’était plus en état de servir mais elle
pouvait très bien impressionner. Aussitôt
que John, avec les deux enfants, fût entré chez Onésime, la maison
fut cernée. Le grand-père en tête donna un coup de pied dans la porte
et entra suivi de sa petite armée. Les enfants ne voyant que le grand-père
accoururent vers lui. De son côté, John vit des gens armés et sentit
la pointe du mousquet sur son front. Il se tourna vers Onésime et le
traita de traitor (traître). John retourna bredouille chez lui. Onésime avait évité le pire. Les enfants retrouvèrent leur foyer paternel et furent heureux de connaître une nouvelle petite sœur. |
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600
21 juin 2014 Des
jumeaux identiques Joachim
Cornoue était un cultivateur reconnu pour ses démêlés avec ses
pairs. Il dut affronter la justice à quelques occasions. Un jour, il
avait acheté une génisse de son deuxième voisin. En échange, il lui
avait promis de lui livrer deux cordes de bois d’érable pour sa
fournaise. Il avait prit possession de la taure ; mais il tardait à
respecter sa promesse. Un autre jour, il avait frappé violemment le
fils du voisin parce le jeune homme avait osé lui dire qu’il y avait
trop de roches sur sa terre. Dans la paroisse, on l’appelait le Boulé.
C’est son beau-père qui lui avait donné ce surnom sachant
qu’autrefois les gens qualifiaient de boulés les hommes qui
cherchaient constamment la chicane. Sa
femme Célanire était douce et respectueuse. Elle souffrait des
frasques de son mari. Quand la cour le condamnait, elle n’osait plus
sortir de chez elle. Elle se privait même de la messe dominicale, elle
qui était une femme pieuse et empreinte de principes religieux. Après
six mois de mariage, Célanire devint enceinte. La grossesse fut
difficile. Toutefois, elle se termina par une grande surprise. Elle
accoucha de jumeaux identiques. Ils furent appelés Julien et
Jules. La mère rêvait au jour où elle assisterait à l’ordination
de ses deux fils. « Ce serait beau, se disait-elle, que deux
Cornoue soient curés dans deux paroisses différentes et voisines, si
possible. » Elle
se consacra à sa tâche de mère avec beaucoup d’ardeur. Au début,
pour reconnaître ses jumeaux, elle noua un ruban de couleurs différentes
au poignet de chacun. Quand ils commencèrent à marcher, elle remarqua
que Julien, écartait légèrement les pieds tandis que ceux de Jules
avançaient en parallèle. Si,
au plan physique, les jumeaux étaient parfaitement identiques, il
n’en était pas de même dans leur comportement. Dès son jeune âge,
Julien que sa mère appelait le Pas fin s’appliquait à contrôler son
frère qui acceptait la situation de bon gré. Julien l’incitait
constamment à commettre des bévues et il en riait. Jules conservait
quand même un attachement indéfectible envers son frère. Il se
plaisait à le considérer comme son poteau et ne gardait jamais de rancœur
à son égard. Plus d’une fois, Julien le Pas fin imposait des
douleurs physiques à son frère sans que celui-ci ne rechigne. Plus
encore, à l’occasion, Jules acceptait la responsabilité de fautes
commises par son jumeau. Toute
l’enfance se passa dans cette relation trouble entre les deux jumeaux.
Le père encensait la conduite de son Julien tandis que la mère voyait
clairement la situation : ce qui engendrait des conflits entre les
parents. À
la fin du primaire, les parents convinrent d’inscrire leurs deux fils
au Séminaire diocésain. Le directeur des élèves refusa d’accepter
les deux jumeaux ensemble. Croyant qu’il était de leur intérêt de
les séparer, il offrit aux parents d’admettre l’un d’eux. La mère
alla voir le curé qui ne comprenait pas la décision du directeur. Il
fit des pressions auprès de ce dernier et finalement les deux jumeaux
furent admis. Au
début, en suivant les recommandations de sa mère, Julien desserra
quelque peu l’emprise qu’il avait sur son frère. Sa soif de contrôle
reprit rapidement le dessus. Des frasques mineures débutèrent. Les
surveillants d’élèves peinaient à établir la responsabilité de
chacun. Au cours de leur deuxième année au collège, le premier
surveillant fit une enquête serrée sur des vols rapportés dans les
vestiaires. Les soupçons convergèrent rapidement vers les jumeaux. Le
surveillant questionna plusieurs élèves qui disaient que Jules était
toujours très gentil, mais que Julien les harcelait parfois sans raison
apparente. L’enquête ne permit aucune accusation. En
septembre de l’année suivante, un élève, responsable de faire des
commissions en ville, se fit voler un pot de beurre d’arachides dans
son casier. Tous les soupçons convergèrent vers les jumeaux. Le même
surveillant fit enquête. Il découvrit le pot dans la case de Jules. Jules
nia avoir commis le vol, mais reconnaissait que le pot ne lui
appartenait pas. En même temps, il assura le surveillant que ce n’était
pas son jumeau qui avait fait cela. L’affaire se transporta chez le
directeur. Les deux jumeaux furent rencontrés. Pressé de questions,
Jules finit par admettre que c’était lui le voleur. Son jumeau
Julien, à ses côtés, était excité de voir l’autre dans des
transes physiques incontrôlables. Il était d’un calme plat, ne
ressentant aucun sentiment de culpabilité. Le
directeur leur dit qu’il discuterait avec le surveillant avant
d’imposer une sanction au coupable. Le surveillant informa son supérieur
de ce qui s’était passé l’année précédente et indiqua qu’il
en avait alors parlé à l’ancien directeur. Selon lui, il était
clair que Julien était l’instigateur du vol et probablement le
responsable. Il fallait mettre à la porte l’un des jumeaux parce que
le règlement stipulait que le vol était un délit suffisamment grave
pour justifier une exclusion. Le
directeur convoqua les parents. Seule la mère se présenta. Elle aussi
pensait que c’était Julien qui entraînait l’autre dans toutes
sortes d’actions plus ou moins répréhensibles. La sanction tomba.
« Vous devez ramener votre fils Julien à la maison. » Le
père était furieux. Il accusait sa femme d’avoir pris la part de
Jules, son préféré comme il disait. Il dit à Julien : « Tu
vas venir bûcher avec moi. » Le fils refusa carrément en disant
qu’il avait déjà été puni pour un délit qu’il n’avait pas
commis et que c’était suffisant. « Comme ça, dit le père,
prends tes guenilles et trouve-toi un toit ailleurs. » La mère
s’apprêtait à intervenir. Voyant dans quel état son mari était,
elle s’abstint. Julien qui avait alors 16 ans se réfugia chez sa
tante qui demeurait à quelques rues du Séminaire. De
son côté, Jules était déboussolé. Il avait perdu l’appui qui le
faisait vivre; mais il continuait à penser que son jumeau avait besoin
de lui. Jules
avait conservé sa redingote. Il pouvait se promener en ville et faire
de menus larcins sans qu’on le soupçonne : un paquet de
cigarettes par ci, une barre de chocolat par là. Il allait parfois voir
son jumeau dans un coin reculé de la cour de récréation. Celui-ci
l’accueillait toujours avec beaucoup d’égard. Ils convinrent des
moments les plus sûrs où c’était possible de se rencontrer sans se
faire prendre. D’autres élèves avaient connaissance de ces
rencontres ; mais ne disaient mot. Un
jour, Jules se rendit à un magasin général sans sa redingote. Il
disait vouloir acheter un crayon. Le commis se déplaça pour aller
chercher l’objet parce que, à cette époque, les rayons des magasins
n’étaient pas accessibles aux clients. Pendant ce temps, Julien
glissa deux paquets de tabac sous sa veste. Le gérant qui n’était
pas loin avait cru voir un geste insolite. Quelques
jours plus tard, Julien alla voir son jumeau et le convainquit d’aller
lui acheter des enveloppes au même magasin pour qu’il puisse écrire
à sa mère. Timidement, Jules lui dit : « Pourquoi n’y
vas-tu pas toi-même ? » Sûr de lui, il répliqua : « J’y
suis allé l’autre jour et je n’aime pas la face du commis. »
Julien demeura dans la cour du Séminaire pour l’attendre. Sans
se douter de quoi ce soit, Jules se rendit au magasin. En le voyant, le
commis lui dit : -
C’est toi qui as volé du tabac ici la semaine dernière.
- C’est impossible, reprit Jules, c’est la première fois que je viens
ici. Le
gérant s’approcha : « Si tu dis vrai, tu dois avoir un
sosie. » Jules alluma. Son jumeau venait de lui poser un
guet-apens. Cette fois-ci, il alla chercher au fond de lui toute l’énergie
nécessaire et dit : -
C’est peut-être mon jumeau. Portait-il une redingote ? -
Non de répondre, le gérant. Le
gérant savait que les collégiens étaient obligés de porter la
redingote quand ils allaient en ville. La lumière se fit. Il dit : - Où
est ton jumeau ? -
Dans la cour de récréation du collège. Ne le dénoncez pas. Si
l’affaire s’ébruite, je risque d’être mis à la porte du collège
pour être sorti en ville sans permission. -
O. K. mon gars, tu me sembles honnête. Je veux bien te protéger.
Retourne au collège. Mais donne-moi l’adresse de ton jumeau. Le
gérant appela la police. Quand Julien arriva chez sa tante, deux hommes
casqués et de forte carrure l’abordèrent et le mirent en état
d’arrestation. Le procès eut lieu et Julien écopa de deux semaines
de prison. Jules
était dans tous ses états. Il se sentait coupable d’avoir trahi son
jumeau. Comme la prison était située en face du collège, il ne
cessait de tourner son regard vers cet édifice. Il était malgré tout
heureux qu’une sanction mineure seulement, soit une mauvaise note de
conduite, lui ait été infligée. Pour
sa part, Julien profita pleinement de son séjour en prison pour
apprendre les techniques de base du vol. Quand il sortit de taule, sa
tante ne voulut plus le reprendre. Il dut retourner chez ses parents. Il
fut tranquille pendant quelques mois. Toutefois, une vague de vols
arriva dans la paroisse et aux environs. Julien faisait maintenant
partie d’un groupe organisé de petits criminels. De
temps à autre, Julien était accusé et reconnu coupable de vols ou
d’agressions envers autrui. Sa sanction augmentait d’une fois à l’autre. Pendant
ce temps, Jules continuait ses études et au lieu de faire un prêtre
comme sa mère le désirait, il devint avocat. Il se donnait comme
mission première de défendre son jumeau devant les tribunaux. C’est ainsi que l’amitié, qui s’était refroidie entre les deux, reprit de la vigueur. Jules se mit au service de son frère et de ses amis. Julien ne lui exprimait aucune reconnaissance, soutenant toujours que ce qui lui arrivait était la faute des autres. |
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573
12 juin 2014 Grâce
aux chapelets Depuis
son enfance, Eusèbe rêvait d’être colporteur comme son père. Ce
dernier vendait à domicile des produits d’hygiène et de santé.
Quand Eusèbe eut 22 ans, son père prit sa retraite et lui confia son
territoire qui couvrait six paroisses. La même année, il épousa Angèle,
une fille de 19 ans qui était d’une piété exemplaire. Elle allait
à la messe tous les jours et était propagandiste des Enfants
de Marie. Chaque
lundi matin, Eusèbe attelait son cheval à sa voiture couverte et
partait, avec sa valise de produits, le plus souvent pour la semaine.
Angèle s’ennuyait seule dans sa maison au village. Parfois, elle
empruntait le cheval d’un voisin et allait visiter sa mère qui
demeurait au bout du sixième rang. Elle en profitait pour se remémorer
ses souvenirs de la maison paternelle, sentir les fleurs qui entouraient
le modeste logis et goûter aux fruits et légumes frais de la terre. Un
jour, elle y rencontra un oncle qui était prêtre et missionnaire en Amérique
latine. Tout en parlant, ce dernier mentionna qu’il avait toujours
besoin de chapelets pour ses fidèles qui étaient trop pauvres pour
s’en procurer. Angèle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour
l’aider. Le missionnaire lui répondit : « Tu pourrais
peut-être fabriquer des chapelets. » Angèle répondit qu’elle
aimerait cela. « Alors, de rétorquer l’oncle, j’ai une boîte
de grains dans mon sac de voyage. Ton mari doit avoir une pince et de la
broche fine. Demain après-midi, avant de visiter le curé, je te
montrerai à confectionner des chapelets. Tu vas voir ; c’est facile. » C’est
ainsi qu’Angèle se voua à la production de chapelets. Elle invita
des amies à faire comme elle. Le mercredi après-midi, fête de Saint
Joseph, quatre ou cinq jeunes femmes se réunissaient et, tout en
placotant, maniaient les pinces. À tour de rôle, chacune allait à la
ville voisine. Elle y achetait des sacs de grains de chapelet et des boîtes
de petites croix. Le curé était fier de leur travail et s’en vantait
auprès des pasteurs des paroisses environnantes. Quand
Eusèbe apprit la nouvelle passion de son épouse, il en fut ravi. Il
offrit sa collaboration en sculptant des croix en bois. De temps à
autre, au grand dam d’Angèle, il subtilisait des chapelets et les
vendait 15 sous l’unité. Celle-ci lui disait : « Tu n’as
pas le droit de faire ça. Tu sais bien que la compagnie pour laquelle
tu travailles t’interdit
de vendre d’autres produits que les siens. ». Mais il
persistait. Après
trois ans de mariage, le couple n’avait toujours pas d’enfant. Angèle
s’ennuyait de plus en plus. Un jour, par hasard, elle rencontra Roméo,
un de ses copains d’école qui l’avait flirtée à plusieurs
reprises dans le passé. Elle lui fit part de sa détresse et de sa vie
monotone. Celui-ci mentionna qu’il était, depuis quelques mois,
cuisinier au camp Forget, un camp de bûcherons situé à six milles du
village. Il lui décrivit le camp : une bâtisse centrale où se
trouve la cafétéria et, aux alentours, cinq petits camps qui pouvaient
chacun abriter trois ou quatre bûcherons, la plupart étant de jeunes célibataires
de 16 à 25 ans. Il conclut en lui disant : « Tu sais, mes
hommes aussi s’ennuient le soir loin de leur famille. Tu pourrais
peut-être les désennuyer. » Connaissant
Roméo, Angèle comprit tout de suite le sens de sa proposition. Elle était
estomaquée vu qu’elle se considérait comme une fille de dévotion.
Elle hésita longuement et finit par marmotter en lui faisant un
clin d’œil : « Pourquoi pas ? J’en profiterai pour leur
faire réciter le chapelet. » Roméo reprit : « Tu arrives
avant le souper qui t’est offert gratuitement. Je te trouve des gars
deux ou trois par soir. Tu leur charges deux dollars et tu en gardes un
dollar 50. Je t’offre même l’hospitalité de mon lit pour la
nuit. » Le mardi de la semaine suivante, Angèle partit à pied et se rendit au camp Forget. Elle fut accueillie comme une reine. Chacun lui faisait des yeux doux et des sourires en coin ; quelques-uns lui demandaient si elle avait apporté sa hache pour bûcher. Le tout se passa comme il avait été entendu. Le succès de l’entreprise fut tel que Roméo dut augmenter les tarifs et, par le fait même, devint plus exigeant pour sa cote.
De
temps à autre, Angèle faisait ses visites et empruntait à
l’occasion le cheval d’un voisin. Il était entendu qu’elle allait
voir sa mère. Heureusement, le chemin pour se rendre au camp ne passait
pas devant le logis de ses parents. Cela n’empêcha pas que des
rumeurs se mirent à circuler dans la paroisse. Quand les jeunes gens
parlaient d’elles, ils disaient entre eux : « Angèle, tu gèles
et tu dégèles. » Au
bout d’un an, la pieuse femme se retrouva enceinte. Son mari flottait
sur des nuages. Quant à Angèle, elle ignorait si l’enfant provenait
de l’énergie de son mari ou d’un de ces hommes. Le jour de la
naissance arriva. Ses proches voyaient peu de ressemblance avec Eusèbe
jusqu’au jour où ils découvrirent des traits marquants avec une
famille du rang 4. Mais, comme le disait son mari : « Nous,
les Québécois sommes tricotés serrés. Nous avons tous de la fesse
gauche ou de la fesse droite des ancêtres communs. » Pour la
maman, le nom du géniteur n’avait pas d’importance. Elle avait
enfin un poupon pour se désennuyer, elle qui avait toujours rêvé
d’avoir un chapelet d’enfants. Quelques
mois plus tard, Angèle fit garder son bébé et recommença son manège.
Elle eut un deuxième enfant, puis un troisième. On ne voyait toujours
pas de traits d’Eusèbe en eux. Les rumeurs furent plus persistantes.
On disait : « Incroyable, la dévote Angèle prend son pied
au camp. » Son mari commençait à avoir des doutes sérieux. Un
jour, une dame d’une paroisse voisine interpella le colporteur : -
Dites donc, Monsieur Eusèbe, vous avez combien d’enfants ? » -
J’en ai trois, de répondre l’homme avec fierté. -
Vous êtes sûr ? -
Que voulez-vous dire ? -
Allez voir le cuisinier au camp Forget. Il pourra sûrement vous donner
des détails. En
un instant, tout devint clair dans sa tête. Il avait depuis ce temps
laissé passer bien des insinuations de la part de ses clientes. Mais là,
c’en était trop. Il avait besoin d’explications. Il ferma sa valise
avec force et déguerpit en coup de vent. Il se dirigea vers son
domicile. En cours de route, il se souvint que personne n’avait
remarqué des ressemblances entre lui et ses trois enfants, pas même la
couleur de ses yeux et la forme de son nez légèrement retroussé. Absorbé
dans ses pensées, il oubliait de diriger son cheval qui trottait au
centre du chemin de terre. Tout à coup, un camion 10 roues qui
transportait le bois du camp Forget surgit d’une courbe et frappa la
voiture de plein fouet. Le véhicule se renversa et Eusèbe fut projeté
dans le champ. Sa valise s’effrita et un chapelet fut projeté sur
lui. Avec le peu de conscience qu’il avait, il agrippa le chapelet et
se mit à dire des Je vous salue Marie. Le maire qui, par hasard, suivait le camion en automobile vit la scène horrible se dérouler devant ses yeux. Il s’arrêta. Sa femme porta secours à Eusèbe. Le maire fit demi-tour et alla chercher le curé et le médecin qui montèrent dans son automobile. Ces deux hommes étaient en conflit perpétuel s’accusant mutuellement que l’un empiétait sur les responsabilités de l’autre.
Arrivés
sur la scène de l’accident, les deux se précipitèrent vers le blessé.
Le maire fut témoin d’une scène disgracieuse. Chacun essayait
d’empêcher l’autre d’être le premier à porter secours à Eusèbe
qui semblait souffrir comme un damné. Finalement, le maire intervint :
« Monsieur le curé, vous devriez attendre que le médecin fasse
son travail. Vous voyez bien que c’est son corps qui souffre et non
son âme. » Le prêtre se préparait à répliquer quand le maire
le regarda d’un œil fâché. Il n’insista pas. Le
médecin diagnostiqua des cassures à une jambe et à un bras. Pour le
reste, même s’il y avait beaucoup de sang, le médecin ne craignait
pas pour la vie de son patient. Après l’avoir entouré d’une
couverture, il l’accompagna à l’hôpital de la ville voisine. Quand
Angèle fut informée de l’accident, elle en fut consternée. Elle ne
comprenait pas pourquoi son mari se trouvait sur cette route au milieu
de l’après-midi. Elle craignait que ce dernier ait été mis au
courant du mode de désennui qu’elle avait adopté. Le lendemain,
penaude, elle alla le voir à l’hôpital. Ce dernier avait eu quelques
heures pour réfléchir. Étant physiquement et mentalement épuisé, il
préféra dire à sa femme que la veille il avait eu des étourdissements
et qu’il voulait venir se reposer à la maison. Angèle était soulagée
et le serra fortement dans ses bras. Au
bout de quelques jours, Eusèbe revint à la maison. Il ne fut jamais
question entre les deux de la conduite de l’épouse. Celle-ci cessa
ses activités nocturnes. Elle se consacra à ses enfants et à leur père
putatif. La seule autre activité qu’elle se permettait, c’était de
fabriquer des chapelets. Eusèbe comprit qu’il était infertile.
Toutefois, il remerciait le ciel de lui avoir donné trois beaux enfants
en bonne santé. Pour sa part, Angèle était certaine que les prières
des latinos, égrenant ses chapelets, avaient touché son mari. Une
fois rétablie, Eusèbe reprit son métier de colporteur. Il ne permit
plus à ses clientes de faire des sous-entendus. Quand une de celles-ci
s’essayait, il disait : « Moi, je suis peut-être un
colporteur. Mais, je ne veux plus qu’on colporte des rumeurs au sujet
de ma famille. Je suis fier de mes enfants et ils sont fiers de
leur père. » Ayant appris ce qui s’était passé, l’oncle missionnaire écrivit une longue lettre à Angèle dans laquelle il disait avoir invité ses ouailles à prier pour le bonheur de la petite famille. Par des pièces jointes, des enfants exprimaient leurs remerciements pour les chapelets qui leur avaient été donnés. Les rumeurs cessèrent. |
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# 552
5 juin 2014 Un
mari contrôlant C’était
le grand jour. Abel et Antoinette, tous deux âgés de 23 ans,
s’unissaient pour la vie dans la petite église de Saint-Bleuet. Les
oiseaux avaient cessé de piailler. La température était maussade
comme si elle n’approuvait pas ce mariage. Les deux tourtereaux
resplendissaient dans leur costume neuf. Le
lendemain des noces, le couple aménagea sur la terre qu’Abel venait
d’acquérir. La maison était en bon état et elle était assez grande
pour accueillir éventuellement une grosse famille. C’était le
parfait bonheur. Antoinette, une femme aimante et soumise, n’hésitait
pas à satisfaire les moindres caprices de son bien-aimé. Abel le lui
rendait bien en lui donnant toute l’affection dont il était capable
comme homme. Il avait bien de temps en temps des sautes d’humeur mais
rien pour inquiéter cette femme emprisonnée dans l’amour. Antoinette
s’adonnait aux travaux de la ferme avec son mari et en faisait plus
que demandé. Elle devint rapidement enceinte. Dix mois après le
mariage, Abel accueillait les bras ouverts sa première fille. Il
l’appela Rosa. « C’est ma petite rose, disait-il. »
Toutefois, quand il se rendit compte que sa femme était moins
disponible et que Rosa prenait sa place, son mécanisme intérieur se dérègla.
Il ne vit plus Rosa de la même façon. « J’avais oublié, se
disait-il, qu’une rose grandit à travers les épines. » Il réalisa
qu’il s’apprêtait à perdre le contrôle qu’il avait pourtant
toujours exercé dans la douceur. Abel
passait des nuits à se tourmenter et se levait le matin de plus en plus
aigri. Sa bien-aimée voyait sa transformation progressive. Elle ne
disait mot ; mais elle était inquiète. Elle sentait qu’un courant négatif
était en train d’ensorceler son homme. Elle se mit à craindre le
pire. Pendant
ce temps, la jeune Rosa faisait souvent des coliques et n’arrêtait
pas de pleurnicher. Situation qui était loin de calmer notre homme. Une
nuit, alors qu’Antoinette s’était levée pour donner le biberon à
sa fille, celle-ci fit une crise de larmes incontrôlable. Abel se leva,
prit la petite par un bras et lui administration une bonne claque sur
les fesses. La mère voulut s’interposer. Il la repoussa violemment en
lui épongeant sa main dans la figure. Il lui dit : « T’es
rien qu’une bonne à rien. » En même temps, il cria à la
petite : « Ferme ta christ de gueule. ». Le ton était
si strident et agressif que la petite, tremblante, cessa de pleurer. Abel
était fier de lui. Il avait, selon sa pensée, agit comme un homme et
sentait que sa vraie personnalité longtemps refoulée venait d’émerger.
Pour sa part, Antoinette était humiliée et brisée. Elle craignait que
la situation ne puisse que s’aggraver. Elle cessa d’être elle-même.
Elle perdit peu à peu ses mécanismes de défense. Sa mère qui venait
de temps à autre la visiter ne comprenait plus cette nouvelle attitude
teintée d’indolence. Une
deuxième grossesse s’amorça dans le vacarme, les insultes et la
violence de la part du mari. Au septième mois, Antoinette perdit son bébé.
Ne sachant trop à qui confier ses malheurs, elle alla voir le curé de
la paroisse. Après l’avoir écouté avec méfiance, le pasteur lui
dit : « Vous savez, ma chère madame, que tout le monde a une
croix à porter. C’est une épreuve que Dieu vous envoie pour vous
faire grandir dans la foi et dans l’espérance. Si vous voulez vivre
au ciel pour l’éternité, vous devez accepter cette épreuve. La vie
est plus courte que l’éternité. » Dans
un sursaut de prise en main, Antoinette lança : « Je veux
retourner chez mes parents. » Le curé importuné rétorqua :
« Lors de votre mariage que j’ai moi-même béni, vous avez
promis obéissance à votre mari. Vous devez tenir votre promesse et
continuer à faire votre devoir conjugal. Vous devez satisfaire votre
homme en tout point. Vous ne pouvez pas faire ça. Ça ne se fait pas. Vous
voulez brûler en enfer pour l’éternité ? » Antoinette retourna chez
elle le cœur brisé et l’âme en lambeaux. Une
troisième grossesse se pointa le nez. Le climat de violence ne se résorbait
pas. Ce fut un garçon. Le mari l’appela Caïn. La marraine du poupon
qui était la sœur d’Abel, se souvenant de ses leçons d’histoire
sainte, lui dit : « Penses-y deux fois, Abel. Caïn, le fils
d’Adam et Ève, a tué son frère Abel. Tu ne trouves pas ça un peu
bizarre de donner un tel nom. » Abel répliqua : « Mais,
je ne suis pas son frère, je suis son pèèère. C’est là toute la
différence. » Cinq autres enfants suivirent. Sans nul doute, Antoinette subissait son devoir conjugal. Abel avait un contrôle absolu sur toute la maisonnée. Les enfants ne pouvaient pas quitter leur chaise sans lui demander la permission. Tout écart de conduite était sévèrement puni. Dans un rire sarcastique, Abel chantonnait : « Une taloche, c’est vite parti. » Les enfants comprenaient ce que cela voulait dire et n’insistaient pas. Pour
Abel, le repas était le moment idéal pour montrer son autorité. Au début
de chaque repas, tous devaient se tenir bien droit autour de la table.
Au signal donné, on récitait à voix haute une prière adaptée par
lui : « Bénissez-moi, mon Dieu. Bénissez ce repas et
celui par qui cette nourriture est possible. Amen. ». Le repas
devait se tenir en silence à moins que le père n’intervienne pour
poser des questions, pour donner un ordre ou simplement pour raconter
ses exploits du jour. À la fin du repas, tous debout devaient réciter :
« Merci à notre père du ciel et à notre bien-aimé père de la
terre de nous avoir prodigué cette nourriture. Que tous deux soient bénis.
Amen. » Si
un enfant avait un écart de conduite à la table, le père criait :
« Levez-vous. Tous dans vos chambres. » Dans ces cas, à
l’insu de son mari quand cela était possible, la mère allait leur
porter de la nourriture dans leur chambre. Elle le faisait parfois en
pleine nuit. Après avoir rempli son devoir conjugal, elle demandait à
son mari la permission d’aller filer de la laine ou de tricoter. Les
enfants grandissaient en taille, mais rapetissaient en sagesse dans ce
climat de terreur. Parfois, quand le couple avait de la visite,
Antoinette lançait des messages à son mari. Celui-ci faisait la sourde
oreille. En privé, toutefois, il la rappelait à l’ordre avec les
techniques de contacts physiques qu’il avait raffinées. D’ailleurs,
devant les enfants, il n’a jamais levé la main sur son épouse. À
19 ans, Caïn fit la connaissance de Maria, une jeune fille de 17 ans.
Après quelques rencontres en cachette, ils eurent une aventure d’un
soir. Sa bien-aimée tomba enceinte. Caïn se confia à sa mère. Il fut
convenu de garder le secret. Le fils s’engageait à quitter la
paroisse avec Maria avant l’accouchement pour éviter les réactions
de son père. Quelques
semaines plus tard, en revenant des champs, Caïn entendit des cris dans
la maison. Il y entra subrepticement. Il vit son père en train de
molester sa mère. Il fut pris d’une rage soudaine. Il se précipita
vers son père et lui asséna un violent coup de poing en plein front.
Jamais le jeune homme n’avait déployé autant de force. Le père s’écroula.
Il se cogna la tête sur le rebord de la table de cuisine. Son crâne éclata.
Il était mort. On
fit venir le curé qui administra à Abel le sacrement d’extrême-onction
sous condition. La rumeur se répandit dans la paroisse que Caïn avait
tué son père Abel. Les uns qui connaissaient leur histoire sainte en
faisaient des gorges chaudes ; les autres vilipendaient ce fils ingrat
et violent. Caïn
fut arrêté par la police. Il fut accusé d’homicide involontaire. Le
procès dura trois heures. Mais ce fut suffisant pour décrire le climat
de violence qui régnait dans cette maison depuis de nombreuses années.
C’est ainsi que les gens apprirent les détails du drame vécu par la
mère et les enfants. Le jeune homme reçut une sentence de deux ans de
prison. La grande majorité trouvait la sentence trop sévère. Pendant
son incarcération, Caïn écrivait tous les jours de longues lettres à
Maria, sa bien-aimée. C’est sa mère Antoinette qui lui avait procuré
le papier à lettres et les timbres. Maria lui promit de l’attendre et
qu’ils pourraient se marier à sa sortie de prison. Tous deux étaient
cependant inquiets pour le sort qui serait réservé à leur enfant. De
son côté, Antoinette les avait assurés qu’elle respecterait en tout
point leur volonté. Mais, les parents de Maria ne le voyaient pas de
cette façon. Pour eux, un enfant illégitime, c’était la honte
d’autant plus que le père était un tueur. Devant
la grogne populaire, Caïn fut relâché au bout de cinq mois. Une semaine
plus tard, Caïn et Maria se marièrent devant le prêtre qui
avait été incapable de soutenir Antoinette. Le lendemain, naissait un
magnifique poupon qu’ils décidèrent d’appeler Catherine. La légitimité
de l’enfant avait été assurée par le mariage et le curé ne put que
reconnaître cet état de fait. À
l’exception de quelques âmes timorées, craignant Dieu plus que tout,
les paroissiens soutinrent le couple. Ils considéraient que cette
famille avait suffisamment souffert pour ne pas leur infliger les
blessures du rejet. Caïn
et son épouse prirent possession de la maison paternelle moyennant
d’assurer la subsistance d’Antoinette toute sa vie durant. Le couple
eut neuf enfants qui vécurent dans la douceur et la sérénité. La
grand-mère assurait une grande partie des travaux de la maison. Quand
elle entendait dire qu’une femme était peut-être victime de violence
de la part de son mari, elle passait la voir pour l’encourager et lui
prodiguer des conseils. Les maris concernés n’aimaient pas du tout sa
présence ; mais, ils n’osaient pas la mettre dehors. Cela avait pour
effet de tempérer leur ardeur de contrôle excessif. Même le curé, qui entendait des confidences en confession, était devenu plus compatissant envers ces femmes et tout en s’assurant de respecter la doctrine de l’Église, il posait des gestes de nature à leur rendre la vie plus facile. Par exemple, à chaque mariage, suite à la promesse d’obéissance de la part de la femme, il faisait un sermon sur le respect que les nouveaux conjoints devaient avoir l’un envers l’autre. « Jésus n’a jamais prôné la violence, leur disait-il. Imitons-le. » |
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537
31 mai 2014 Place
au chocolat Dans
le rang 6 de Sainte-Groseille, en 1890, vivaient paisiblement 12
cultivateurs et leur famille. Cette paroisse était située le long de
la frontière américaine et il y avait suffisamment de forêt vers le
sud pour coloniser au moins deux rangs. Pendant l’été, les hommes se
rassemblaient le dimanche au majestueux lac qui les séparait du rang 5.
Depuis
au moins 20 ans, les habitants réclamaient l’érection d’une
chapelle vu qu’ils devaient parcourir au moins cinq milles pour se
rendre à l’église paroissiale. Ils demandaient aussi une école
parce que les enfants, par la route ordinaire, devaient parcourir trois
milles pour aller à l’école du rang 5. Pendant la belle saison, les
plus chanceux traversaient le lac en chaloupes conduites par les plus
grands et suivaient un sentier en forêt aménagé pour eux. Pendant la
saison froide, les hommes traçaient un chemin de raccourci à partir du
centre du rang. Le trajet en était coupé de moitié. Étienne,
le fils de Timothée, un jeune garçon du rang, avait fait son école
modèle au village en résidant chez un de ses oncles. Les Frères du
Sacré-Cœur qui dirigeaient cette école avaient réussi à le
convaincre de devenir religieux. Toutefois, après deux ans de noviciat,
il abandonna ses études. Les habitants lui demandèrent de devenir
instituteur. Ils louèrent le salon d’une maison située au centre du
rang et Étienne prit charge de l’instruction des enfants. Un
bon jour, un jeune notaire natif du village fit le tour des propriétaires.
Il leur annonça une nouvelle étonnante. Un américain, du nom de James
Monday, avait l’intention d’acheter toutes les terres du rang pour
construire une usine de chocolat. « Pourquoi autant d’espace
pour une usine, se demandaient les habitants ? » L’offre
semblait intéressante. Monsieur Monday leur promettait 300 $ l’arpent
de front. Ils pouvaient demeurer dans leur maison et continuer à défricher
leur terre moyennant une redevance de 30 $ l’arpent par année à
partir de la troisième année. Les
habitants demandèrent à Étienne son avis. Celui-ci les mit en garde.
« Ils veulent vous expulser de vos terres, leur disait-il. Demandez
plus de précisions avant de signer. Vous pouvez être certains que mon
père n’embarquera jamais dans ce bateau. »
Les uns se disaient en parlant d’Étienne: « C’est
peut-être un gars instruit ; mais il ne connaît rien aux affaires. Son
père : il est toujours contre. Notre ami Timothée, c’est
un motté. » Le
jeune notaire revint à la charge. Il expliqua aux récalcitrants que la
compagnie ferait appel à eux pour la construction de l’usine et que,
par la suite, leurs grands garçons pourraient y travailler. Ce qui
rendrait le rang très riche. Il leur expliquait que le plan de Monsieur
Monday était de fabriquer des barres de chocolat à l’érable, un
produit non disponible sur le marché, et qu’on leur achèterait leur
sirop d’érable. « Je sais que plusieurs parmi vous pourraient
entailler 300 à 400 érables de plus, disait-il. » Bien plus,
comme la paroisse était renommée pour ses groseilles, la compagnie
songeait à introduire ce petit fruit dans ses barres. Pour montrer leur
sensibilité à la communauté québécoise, la barre de chocolat qui
sera appelée Monday
deviendrait Lundi pour la
vente au Québec. La
question qui revenait le plus souvent est : « Pourquoi
acheter toutes les terres ? » Le notaire n’était pas pris à
l’improviste. Il racontait que Monsieur Monday ne pensait jamais avoir
besoin de toutes les terres. Il agissait ainsi au cas où sa barre de
chocolat prendrait un succès rapide dans le marché américain.
« Bien plus, ajoutait-il, Monsieur Monday pourrait vous recéder
vos terres pour des coûts dérisoires s’il fait fortune avec son
chocolat. » Au grand plaisir du notaire, tous les cultivateurs
signèrent, sauf Timothée. L’homme de droit leur expliquait que les
garçons du récalcitrant ne travailleraient jamais à l’usine et que
la compagnie n’achèterait pas ses produits. « Vous allez voir,
leur disait-il, il va changer d’idée. » Tous
les cultivateurs du rang, sauf Timothée, étaient riches maintenant.
Imaginez 1200 $ pour une terre de quatre arpents, alors qu’à l’époque
un journalier gagnait à peine un dollar par jour pour un travail de 10
heures. Ils songeaient à s’acheter de la nouvelle machinerie
agricole. Bien plus, en considération de leur richesse, ils se disaient
que l’évêque serait maintenant obligé de leur permettre de bâtir
une chapelle et qu’il leur accorderait un prêtre. Dès
le printemps suivant, la construction de l’usine commença. On fit
appel à quelques hommes du rang. Le contremaître était un anglophone
unilingue. C’était difficile de se comprendre. On devait parfois
faire appel à Étienne pour assurer la traduction. Quand les travaux
furent terminés, l’édifice avait la grandeur de trois granges accolées.
Les habitants n’en revenaient pas, eux qui avaient imaginé un édifice
si imposant qu’il se serait étendu sur quelques terres. La
machinerie requise pour le fonctionnement de l’usine arriva au milieu
de l’été. De toute évidence, c’était des machines de seconde
main. Monsieur Monday avait acheté cet équipement d’une usine qui
avait fermé ses portes aux États-Unis. Avec les machines, arrivèrent
six travailleurs américains repêchés de l’usine abandonnée. Sauf
un qui connaissait quelques mots de français appris de son grand-père,
un québécois, les autres ne parlaient que l’anglais. Toutefois, ils
trouvèrent pension dans des familles du rang et apprirent
tranquillement quelques mots de français. Le contremaître de l’usine, sachant que les habitants faisaient des démarches pour avoir un prêtre desservant, réussit à convaincre Monsieur Monday de faire venir un pasteur protestant. Aussitôt arrivé, ce dernier s’activa à la construction d’une chapelle, aidé en cela par les employés de l’usine. Le plan était à l’effet que cette bâtisse servirait aussi d’école. Pendant l’été, les employés, aidés du notaire, firent du porte à porte pour convaincre les gens d’envoyer leurs enfants à cette école. Ils leur faisaient miroiter le fait qu’Étienne continuerait à leur enseigner le français. « Enfin, se disaient les habitants, nos enfants auront une meilleure vie parce qu’ils pourront parler l’anglais. »
Étienne
qui n’avait même pas été sollicité dut fermer son école. Il
retourna chez les Frères du Sacré-Cœur où il fut accueilli à bras
ouverts. Quelques années plus tard, il prononçait les vœux de chasteté,
d’obéissance et de pauvreté. Il fut envoyé comme missionnaire en
Nouvelle-Calédonie. L’année
suivante, des travaux de forage commencèrent aux abords du lac. Les
habitants se demandaient bien ce que ces hommes en habits orange
cherchaient. Le notaire ne le savait pas. Un ami de Monsieur Monday,
lors d’une excursion de pêche au majestueux lac, avait trouvé sur le
rivage un étrange minerai. Après analyse d’un spécialiste, on lui
confirma que c’était des pépites d’or. Quand les habitants furent
informés de la raison de ces fouilles, ils comprirent qu’ils avaient
été manipulés. Le père d’Étienne avait lui aussi auparavant trouvé
des échantillons de ce minerai, mais son fils lui avait dit que c’était
de la pyrite de fer. Il avait alors raconté à son père comment
Jacques Cartier, le découvreur du Canada, avait perdu la face en
faisant miroiter au roi de France qu’il avait découvert de l’or qui
était en réalité un minerai sans valeur. Pendant
que l’exploration se poursuivait, la compagnie fit bâtir un magasin général
avec obligation pour les salariés de Monsieur Monday d’acheter à cet
endroit. Devant l’édifice, on pouvait lire Grocery Store qui accompagnait l’écriteau de la bâtisse voisine Church
and School. Peu à peu, les gens constatèrent que leur
environnement s’anglicisait. De
son côté, l’usine de chocolat prit un bon départ. La barre Monday
ne contenait pas encore de produits de l’érable, encore moins de
groseilles. On expliquait aux gens que les recherches en laboratoire
allaient bon train et qu’on en profiterait au bon moment pour lancer
la barre Lundi. Certaines pièces
d’équipement se fragilisaient davantage si bien que la production
devait parfois s’arrêter temporairement pour des réparations. Au
bout de deux ans, Monsieur Monday abandonna son projet de production.
Les ventes n’étaient pas au rendez-vous. Un malheur n’arrive jamais
seul. Il apprit que le sous-sol ne contenait pas suffisamment d’or
pour en faire l’exploitation. Il était au bord de la faillite. Aussi,
il devait trouver un moyen de récupérer son argent. Ses amis américains
lui suggérèrent de vendre ses terres. Ils disaient connaître beaucoup
de cultivateurs qui seraient prêts à émigrer au Québec pour acheter
une propriété même si le prix était élevé. Un à un, les cultivateurs du rang apprirent que la terre qu’ils occupaient encore avait été vendue à des Américains fortunés. Ils firent appel au jeune notaire qui leur montra une clause de leur contrat dont ils n’avaient pas compris le sens. Cette clause se lisait comme suit : « Après un laps de temps raisonnable, ladite compagnie pourra aliéner la propriété. »
Seul
le père d’Étienne demeurait propriétaire de sa terre. Comme il était
avancé en âge et qu’il n’avait pas d’enfant pour prendre la relève,
il annonça qu’il voulait vendre. La compagnie lui fit un prix ; mais
il refusa. Une semaine plus tard, un cultivateur du rang 3 se présenta
chez lui et annonça qu’il était intéressé à acheter sa terre pour
un de ses garçons qui avaient l’intention de se marier. Le contrat de
vente fut signé chez le notaire. Le lendemain, le nouveau propriétaire
se présenta chez le même notaire avec un Américain qui devenait le
nouvel acheteur. Les cultivateurs du rang 6 étaient maintenant tous des
Américains. À
son tour, l’homme de droit comprit qu’il avait été exploité et
que le père Timothée avait bien raison de se méfier. Jusqu’à ce
jour, le curé de la paroisse ne s’était pas préoccupé de cette
invasion. Sous la pression de Timothée, il alla frapper à la porte du
notaire. C’était écrit Bureau
fermé. Ce dernier s’était installé dans une paroisse à
l’autre bout du comté. Le curé alla voir le député. Celui-ci l’écouta
attentivement, l’air intéressé. Quand le curé eut terminé, le bon
député prit la parole : « Vous savez bien, Monsieur le curé,
que notre bon gouvernement ne se mêle jamais des intérêts privés.
Les gens sont assez intelligents pour discerner les vraies affaires. » Le
Frère Étienne ayant été informé de toute l’affaire écrivit à
son père : « Encore une fois, l’histoire s’est répétée.
En 1763, la France a cédé le Canada à l’Angleterre préférant
conserver les Antilles pour son sucre qu’il transformait en chocolat.
Aujourd’hui nos habitants ont cédé leur terre pour du chocolat. » Les
Américains colonisèrent peu à peu les rangs 7 et 8. Ils désiraient
que leur nouveau territoire soit annexé aux États-Unis ; mais le
gouvernement américain ne voulait rien savoir de ce projet. Si
aujourd’hui vous allez visiter les rangs 6, 7 et 8
de Sainte-Groseille, vous verrez à l’entrée du rang 6 un écriteau
Currant City pour Cité
des groseilles. Un peu plus loin, à la place de l’usine qui a été
démantelée, il y a un monument qui a été érigé à la mémoire de
James Monday. Dans ces trois rangs, le drapeau américain flotte partout
et les boîtes à malle sont décorées de noms anglais. |
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#
519
25 mai 2014 Dans
le sommeil Depuis
son mariage, Isidore que sa femme appelait l’homme qui dort se la
coulait douce. Son œuvre principale avait été de faire cinq enfants :
deux garçons et trois filles. La terre de quatre arpents qu’il avait
héritée de son père produisait de moins en moins. Pour ne pas se
casser la tête, chaque année, il semait son grain dans les mêmes
morceaux. Ses cinq vaches lui fournissaient peu de lait et il en était
bien aise. La traite lui demandait moins de temps. Ses deux chevaux
vieillissaient et perdaient de l’énergie à cause d’une
alimentation pauvre en grains. Il négligeait l’entretien de ses
attelages. Ce qu’il faisait le mieux, c’était de semer et de récolter
des patates. Comme, encore là, il ne faisait pas de rotation et
n’engraissait pas la terre suffisamment, il récoltait des patates
maigrichonnes et vides d’énergie. Au
début du mariage, sa femme Elmina le suivait à la trace et le poussait
sans cesse à exécuter au bon moment les travaux courants et
essentiels. Avec le temps, elle cessa de le diriger. Elle se consacra
aux travaux de la maison et au bien-être de ses enfants. Toutefois,
l’attitude de son mari vint à dépeindre sur elle. Elle est devenue,
elle aussi négligente, et se plut à visiter les voisines plus souvent
qu’autrement. La maison était un vrai fouillis. Les enfants s’en
donnaient à cœur-joie. Ils transformaient l’escalier d’en haut en
glissoire. Assez souvent, l’un d’eux arrivait en pleurant après
avoir subi de légères écorchures aux membres ou à la tête. Dès
que Clairina, l’aînée, eut 10 ans, sa mère lui confia la tâche de
s’occuper des autres enfants. Elle le faisait avec plaisir, sauf quand
elle voyait passer ses compagnes d’école qui, avec une perche à l’épaule,
allaient à la pêche. Elle rechignait alors ; mais sa mère n’en démordait
pas. La jeune fille apprit rapidement à faire la cuisine. Peler les
patates, faire cuire des œufs, faire des gâteaux étaient son lot
quotidien. Elle en profitait pour grignoter en cachette. Pendant la
belle saison, elle appréciait surtout les soupers des vendredis. Au
menu pour chacun, du poisson fumé acheté d’un colporteur, deux chétives
patates non cuites et trois cornichons provenant des conserves de sa mère.
C’était la tradition instaurée par Elmina, prétextant que, pour être
en bonne santé, il fallait jeûner une fois par semaine. Vint
la deuxième Guerre mondiale. Les deux garçons s’enrôlèrent dans
l’armée. Ils partirent pour l’Europe pour aller défendre la France
contre l’envahisseur allemand. Quatre bras qui l’aidaient à vivre
venaient de s’envoler. Les
parents d’Isidore moururent. Ils lui laissaient en héritage un peu
plus de 500 dollars. Sa femme l’obligea à déposer ce montant à la
Caisse populaire en vue de leurs vieux jours. Il continuait toutefois à
exécuter les travaux essentiels sans plaisir. L’hiver, au lieu
d’aller bûcher sur sa terre, il passait une bonne partie de son temps
assis dans sa chaise berçante les pieds sur la bavette du poêle. Été
comme hiver, il prenait sa sieste après le dîner au détriment de sa
femme qui comptait le temps perdu. Il dormait alors profondément car il
se couchait tard. Il avait pris l’habitude d’écouter la radio à
batterie parfois jusqu’à minuit tout en fumant sa pipe. Un
jour qu’il fauchait son foin, il fit descendre sa team
de chevaux dans une grande côte. L’un des chevaux affaiblis par le
travail et par la chaleur trébucha en mettant son sabot dans un trou
creusé par une marmotte. L’autre cheval effrayé réussit à se défaire
de ses attelages et aussitôt qu’il eût réussi à se dégager du pôle
qui le liait, il partit à l’épouvante. Ce fut un fouillis épouvantable.
La grande faux se détacha. La faucheuse fit des tonneaux. Isidore fut
projeté hors de son siège. La faux s’abattit sur une de ses jambes.
Il se releva pour voir un cheval couché par terre et l’autre au fond
du champ. Il avait une jambe cassée. De peine et de misère, il revint
à la maison. Il raconta l’aventure à sa femme qui lui dit : -
Si tu avais entretenu tes attelages, cela ne serait pas arrivé. Son
voisin vint récupérer la faucheuse et les chevaux. Il attela le cheval
qui était en bon état au boghei et conduisit Isidore chez le médecin
du village. Subitement, la vie venait de changer pour ce piètre
cultivateur. Il ne serait plus en mesure d’effectuer les travaux de la
terre. En lui-même, il remerciait le ciel de l’avoir protégé
d’une situation qui aurait pu être plus dramatique. En même temps,
quoiqu’il fût un peu honteux de ce qu’il pensait, il était heureux
d’avoir ce handicap qui lui permettrait désormais de dormir à sa
guise. Isidore
qui avait alors 55 ans décida de vendre sa terre. Normalement, il
aurait pu retirer autour de 4000 $. Mais son cheptel était si peu
performant et sa terre était tellement épuisée qu’il attira peu
d’acheteurs. Il demanda à un voisin de terminer ses récoltes en lui
permettant de garder la moitié du foin et du grain ramassés. Quant à
la récolte des patates, sa femme Elmina s’en chargea avec ses deux
filles cadettes. Son
voisin Télesphore l’avait averti qu’il trouverait au plus 1800 $
pour sa terre. « Il y a un travail monstre à faire pour féconder
ta terre. Tout ce qui a de la valeur, c’est ton boisé. »
Isidore n’en croyait pas un mot. Le premier acheteur lui offrit 2200
$. Isidore était insulté et refusa net de vendre. Le deuxième
acheteur y alla de 2000 $. Il refusa encore. Il dut passer l’hiver
dans sa maison ayant engagé un jeune voisin pour faire le train. Ce fut
des mois difficiles. « C’est beau de dormir, se disait-il, mais
quand on a le ventre vide, c’est moins beau. » Il se souvenait
qu’à l’école, l’institutrice avait expliqué la signification du
proverbe : « Ventre affamé n’a point d’oreilles. ».
Il pensait que c’était la faute de ce proverbe, si les acheteurs ne
se montraient pas le nez. « Peut-être, se disait-il dans sa
paranoïa, que j’ai eu des acheteurs et que je n’ai pas entendu leur
offre. » Au
printemps, un acheteur se pointa. « Tu sais comme moi que ta terre
est usée, que tes instruments aratoires sont en piètre état et que
tes animaux ont été négligés. Je te donnerais 1300 $ pour ta terre,
dépendances comprises, avec un dépôt de 300 $ et des termes de 100 $
par année pendant 10 ans. » Isidore fit une contre-offre de 1500
$. L’acheteur lui dit qu’il serait d’accord pour 1400 $. Le marché
fut conclu. En
attendant la pension de vieillesse qui était de 40 $ par mois à partir
de 70 ans pour tous et de 65 ans pour les plus démunis, Isidore pensait
s’en tirer quoique pauvrement. Il remercia sa femme d’avoir eu la
prudence de mettre de côté l’héritage de ses parents. L’ancien
cultivateur acheta une petite maison au village qu’il promit de payer
par termes. Il s’y installa avec sa femme. Ses trois filles étaient
mariées et avaient quitté la paroisse. Puis, vint une nouvelle
bouleversante : un de ses fils fut tué à la guerre. L’autre
revint sain et sauf et demeura avec ses parents. Il trouva un boulot à
un moulin à scie. Isidore
était heureux. Il n’avait plus à bosser si ce n’est que
d’entretenir un petit jardin. Ses nouveaux voisins le regardaient
travailler et comprenaient pourquoi sa terre cessa de pousser. Son
travail était peu efficace. Il bourrassait
sans arrêt au lieu d’y aller calmement. « Peut-être aurait-il
dû apprendre à manier la plume plutôt que la bêche, se disaient-ils. » Son
fils qui avait survécu à la guerre se promenait dans le village avec
ses anciens habits de soldat. Angèle, une jeune fille de 17 ans, le
regardait passer et était attirée par son uniforme. À quelques
occasions, elle simula des rencontres dans la rue. Elle découvrit avec
admiration ses mains fermes et agiles. Elle se disait en elle-même un
terme qu’elle avait appris dans un roman à l’eau de rose et
qu’elle n’aurait jamais osé prononcer de vive voix. « Ce sont
des mains érotiques. » Finalement, ses désirs se réalisèrent
et ils se marièrent même si l’époux avait presque le double de son
âge. Le
couple retraité fut peiné de voir partir leur fils qui représentait
leur principal moyen de subsistance. Toutefois, ils étaient heureux
pour lui. Peu après, Elmina tomba malade et décéda. Isidore, que les
gens de la paroisse appelaient maintenant Kidor, venait de perdre la béquille
de sa vie. Il eut beaucoup de peine. Pendant les premiers mois, en après-midi,
il allait visiter sa bien-aimée au cimetière. Les paroissiens qui
connaissaient ses habitudes n’en revenaient pas de le voir actif à
cette période de la journée. Quand arriva l’hiver, Kidor se réfugia
dans le sommeil et se levait seulement pour faire ses repas. La soirée,
pour lui, c’était toujours la radio. Une
femme du voisinage venait le voir de temps à autre et lui apportait des
petits plats. Isidore était ravi. Il se mit à revivre et, après le dîner,
il s’assoyait dans sa chaise berçante et reluquait les passants pour
surveiller les allées et venues de sa bien-aimée. Il était étonné
qu’elle aille très souvent chez un autre retraité seul. Il ne le
savait pas mais cette femme était une tombeuse d’hommes. Il essaya de
lui tirer les vers du nez en demandant l’état de santé de ce rival,
mais elle demeura évasive. Quelques
jours plus tard, elle lui apporta du sucre à la crème et une tarte aux
cerises. Elle lui dit : - Tu sais, ce vieil homme que je vais voir
de temps à autre, son médecin lui a appris qu’il ne lui restait plus
que quelques mois à vivre. C’est toi mon amour. Isidore
était perplexe. Il se demandait ce qu’elle manigançait. Il
surveillait toujours ses allées et venues. Il la voyait passer avec un
sac à la main. Maintenant, elle allait plus loin. Il fit, dans sa tête,
le décompte des hommes seuls. N’en pouvant plus, un jour, il fit
semblant d’aller au bureau de poste et la suivit. Il fut stupéfait de
voir qu’elle allait visiter un célibataire de 45 ans qui vivait des
rentes de ses parents. Il pensa que c’en était fini. Il barricada sa
porte à double tour et refusa de la laisser entrer de nouveau. Il se réfugia
dans le sommeil. Il n’avait plus le cœur d’entretenir son petit
jardin. Un après-midi, en se levant, il vit cette femme en train de sarcler dans son propre jardin. Les émotions lui montèrent à la gorge. Il sortit et lui parla. Selon les apparences, ils étaient redevenus amoureux. Les visites recommencèrent jusqu’au jour où un étranger se pointa chez la dame. C’était un homme de bonne taille au visage épanoui. Il avait été son premier amoureux quand elle travaillait comme servante dans le village voisin. Isidore comprit qu’il vivait un rêve impossible. Il se réfugia à nouveau dans le sommeil. Quelques années plus tard, il fut emporté par la mort … dans son sommeil. |
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#
494
16 mai 2014 Une
âme en peine Célestin
Bournier était un travailleur exceptionnel. Il avait hérité de la
terre de son père qui avait pris maison au village. Au sud, sa terre était
traversée par une rivière très profonde. Pour s’y rendre, avec
l’aide de deux voisins, son père avait construit un pont qui, avec le
poids des années, commençait à chanceler. Le
10 août 1945, Célestin était heureux. C’était sa dernière journée
de récolte de foin. La veille, il avait fauché son champ au-delà de
la rivière. Avec Denis, son fils de 12 ans qui foulait, il ramassa ses
dernières gerbes de foin. Lors du dernier voyage vers la grange, la
charrette était remplie à pleine capacité. Son fils, assis sur la
montagne de foin, turlutait. Quand ce fut le temps de traverser le pont,
Célestin débarqua de la charrette et, comme c’était son habitude,
marcha devant le cheval. À
un moment donné, un énorme craquement se fit entendre. Le pont s’écroula.
La charrette s’engouffra dans la rivière emportant le cheval et le
jeune garçon. Ce dernier criait à l’aide. Célestin, ne sachant pas
nager, demeura figer comme une statue. Le garçon allait se noyer, quand
un jeune homme, tout de noir vêtu, sortit d’un boisé à proximité.
«Je suis prêt à sauver votre fils, lui dit-il, si vous me rendez
votre âme en échange.» Ne
comprenant pas très bien les propos de l’inconnu, le père acquiesça.
Immédiatement l’homme aux habits noirs plongea dans la rivière et
agrippa le fils qu’il ramena vers la rive. Le père était ravi et ne
cessait de remercier quand l’inconnu lui rappela sa promesse. –
Votre âme est maintenant enfermée dans le cheval au fond de la rivière.
Vous n’avez plus d’âme. Je vous remets cette image que vous devrez
coller sur le mur de votre cuisine, sinon … Sur
ces paroles, l’inconnu disparut dans un nuage de feuilles mortes
venues de nulle part. Célestin étreignit longuement son fils. Soudain,
il se réveilla et, regardant attentivement l’image qui représentait
une scène de l’enfer, il se dit : «J’ai donné mon âme au
diable. Je suis destiné à l’enfer. Mon âme y est déjà.» De
vives douleurs envahirent ses bras et ses jambes. Il ressentait des brûlures
à fleur de peau. Il eut la réaction de déchirer l’image en mille
morceaux ; mais il se retint et la glissa sous sa camisole. Il accourut
à la maison raconter cette horrible histoire à son épouse. Il ne
parla pas de l’image. Son jeune fils l’interpella : - «Où
avez-vous mis l’image que le Monsieur vous a donnée.» Célestin nia
avoir eu une image disant à son jeune fils qu’il avait eu la berlue
à cause du temps passé dans l’eau. Le
fils étant parti, les deux époux étudièrent la possibilité
d’aller rescaper le cheval et y récupérer l’âme de Célestin. Ils
conclurent rapidement que cela n’avait aucun sens. Même s’il était
possible de sortir le cheval de l’eau, ils ne voyaient pas comment on
pourrait lui extirper l’âme qui l’habitait. Ils pensèrent que
l’inconnu avait menti sur ce point. Célestin
alla voir le curé qui douta de ses dires. -
Voyons Célestin. Votre histoire est invraisemblable. L’Église prêche
que l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Vous prétendez
que, même ayant perdu votre âme, votre esprit est encore là. Vous
auriez donc trois composantes au lieu de deux. C’est la première fois
que j’entends parler de cela. -
Je vous jure, Monsieur le curé que je n’ai rien inventé. -
Si cela est vrai, je dois revoir mes connaissances théologiques. Je
vais consulter des personnes compétentes en la matière et je vous
donne des nouvelles. -
En attendant que me conseillez-vous ? -
Quand je me préparais à la prêtrise au Grand Séminaire, jamais
personne n’a parlé d’une telle situation. Je ne peux vous
conseiller que de prier et de faire des chemins de croix. Essayez de
frotter vos membres avec de l’eau bénite. Célestin
se précipita à l’église. Mathurine, une vieille fille, qui fêtait
son anniversaire de naissance, priait les bras en croix pour gagner des
indulgences. Elle agissait ainsi afin de séjourner moins longtemps dans
le purgatoire. Elle regarda Célestin avec méfiance. «Un cultivateur
dans l’église en plein après-midi d’août, c’est louche, se
dit-elle.» Dès
son entrée dans l’église, Célestin avait ressenti une douleur
encore plus vive. Il avait été incapable de faire sa génuflexion. Il
s’approcha de la première station : Jésus
est condamné à mort. Le mal s’accentua. À la deuxième station :
Jésus est chargé de sa croix,
il compatit pour la première fois aux souffrances du Seigneur envers
qui il avait toujours été indifférent. À la troisième station :
Jésus tombe pour la première fois, il s’écroula. Mathurine se
tourna vers lui. Il était étendu par terre. Elle fit le geste
d’aller le secourir, mais se retint. En son âme et conscience, elle
ne pouvait pas toucher à un homme. Encore moins dans l’église. Penaud
et découragé, Célestin quitta l’église. Il en voulait au curé de
penser, sans l’avoir dit, que son mal était imaginaire. Il décida de
ne plus retourner aux offices religieux. Il prit la bouteille d’eau bénite
que sa femme conservait à la maison et s’en frictionna. La douleur
augmenta. Quelques
jours plus tard, il vit passer le médecin du village voisin qui allait
accoucher une femme. Il dit à son fils Denis : «Tiens-toi près
du chemin et quand le docteur reviendra, arrête-le.» Le toubib examina
minutieusement ses jambes et ses bras. Il ne vit aucun signe apparent
indiquant une maladie de la peau. Il lui prescrivit de l’alcool à
friction. Il lui dit : –
Prenez un peu de repos. Ce
remède fut sans effet. Célestin se souvenait que, lors de sa marche au
catéchisme, le curé avait dit que Jésus était tombé trois fois. Il
se dit qu’il en était qu’au début de ses souffrances. La
vieille fille avait raconté dans la paroisse ce qu’elle avait vu à
l’église. Comme pour corroborer ses dires, Célestin n’allait plus
à la messe. Son épouse était gênée d’être seule dans le banc
familial avec ses enfants et était constamment épiée par le regard
des autres. Le curé, voulant bien faire, profita du prône pour dire :
« Je recommande à vos prières l’âme de Célestin Bournier.»
Normalement cette phrase était dite pour une personne défunte. Ce fut
la commotion dans l’église. Voyant les réactions, le curé se reprit :
«Je recommande à vos prières la maladie de Célestin.» Pendant
ce temps-là, le curé avait consulté son évêque qui lui confirma
que, de mémoire d’homme, une telle situation ne s’était jamais
produite. -
L’âme de votre paroissien ne peut pas être dans le corps d’un
cheval et encore moins en enfer, alors que lui est bel et bien vivant,
lui dit-il. Le docteur de l’Église, Saint-Thomas, a été très
clair. L’homme est composé d’un corps et d’une âme. Votre
paroissien est-il reconnu pour avoir des maladies imaginaires ? Est-il
sain d’esprit ? Avez-vous questionné son garçon sur le déroulement
des faits qu’il vous a racontés ? Avez-vous interrogé sa femme ? -
Sauf votre respect, Monseigneur, je ne suis pas un inquisiteur. Cet
homme qui est un honnête paroissien a toujours eu une conduite
exemplaire et est estimé par tout le monde. J’ai pensé le croire sur
parole. -
Monsieur le curé, ce ne sont pas des ordres que je vous donne, mais des
conseils. Veuillez être moins agressif envers votre supérieur à
l’avenir. Le
curé sortit de l’entretien l’âme écorchée. Il ne savait plus
quoi faire. Il pria le Seigneur de lui indiquer la meilleure voie à
suivre. À l’école, les enfants ne cessaient d’interroger le jeune
Denis. Certains lui disaient que son père était un malade imaginaire,
un autre qu’il était un suppôt de Satan. Mais où ce dernier
avait-il appris cette expression et en maîtrisait-il vraiment le sens ?
Serait-ce la vieille fille qui avait contaminé la paroisse ? L’institutrice
de Denis qui était une personne d’âge mûr très appréciée lui
demanda de rester après l’école. Elle prétexta lui confier une tâche
de nettoyage. Au lieu de cela, elle lui demanda de lui raconter ce qui
s’était passé. Elle fut étonnée d’apprendre que cela avait
commencé par un sauvetage. Les rumeurs dans la paroisse n’avaient
jamais été dans ce sens. Denis lui raconta l’épisode de l’image
et lui jura que, même si son père l’avait rabroué à cet effet, il
avait bien vu une image montrant des démons. L’institutrice fut
encore plus étonnée de cette dernière confidence. Elle se souvenait
d’avoir vu, dans le Grand catéchisme,
des images de démons armés de fourches qui fêtaient la prise de
possession d’une nouvelle âme. Elle alla chercher le catéchisme dans
sa chambre à coucher et montra des images à Denis. Il pointa une
image. «C’est celle-ci, dit-il.» L’institutrice
courut chez le curé pour l’informer des confidences de Denis. Le curé
était gêné d’avoir mal fait son travail et tentait intérieurement
de se disculper en invoquant son manque d’expérience. Il remercia
l’institutrice. Il fit venir son bedeau qui le conduisit en voiture à
cheval chez Célestin. Quand
le curé arriva, Denis alla se cacher dans sa chambre. Le pasteur
s’informa piteusement de la santé de son paroissien et enchaîna :
-
Dites-moi, Monsieur Célestin, le fameux jeune homme, qui a sauvé votre
fils de la noyade, ne vous a-t-il pas donné une image et que vous
a-t-il dit précisément ? -
D’où tenez-vous ces informations, Monsieur le curé ? -
C’est votre fils Denis qui s’est confié à son institutrice. -
Je vais tout vous raconter, Monsieur le curé. Quand
il eut terminé, le curé reprit : -
De ce que je comprends, vous n’avez pas obéi à l’homme en noir si
bien que votre mal origine de là. Vous allez me donner l’image. Vous
allez venir avec moi au presbytère. Je vais placer l’image dans le
coffre-fort de la Fabrique et nous verrons bien si mon intuition est
bonne. Aussitôt
que le curé eut refermé le coffre, le mal de Célestin disparut et il
sentit que son âme était revenue. |
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# 481
11 mai 2014 Un
prêtre déchu En
ce matin ensoleillé du 4 octobre 1930, Joséphine mit au monde son
troisième enfant. C’était le premier garçon de la famille. Quand ce
fut le temps de choisir un prénom, la mère demanda à son mari de lui
décrocher le calendrier. Sous le 4, elle put lire «Saint François
d’Assise». Alors elle dit : «Il s’appellera François comme
le patron de ce jour.» Vers 3 heures de l’après-midi, les cloches de
l’église carillonnèrent. La paroisse venait d’accueillir un nouvel
enfant. La
petite enfance de François se passa auprès de sa mère. Il disait
souvent : «Que je suis don
bien dans la maison à maman.» À l’école, François se fit
remarquer par ses performances en calcul mental. On ne pouvait pas en
douter. Il était doué pour les mathématiques. Dès l’âge de 12
ans, il s’investit avec bonheur aux travaux costauds de la terre. Il
apprit rapidement à manier la fourche et la petite faux. Son père ne
cessait de vanter ses capacités physiques. Il
aimait aller à la grand-messe du dimanche. Dès le retour à son banc
de la communion, il s’agenouillait et remerciait Dieu pour les dons
qu’il avait reçus. Il était toutefois perturbé par la présence de
jeunes garçons qu’il voyait attendre leur tour pour communier. Il se
passait en lui des vibrations qu’il ne pouvait ni retenir ni
identifier. À
13 ans, François fit son entrée au Séminaire. Comme la terre de son père
était située à moins de deux kilomètres du collège, il avait été
accepté comme externe. Il put ainsi continuer à développer la force
de ses bras en aidant son père sur la ferme. Le plus souvent, il se
rendait à l’école à pied en courant. Même s’il n’était pas
pensionnaire, il s’impliqua activement dans les activités sportives
du collège. À 17 ans, il est devenu le meilleur compteur de la ligue
inter-collégiale de hockey. Quand
il dut choisir sa carrière, il hésita entre l’actuariat et le
sacerdoce. Il choisit finalement la prêtrise préférant consacrer sa
vie aux âmes plutôt qu’aux chiffres. Quatre ans plus tard, il était ordonné
prêtre. Il fut nommé professeur au Séminaire, son alma mater. Le jeune abbé alla voir le préfet des études qui lui
donna le choix entre trois matières : catéchisme, latin ou mathématiques.
Cette fois-ci, il pensa plus aux chiffres qu’aux âmes. Il choisit les
mathématiques. En plus de cette tâche d’enseignement à deux groupes
d’élèves, il était affecté à la surveillance comme maître de
salle. Les
prêtres demeuraient dans une résidence attenante au collège. Le Supérieur
de l’époque était un homme sévère et à cheval sur les principes.
Il interdisait à ses prêtres de sortir seul le soir en ville à moins
de lui demander la permission. Étant confronté à cette règle, dès
le début de l’année scolaire, François alla rencontrer le Supérieur.
Il demanda la permission d’aller souper chez ses parents de temps à
autre quand il était libre. Cela lui fut accordé. Quand
l’abbé François visitait ses parents, à son retour, il empruntait
un sentier bordé d’arbres. Il accédait ainsi à un bocage où, dans
un coin, se trouvait le cimetière des prêtres qui décédaient au Séminaire.
Il en profitait pour aller se recueillir devant le monument funéraire
de son premier directeur spirituel. Il lui racontait la difficulté
qu’il avait à gérer ses pulsions sexuelles et lui demandait de
l’aide. Il lui confiait qu’il comprenait maintenant pourquoi il était
envahi par des vibrations à la messe quand il était jeune. Dans
un coin du bocage et le long du sentier y communiquant, quand le temps
était agréable, l’abbé François remarquait que de jeunes hommes se
promenaient. Au début, il ne comprenait pas ce que ceux-ci faisaient là.
Peu à peu, il identifia leur motivation. Il décida alors de ne plus
retourner au cimetière. Au bout d’un mois, lors d’une belle soirée,
il fut happé par ses désirs et se convainquit qu’il fallait
retourner voir son ancien mentor. À
la sortie du cimetière, François fut interpellé par un jeune homme au
début de la vingtaine. -
Bonsoir, Monsieur l’abbé. -
Bonsoir, de répondre François. -
Je vous ai vu souvent ici. Cherchez-vous quelqu’un ? -
Que voulez-vous dire ? Je vais prier au cimetière pour raffermir mon
cheminement spirituel. -
Vous semblez pourtant préoccupé par d’autres choses. Vos regards
vous trahissent. Vous savez, Monsieur l’abbé, j’en ai vu
d’autres. Il est permis de succomber aux tentations. François
était éberlué par les propos de cet inconnu qui semblait être à
l’aise dans la manipulation. «Il faut du front, se dit-il, pour me
conseiller, moi un prêtre.» En même temps, il était envahi par un désir
qui gonflait à vive allure. Il était incapable de prendre la fuite,
comme lui conseillait un coin de sa conscience qui avait réussi à
survivre. Après une dizaine de minutes d’une conversation ponctuée
de pulsions contradictoires, l’abbé François accompagna l’inconnu
à sa chambre. Il eut la première relation de sa vie. À
son retour au collège, plus rien n’existait autour de lui. Il était
atterré. Il venait de rompre sa promesse solennelle de rester chaste.
Pendant la nuit, il fit un cauchemar épouvantable. Il était entouré
de boules de feu. De chaque boule, surgissaient des serpents maniant en
tout sens leur langue fléchée et se rapprochant de plus en plus de
lui. À un moment donné, il vit venir son Supérieur, les yeux sortis
de la tête, le nez rejetant une fumée âcre. Il était armé d’une
longue fourche dont les dents étaient couvertes de tisons ardents.
D’autres prêtres en furie se pointèrent. François se réveilla. Il
pleura abondamment. Il prit la ferme résolution de ne plus recommencer. Toutefois,
c’était clair pour lui. Il était en état de péché mortel. Il lui
fallait trouver un confesseur avant de dire sa messe le matin même. Ses
idées étaient tellement embrouillées qu’il n’avait plus la
capacité de décider quoi que ce soit. Il se déclara malade. Il avait
tellement honte d’avoir succombé qu’il passa son temps de
convalescence, agenouillé sur son prie-Dieu à demander conseil à
Saint François d’Assise. Au
bout de trois jours, il reprit ses activités. Un samedi avant-midi, il
alla pleurer sur la tombe de son ancien directeur spirituel. Il avait
choisi ce moment pour éviter l’errance des jeunes hommes. Il demanda
conseil ; mais il était tellement désemparé qu’il sentait un
blocage en son âme maintenant couverte de suie. Chaque jour, en disant
sa messe et en communiant, il faisait au moins deux autres péchés
mortels. Il se souvenait que, lorsqu’il était jeune, un curé de sa
paroisse avait dit : «Un péché mortel, c’est tellement grave
qu’on pourrait commettre une infinité de péchés véniels sans que
cela puisse égaler un péché mortel. À chaque fois que vous commettez
un autre péché mortel sans être allé à la confesse, cela équivaut
au centuple.» Comme professeur de mathématiques, malheureusement dans
ce cas, il savait compter. Pendant
l’été, un congrès eucharistique eut lieu. Une journée était
consacrée aux confessions. On avait aménagé sur le terrain du congrès
des dizaines de confessionnaux. Des pères Rédemptoristes avaient été
invités d’y prendre place dans une section bien identifiée. L’abbé
François s’y rendit. Il raconta son histoire et fut soulagé
d’obtenir l’absolution car il était certain d’être rabroué. Une
nouvelle vie commençait pour lui. Au
cours de l’année suivante, il alla quelquefois au bocage en soirée
ayant la ferme intention de ne plus revivre les pires moments de sa vie.
Il voyait de temps à autre l’inconnu, mais celui-ci l’évitait.
François comprit que c’était un prédateur d’un soir. Un
jour, le Supérieur offrit à l’abbé François d’aller suivre des
cours d’été à l’université Laval. Il accepta d’emblée. Dès
son arrivée à cet endroit, il se sentit délivrer de la pression
qu’une petite ville exerçait sur lui. Un bon soir, il enleva son col
romain et sa soutane. Il revêtit une tenue sportive et se dirigea vers
un parc. Alors qu’il marchait dans un sentier bordé d’arbres, un
jeune homme l’aborda : -
Tu cherches quelque chose ? -
Non, je me promène. -
Tu sais ce que les hommes viennent faire ici. -
Peut-être. -
Ça te tente ? -
Ouais. -
Viens avec moi. Ils
rejoignirent un coin obscur et s’arrêtèrent. À peine était-il sur
place que l’inconnu sortit un badge et dit : -
Vous êtes en état d’arrestation pour grossière indécence. -
Mais je n’ai rien fait. -
Suivez-moi au poste de police. Ayant
été mis au fait du dossier, le procureur de la Couronne communiqua
avec l’évêque du diocèse du jeune prêtre. Craignant que la réputation
de son clergé soit entachée, l’évêque pria le procureur, qui était
d’ailleurs son confrère de classe, de ne pas porter d’accusations.
En même temps, il l’assurait qu’il prendrait des sanctions contre
le contrevenant. Le procureur accepta. Quelques jours plus tard, l’abbé
François reçut une lettre de l’évêque dans laquelle ce dernier lui
disait qu’il ne faisait plus partie de son diocèse. Il ajoutait : «N’essayez
pas d’être incardiné dans un autre diocèse. Je vais m’y opposer
fermement.» François était atteint au plus profond de lui-même. Son
rêve venait d’être anéanti. L’ex-abbé
déchira sa soutane en mille pièces et découpa son col romain. La vie
devait continuer. Il s’inscrivit au baccalauréat en mathématiques. Dès
la première session, il fit connaissance avec un autre étudiant pour
qui il semblait avoir des atomes crochus. L’amour se développa. Ils décidèrent
de faire un bout de chemin ensemble. François fut engagé comme professeur de mathématiques à l’université tandis que son ami obtint un poste dans une école secondaire. L’ex-abbé acheta une maison à Sainte-Foy. De son côté, son ami acheta un chalet au Lac-Beauport qui devint sa résidence officielle. Ils menèrent une vie discrète ne se montrant que très rarement ensemble en public. Toutefois, ils eurent le bonheur de parler mathématiques tant qu’ils le voulaient. |
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# 464
1 mai 2014 Une
double vie À
23 ans, Siméon avait reçu la ferme familiale en héritage. Depuis ce
temps, ses parents vivaient paisiblement au village. Pour gagner
quelques sous, son père s’était improvisé cordonnier. Il
confectionnait des chaussures en cuir et réparait l’attelage des
chevaux pour les cultivateurs qui n’avaient pas les outils pour le
faire. Siméon
était un personnage progressiste et plein d’entrain. Dès qu’il eut
pris possession de la ferme, il s’affaira à moderniser les équipements.
Il prenait conseil d’un de ses amis d’enfance devenu agronome du
comté. Il mit de côté la petite faux et s’acheta une faucheuse tirée
par deux chevaux. Il cadastra sa terre et, en suivant les conseils de
l’agronome, il détermina à l’avance les lopins de terre où la
rotation des semences d’orge, d’avoine ou de blé s’effectuerait.
Il construisit une porcherie qui pouvait accueillir bon an mal an une
vingtaine de cochons. Il fut d’ailleurs le premier de la paroisse à
acquérir une automobile. Une
controverse s’étant élevée dans la paroisse à propos de l’érection
d’une salle municipale, le maire qui était un fervent opposant à ce
projet démissionna. Une délégation d’une dizaine de personnes se
pointa chez Siméon pour qu’il se présente comme maire. Après
quelques jours de réflexion, notre homme consentit et il fut élu avec
une écrasante majorité. À
35 ans, Siméon était devenu un cultivateur prospère. Son poste de
maire avait augmenté son prestige d’autant plus qu’il était très
habile à obtenir des compromis et à dénouer les conflits. On le
consultait pour tout et pour rien. Bien plus, on l’imitait, croyant
ainsi atteindre le même niveau de prospérité que lui. Même le curé
ne pouvait s’empêcher de le consulter quand il voulait réaliser de
nouveaux projets pour la paroisse. Siméon
n’avait pas eu une enfance facile. Il était l’aîné de la famille
et, en conséquence, avait dû contribuer très jeune aux travaux de la
ferme. Souvent son père lui avait demandé des tâches qu’il
n’avait pas la capacité d’accomplir ou encore ne lui expliquait pas
comment il devait s’y prendre. Aussi, en guise d’appréciation, il
recevait plus souvent qu’autrement des taloches de la part de son père.
Heureusement, avec le temps, les relations père-fils s’améliorèrent.
Mais Siméon avait appris à la dure école comment transformer ses
douleurs en réussites. À
24 ans, Siméon avait épousé Delphine, une fille qui avait dû refuser
la main de plusieurs cavaliers. Ils avaient maintenant cinq enfants de
six mois à neuf ans. Le couple vivait une vie fructueuse et remplie de
bonheur. Les enfants étaient habillés avec sobriété mais faisaient
l’envie des autres jeunes avec leur vêtement de ville sans pièce de
rafistolage. Un
jour, Siméon alla acheter de la moulée pour les vaches à la meunerie
du village. Dans la rue principale, son automobile souleva un immense
nuage de poussière. Au même moment, il rencontra une voiture tirée
par un cheval. L’équidé partit à l’épouvante et entra violemment
en collision avec la mère de Siméon qui allait rendre visite à une de
ses cousines. La femme décéda sur le coup. Siméon était catastrophé.
Il se sentait coupable. Pire, des gens de la paroisse vociféraient
contre l’intrusion de l’automobile dans le village. Par contre,
d’autres disaient qu’il faudrait au moins de l’asphalte comme dans
les grandes villes. Lors
des veillées au corps de sa mère, Siméon fut plutôt taciturne. Ses
frères et ses sœurs ne l’aidaient pas en étant discrets sur l’événement.
Son épouse était atterrée et ressentait une profonde douleur
d’avoir perdu une belle-mère qui était sa confidente. Heureusement,
Siméon put atténuer son malaise en jasant longuement avec une petite
cousine, Madeleine, qui avait alors 17 ans. Il remarqua sa taille élancée,
ses doigts de fée et son visage épanoui comme un cœur. Il eut le coup
de foudre, mais il ne manifesta aucun sentiment. Les
funérailles de la mère du premier magistrat attirèrent beaucoup de
monde. Même l’agronome de comté accompagné de cultivateurs de la région
était au rendez-vous. Siméon et son épouse étaient quelque peu rassérénés
; mais cela ne pouvait pas effacer les sentiments troubles que chacun éprouvait.
Le mari de la défunte était dévasté. Toutefois, il ne fit aucun
reproche à son fils. L’année
qui suivit fut pénible pour le couple. La santé de Delphine déclina
lentement. Siméon songea à engager une servante. Il pensa tout de
suite à sa petite cousine Madeleine. Il alla voir le père de celle-ci
pour en faire la demande. Le cousin accepta et Delphine vint cohabiter
avec le couple. Il était entendu qu’en plus d’aider dans la maison,
elle devait participer à la traite des vaches et à de menus travaux
occasionnels comme racler au petit râteau. Siméon
acheta la cordonnerie de son père. Il confia la gérance à un de ses
jeunes frères qui fit rapidement prospérer l’entreprise. Les
affaires allaient bien. Son épouse, avec l’aide de Madeleine,
reprenait peu à peu la santé. Les enfants réussissaient à l’école.
Ses projets comme maire recevaient de plus en plus l’appui des
citoyens. Un bon matin, l’aînée de la famille qui avait alors 11 ans confia à sa mère que, pendant la nuit, elle avait entendu des bruits suspects dans la chambre de Madeleine. La mère montra un visage étonné et fit semblant de ne pas comprendre la portée de la confidence de sa fille. Quelques mois plus tard, la jeune Madeleine annonça aux enfants qu'elle allait demeurer temporairement au logis de l’agronome de comté, prétextant qu’elle voulait être instruite de cette science. À cause de son départ, la vie de la famille fut un peu perturbée.
Sept mois plus tard, un garçon naquit. Il fut
donné en adoption. Madeleine aurait voulu le garder, mais Siméon s’y
opposa. Quand la servante revint chez son patron, elle se targuait
d’être désormais capable de le conseiller dans le développement de ses
cultures. Delphine feignait de croire les propos de sa
servante. En réalité, elle savait tout ; mais elle avait accepté cet
état sous la pression de son mari. Voulant le ramener à elle, elle
faisait tout en son possible pour devenir enceinte : ce qui se réalisa
enfin. Malgré cela, le manège continuait et Madeleine
fut de nouveau enceinte. Elle le réalisa quand des transformations
physiques commencèrent à apparaître. Des femmes du voisinage avaient
remarqué cela. Elles commencèrent à douter des prétendus apprentissages
de la jeune fille. Elles crurent avoir la confirmation de leurs soupçons
quand Madeleine se réfugia à nouveau chez l’agronome. Mais, elles
restèrent plutôt muettes connaissant la notoriété de Siméon dans la
paroisse. Cette fois-ci, Siméon voulait suivre l’évolution
de la grossesse de sa concubine. Il allait souvent visiter l’agronome.
Sa femme, un peu à regret, acceptait de l’accompagner. Siméon en
profitait pour permettre aux deux femmes de visiter un médecin. Celui-ci
leur annonça que les accouchements étaient prévus pour à peu près la
même période. Siméon était heureux et il voulait garder le bébé de
Madeleine. Il songea alors à différents scénarios où sa femme
accoucherait avant ou après sa cousine. Siméon alla voir le curé et lui annonça qu’il serait fort heureux de faire élever un monument du Sacré-Cœur devant l’église. Il se chargeait de tous les frais, indiquant faussement que des amis participeraient financièrement à ce projet. Le curé accepta et loua sa générosité. Trois mois plus tard, l’évêque du diocèse qui
était un fils de la paroisse vint bénir le monument. Il en profita pour
louanger l’implication de laïcs, comme Siméon, dans les affaires
religieuses. Toute la paroisse était fière de son premier magistrat.
Après la cérémonie, le curé invita Siméon à venir souper au presbytère
avec l’évêque. Son épouse qui était présente lors de la cérémonie
déclina l’offre, vu l’état avancé de sa grossesse. Quelques jours plus tard, la cousine Madeleine
accoucha d’un autre garçon. Ayant été informé de ce fait, Siméon réussit
à convaincre sa femme de l’accompagner chez l’agronome pour venir
terminer sa propre grossesse, prétextant qu’elle serait plus proche d’un
médecin. Delphine accoucha trois jours plus tard, elle aussi d’un
garçon. Siméon, accompagné de son épouse et de sa servante, ramena les
deux nouveau-nés à la maison. Il alla reconduire Madeleine chez ses
parents. Puis, il alla annoncer au curé qu’il voulait faire baptiser ses
jumeaux. Le prêtre fut un peu surpris parce qu’il n’avait jamais entendu
dire que Siméon attendait une double naissance. Le baptême eut lieu en l’absence des deux femmes.
Siméon, comme père des deux enfants, signa le registre paroissial qui
indiquait que Delphine était leur mère. Jusque-là, Madeleine n’avait pas dit mot. Une
fois de plus, elle était exclue de la maternité. Cette fois-ci,
cependant, la frustration était plus grande parce qu’elle avait
l’impression qu’on lui volait son bébé. Elle n’osa pas parler à ses parents de sa
frustration de peur d’être rejetée comme étant une fille de petite
vertu. Elle alla voir le curé à qui elle raconta tout. Ce dernier était
estomaqué, étant donné la réputation exemplaire de Siméon. Il raconta à
la fille qu’en tant que dépositaire des registres il n’avait pas à
faire d’enquêtes pour prouver la paternité ou la maternité. – «Mon rôle,
dit-il, est de recevoir les dépositions des personnes et d’agir en
conséquence. Par malheur, votre patronne n’était pas là pour donner son
point de vue. Même si elle avait affirmé ne pas être la mère d’un de ces
enfants, sa déclaration aurait été inutile parce que selon les règles de
notre mère la sainte Église, la femme doit obéissance à son mari et ne
peut pas le contredire. Il n’y a rien à faire de votre côté pour
rétablir légalement les faits.» Madeleine était à la fois contrariée et déçue.
Elle avait été répudiée par un homme qu’elle avait aimé. La première
fois, à contre cœur, elle avait accepté de donner son enfant en
adoption. Mais là, elle devait se résigner à voir grandir dans la
paroisse un enfant qui était le sien. Elle se reprochait sa trop grande
naïveté. Elle ne voyait qu’une solution à son malheur :
quitter le monde. Le curé l’aida dans son projet. Elle fut acceptée chez
les Trappistines, une communauté religieuse cloîtrée qui était vouée à
la contemplation.
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# 450
26 avril 2014 Un
curé audacieux Antonio
Lebouvier était le neuvième et dernier enfant d’une famille modeste.
Son père était un cultivateur peu prospère. Il avait peu d’ambition
et ne savait pas comment s’y prendre pour faire produire davantage sa
terre. Au contraire, sa mère était énergique et ambitieuse. Au début
de leur mariage, elle aidait son mari aux travaux de la ferme. Mais,
avec le temps, elle se consacra aux tâches de la maison. En été,
quand il y avait un cheval de disponible, elle l’attelait et faisait
le tour des rangs pour vendre des abonnements au Messager
de Saint-Joseph, un magazine religieux dédié au patron des
travailleurs. Un jour, une femme aux habits misérables lui indiqua
qu’elle aimerait bien recevoir le magazine mais qu’elle n’en avait
pas les moyens pécuniaires. La propagandiste lui promit de payer son
abonnement. À
l’âge de 13 ans, Antonio entra au Séminaire diocésain. Il se fit
remarquer par sa piété et sa façon originale de voir la vie. En Rhétorique,
son professeur de français et de diction, le Père Gustave, demanda à
ses élèves de produire une dissertation. – Vous avez le choix, leur
dit-il. Soit que le titre est «Pourquoi je veux devenir prêtre ?» ou
«Pourquoi je ne veux pas devenir prêtre ?» Antonio
s’attela à la tâche avec beaucoup d’enthousiasme et de cœur.
Emporté par son émotivité, il se permit de critiquer les prêtres
contemporains tout en indiquant qu’il voulait devenir l’un des
leurs. Il affirma qu’ils étaient trop bourgeois et peu enclins à la
spiritualité. Il indiqua que sa priorité à lui serait d’accompagner
les âmes au lieu de les sauver à tout prix comme certains curés
disaient le faire. Il voulait être au service et espérait ne pas se
considérer dans une classe supérieure. Pour illustrer ses propos, il
citait un ancien professeur de géographie qui avait plaidé lors d’un
cours qu’il avait le droit de chasser le gibier en tout temps parce
qu’il était prêtre. Le
Père Gustave fut offensé par les jugements de son élève. Il lui
donna 10 sur 30, soit la note la plus basse qu’il n’avait jamais
donnée. Il lui fit remarquer que ses propos avaient été trop sévères
et qu’ils ne correspondaient pas à la réalité. Lors d’un repas au
réfectoire communautaire, il raconta ces faits à un confrère. Le Supérieur
de l’établissement entendit la conversation et demanda au Père
Gustave plus de précisions. Le
Supérieur alla voir le directeur des élèves pour discuter du cas du
jeune Antonio. Le directeur lui fit remarquer que la conduite de cet élève
de même que sa piété étaient irréprochables. Il ne voyait pas
comment il pourrait justifier une mise à la porte. «Toutefois,
ajouta-t-il, je vais le réprimander et confisquer sa dissertation.» Par
la suite, Antonio montra un profil bas évitant de donner ses opinions
de peur d’être exclu du collège. À sa dernière année, il annonça
qu’il avait choisi la prêtrise. Le Supérieur montra la copie de la
fameuse dissertation au directeur du Grand Séminaire. Il fut convenu
qu’aucune objection ne serait retenue contre Antonio mais qu’il
serait étroitement surveillé lors de ses études théologiques. À
l’âge de 25 ans, Antonio fut ordonné prêtre dans la chapelle du
collège devant sa famille qui était fière de leur cadet. Dès le
lendemain, il reçut une nomination comme deuxième vicaire de la Cathédrale.
Cette paroisse qui abritait l’évêché avait un curé, mais en réalité
c’était la paroisse de l’évêque. Le curé était donc sous les
ordres directs du premier pasteur. Les
deux ans de vicariat d’Antonio se passèrent sans anicroche. Une fois
seulement, il avait trébuché. Lors d’une réunion des dames de
Sainte-Anne, à une question d’une assistante qui s’informait au
sujet de la régulation des naissances, il avait répondu qu’il
fallait d’abord questionner sa conscience. Le curé, étant informé,
lui indiqua que, ce disant, il allait à l’encontre de la doctrine de
l’Église. Puis,
Antonio fut nommé vicaire dans une paroisse où le curé était plutôt
dépressif. Ce dernier était autoritaire et n’acceptait pas les
discussions. Il suivait à la lettre les ordonnances de l’évêque
sans évaluer les retombées sur ses paroissiens. Antonio fut donc
contraint de se plier aux exigences de ce curé qui lui confiait les tâches
les plus ingrates selon ses désirs immédiats et pas toujours réfléchis.
Il aurait voulu demander d’être assigné à une autre paroisse. Mais,
il se rendait compte que sa dissertation de Rhétorique le suivait
partout. D’ailleurs, le curé l’avait interrogé à ce sujet. Après
trois années passées avec ce personnage peu sympathique, Antonio reçut
une nouvelle étonnante. Il était promu curé de Sainte-Clairina. Il
demanda à sa mère qui était veuve si elle voulait emménager avec lui
et devenir sa servante. Celle-ci accepta avec grand plaisir. Durant
les six premiers mois, l’abbé Antonio se contenta d’analyser la
situation. Il allait voir les gens, les recevait à son bureau :
tout pour les connaître le mieux possible. Outre cela, au plan de la
liturgie, il continua assez fidèlement la routine du curé qui
l’avait précédé. Lors de la grand’messe du dimanche, l’église
était pleine. Là où Antonio était manifestement déçu, c’était
la présence aux vêpres. Peu de gens se déplaçaient pour cette cérémonie. Un
jour, un cultivateur peu ambitieux avait signalé au curé Antonio
comment il était difficile de trouver de la main d’œuvre. Le curé
lui dit : «Je vais aller t’aider cet été.» C’est ainsi
qu’Antonio commença à aller aider les fermiers pendant la belle
saison. L’avant-midi, il accomplissait ses tâches cléricales,
recevait les gens à son bureau et lisait son bréviaire. L’après-midi,
quand le temps s’y prêtait, il retroussait sa soutane et participait
aux corvées de ramassage du foin, un jour chez un, un jour chez
l’autre. Avec le temps, il devint plus familier avec les hommes qui
d’habitude ne se confiaient pas aux prêtres. Il alla même, quand la
confiance régnait, à enlever carrément sa soutane : ce qui était
inusité à l’époque car même les grands séminaristes, futurs prêtres,
gardaient leur robe pour jouer au hockey. Parfois, il soupait chez le
fermier qu’il avait secouru, au détriment toutefois de sa mère qui
l’attendait. Cette
proximité auprès des hommes de la campagne ne plaisait pas à Anthime
Renard, l’un des plus gros cultivateurs de la paroisse. Il était
d’ailleurs le seul à posséder une automobile. Quant à lui, il
n’avait pas besoin de l’aide du curé car sa lignée de gars
suffisait pour l’exécution des travaux des champs. En plus, Anthime
était un homme sévère. On disait de lui qu’il avait des principes.
Il ne voyait pas la pertinence d’un homme de Dieu, la fourche à la
main. En
même temps que le pasteur Antonio s’engagea à travailler sur les
fermes, il fit le projet de dépoussiérer les vêpres. Il consulta
quelques paroissiens qui approuvèrent son projet. Le curé avait
remarqué que chaque rang avait au moins une croix de chemin, une
dizaine en tout dans la paroisse. Il décida qu’au lieu d’avoir des
Vêpres, le dimanche après-midi il inviterait les gens à se rencontrer
devant une de ces croix pour réfléchir et prier. À cet effet, il conçut
une liturgie teintée de la participation de ses fidèles. Les uns
lisaient des passages du Nouveau Testament ; d’autres chantaient des
prières. Le curé en profitait pour faire un court exposé. On appelait
cette cérémonie «les vêpres d’Antonio». D’ailleurs, la proximité
avait laissé tomber bien des barrières, car les hommes, rarement les
femmes, l’appelaient tout simplement Antonio. Constatant
qu’il n’y avait pas de croix au village, Antonio eut l’idée de
construire un modeste sanctuaire qui abriterait la source d’eau soufrée
sur le terrain voisin de la Fabrique. Certains paroissiens se cotisèrent
pour agrémenter l’espace d’une statue de la Vierge. Le bonhomme
Renard fulminait en soutenant que tout cet argent aurait dû être versé
à la Fabrique. Par ailleurs, certains prétendaient que l’eau de la
source guérissait les malades. Pour
donner un aspect nouveau à la messe, le curé décida d’inviter dans
le chœur un paroissien à lire l’épitre du jour en français, quand
la cérémonie était terminée. Après l’Ite
missa est (la messe est dite), le curé s’assoyait dans le chœur
et écoutait le texte choisi. Au début, ce sont des hommes qui
accomplissaient cette tâche. Après un certain temps, il invita une
religieuse qui enseignait au couvent. Les gens connaissaient cette
enseignante par le biais de leurs enfants, mais ne l’avaient jamais
entendu parler publiquement. Le dimanche suivant, ce fut au tour de la
femme du premier marguillier, un cultivateur assez prospère. Le
bonhomme Renard n’apprécia pas du tout la présence d’une femme
dans le chœur. – «Passe encore que ce soit une religieuse,
disait-il, parce qu’elle n’est pas une vraie femme ; mais permettre
à une mère de famille d’entrer dans le chœur, c’est un vrai
scandale.» Il ne le disait pas mais le premier marguillier était jugé
antipathique par son clan. Il alla voir l’évêque du diocèse. Il
raconta les accrocs à la liturgie que le curé se permettait en
insistant sur la présence d’une femme dans le chœur. Il gonfla les
miracles de la source d’eau et déplora l’absence de vêpres pendant
la belle saison. L’évêque ne savait pas trop s’il devait le croire
parce que, jusqu’à ce jour, rien ne lui avait été soumis concernant
l’implication pastorale de ce curé. Il promit de faire enquête. Deux
mois plus tard, le curé Antonio reçut une nouvelle nomination :
procureur à l’archevêché. Il était ébranlé. Sa mère n’y
comprenait rien. L’évêque l’inscrivit à l’université Laval
pour des cours d’administration pendant l’été et, en septembre,
Antonio se retrouva chargé des finances du diocèse et des paroisses.
Il n’avait jamais pensé qu’il écoperait d’une tâche loin des
gens du peuple. Mais il dut s’y faire. Son seul moment de bonheur,
c’était quand il disait sa messe le matin. Il martelait chaque
syllabe d’un texte en latin qu’il comprenait et en savourait le
sens. Le servant de messe qui recevait deux sous pour son service se
plaignait à ses camarades en disant qu’on devrait lui donner au moins
trois sous à cause de la longueur de la messe. Quatre
ans passèrent. Antonio contracta la grippe espagnole et il en mourut.
Son corps fut inhumé le jour même dans le cimetière des prêtres du
diocèse situé près de l’archevêché. Ses funérailles eurent lieu
un mois plus tard. Ses anciens paroissiens de Sainte-Clairina réclamèrent qu’un deuxième service religieux soit chanté dans leur paroisse. L’évêque s’y présenta dans sa tenue flamboyante habituelle et prononça l’éloge funèbre. À part le bonhomme Renard et son clan, tous furent déçus de la désinvolture avec laquelle l’évêque en profita pour magnifier le passage de ce curé dans la paroisse. |
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431
19 avril 2014 Les
œufs phoriques Ambroise
Baudon et Vivienne Migneron se marièrent au début des années 1940.
Ils s’établirent sur une terre. N’ayant pas d’enfant, ils adoptèrent
à la naissance un garçon qu’ils ont appelé Augustin. Ce dernier
avait un don particulier, celui de la clairvoyance. Une fois, il a
raconté à sa mère comment son père adoptif s’était pris pour
rassembler les taurailles à l’automne. Sa mère a écouté son récit
avec attention et finalement lui a dit : «C’est impossible que
tu saches cela, tu n’étais pas encore né.» Le jeune garçon de 10
ans répondit : «Je le sais parce que j’étais là.» Chaque
jour, Augustin avait la tâche de soigner la vingtaine de poules et de
recueillir les œufs. Un jour, en revenant du poulailler, il dit à sa mère :
«Il y a une présence parmi les poules. Je ne sais pas exactement ce
que c’est ; mais je pressens que les œufs sont contaminés par des
esprits.» Le père, ayant entendu ses propos, dit à Vivienne : «Fais-moi
une omelette. On va voir qu’encore une fois Augustin fabule.» Après
le souper, Ambroise s’endormit dans sa chaise berçante. Au bout
d’une dizaine de minutes, il se réveilla en sursaut. Il n’était
plus le même homme. Il se mit à raconter des histoires à Augustin, ce
qu’il n’avait jamais fait auparavant. Des mots rarement utilisés
sortaient de sa bouche légèrement pâteuse. À un moment donné, il se
tourna vers sa femme. «Si la brunante n’était pas à nos portes,
dit-il, j’irais bûcher. Je me sens dans une forme comme si
j’avais 16 ans.» Vivienne
qui était une femme plutôt timide se mit à avoir peur. Augustin avait
raison. Les œufs avaient produit
des effets inattendus sur son mari. «Heureusement, se disait-elle, que
moi et mon fils n’avons pas voulu manger de l’omelette.» Le
problème pour Vivienne c’est qu’elle vendait la plus grande partie
de sa récolte d’œufs : une partie à une voisine, une autre aux
membres d’un club de chasse et de pêche et une troisième à de la
parenté au village. «Si les œufs sont contaminés, se dit-elle, je ne
peux pas en mon âme et conscience les vendre.» Elle écoula d’abord
sa réserve d’œufs placés dans une armoire le long de l’escalier
de la cave. Quand la voisine se pointa pour acheter des œufs, Vivienne
lui confia le grand secret. Celle-ci désappointée refusa d’en
acheter et retourna chez elle. Elle en parla à son mari qui lui dit :
«Va voir Vivienne et achète six œufs. J’aimerais voir les effets
que cela produit.» Le
mari eut une phase d’hallucination et de bien-être. C’était comme
une vraie drogue. La rumeur se propagea dans la paroisse. «Les
œufs d’Ambroise Baudon étaient drogués.» Le voisin continua d’en
acheter, mais Vivienne refusait d’en vendre à d’autres personnes prétextant
que les poules étaient en chômage temporaire. Un
samedi matin, le bedeau se présenta chez les Baudon. Il disait vouloir
acheter une douzaine d’œufs. «Il m’a fait promettre de ne pas en
parler, dit-il, mais les œufs sont pour le curé. Ne le dites pas à
personne.» Vivienne refusa de vendre ; mais après insistance de la
part du bedeau, elle acquiesça en soutenant qu’elle ne se rendait pas
responsable de ce qui pourrait arriver. En partant, il dit : «Monsieur
le curé veut goûter à ces œufs phoriques.» C’est la première
fois que Vivienne entendait ce dernier mot. Le
curé Mainville était aimé et admiré dans sa paroisse. Il avait un léger
défaut de langage. Quand il avait demandé à son bedeau d’aller chez
les Baudon, il avait dit : «Va acheter ces œufs euphoriques ; je
veux y goûter.» Il avait alors escamoté la syllabe « eu »
si bien que le bedeau avait compris «œufs phoriques». Cette dernière
expression fut retenue. Le
curé s’adonnait avec jouissance aux plaisirs de la table et prenait
de temps à autre un p’tit coup, mais il ne s’était jamais déplacé
auparavant. Ce soir-là, il avala gloutonnement l’équivalent de
quatre œufs transformés en omelette par la servante. Le dimanche
matin, il ne se présenta pas à l’église pour la basse-messe. La
servante vint avertir que celui-ci était légèrement indisposé ; mais
qu’il serait là pour la grand-messe. À l’heure dite, le curé
entra dans le chœur escorté de deux jeunes en soutane rouge. Il commença
sa messe. Ses gestes étaient plus lents que d’habitude. Toutefois, il
n’escamotait aucune syllabe et parlait avec plus de force. Après
l’Évangile le curé monta en chaire. Il fit son prône. Ensuite, il
leva les bras en l’air et dit d’une voix forte : -
Dominus illuminatio mea et salus mea. Quem timebo ? Le Seigneur est ma
lumière et mon salut. Qui craindrai-je ? Mes biens chers frères.
J’ai eu un songe extraordinaire, cette nuit. Le Seigneur m’est
apparu. Il m’a dit : «Je t’ai envoyé sur terre pour que tu me
ramènes les brebis perdues. Tu es mon messager le plus fidèle et le
plus puissant. Ne doute pas de tes pouvoirs ; ils sont immenses. Désormais,
tu n’as plus qu’à lever le petit doigt et tu auras tous les
plaisirs de la terre à tes pieds parce que tu auras su vaincre tes
ennemis.» Puis, par une faveur particulière, il m’a nommé les
paroissiens qui séjourneront en enfer pour l’éternité. D’autres
que je ne nommerai pas visiteront le purgatoire pour des périodes plus
ou moins longues parce qu’ils ont gagné des indulgences sur terre.
Quant à moi, je serai à la droite du Seigneur pour accueillir dans le
ciel ceux qui l’auront mérité. Les
Baudon et leur fils, assis dans la dernière rangée de la nef, écoutaient
avec attention ces paroles et se regardaient à la dérobée. Des
paroissiens se tournaient vers eux pour épier leurs réactions. Le
marguillier en chef se leva et dit : -
Monsieur le curé, il vaudrait mieux pour vous d’arrêter ce sermon.
Vous n’êtes pas en état de prêcher. Il ne faut pas que cela finisse
en scandale. Le
curé surpris de cette intervention devint tout rouge et sembla
reprendre ses esprits. Sans dire un mot, il descendit de la chaire et
continua la messe. Il régnait dans l’église une atmosphère inquiétante.
Pour plusieurs, c’était la première fois que la messe était aussi
longue. Pourtant le curé, par mégarde, passa des paragraphes qu’il
aurait dû dire. Il oublia même d’élever le ciboire à la consécration. Après
la messe, le marguillier en chef alla s’excuser auprès du curé pour
son intervention. En bon joueur, le curé lui dit qu’il avait bien
fait. – Tu as été ma lumière et mon salut, lui dit-il. Les
paroissiens étaient gênés par les propos de leur curé. Mais ils
souhaitaient que cet incident ne l’oblige pas à quitter la paroisse.
Aussi, ils convinrent de mettre le tout sous le boisseau. En revanche,
ils parlaient abondamment des œufs phoriques du père Baudon. Les
femmes étaient consternées ; les hommes qui étaient souvent en manque
d’alcool voyaient une façon de se changer les idées en consommant
ces œufs phoriques. Une dame du village décida de lancer un mouvement
anti-phorique un peu à la façon du Cercle Lacordaire qui préconisait
l’abstinence totale d’alcool. Une bonne partie des femmes adhérèrent
au mouvement. Il leur fallait un aumônier. Le curé accepta, voulant
ainsi se disculper du scandale qu’il avait provoqué. Entre
temps, un gros cultivateur de la paroisse alla rencontrer le père
Baudon. Il lui offrit 200 dollars pour l’achat de sa vingtaine de
poules. Madame Baudon intervint : «C’est un gros montant qui
servira à payer deux termes de terre. En plus, on va être libéré de
ce fardeau.» Toutefois, son mari ne voyait pas les choses de la même
façon. Il se disait qu’il pourrait gagner encore plus en vendant
lui-même les œufs. Il refusa l’offre. Dans
les jours qui suivirent, la demande d’œufs ne cessa de croître.
Habitués à vendre ses œufs à la douzaine pour un coût de 25 sous,
les Baudon commencèrent par augmenter leur prix. Ils étaient rendus à
deux dollars la douzaine. Toutefois, devant la forte demande, ils ne
purent suffirent si bien qu’ils en arrivèrent à vendre leurs œufs
à un maximum de trois à la fois. Cinquante sous pour un œuf, le père
Baudon se voyait déjà riche. Le manège dura des mois jusqu’à ce
qu’un enquêteur du Gouvernement se montre le nez. Des plaintes
avaient été formulées à l’effet que les Baudon refusaient de
vendre leurs œufs à certaines personnes. L’inspecteur du
Gouvernement ne trouva rien d’anormal et rejeta les plaintes. Un
bon matin, le jeune Augustin remarqua que deux poules avaient disparu
pendant la nuit. Il en fit part à son père qui s’empressa
d’installer un cadenas sur la porte du poulailler. Madame Baudon
devint de plus en plus anxieuse. «C’est bien beau s’enrichir, se
disait-elle, mais on est en train de diviser la paroisse et peut-être
de diriger des âmes vers l’enfer.» Elle alla voir le curé pour lui
communiquer ses inquiétudes. Celui-ci qui n’avait pas consommé d’œufs
depuis son fameux sermon ne savait trop quoi lui conseiller. Il
craignait lui aussi la division de la paroisse et la perte des âmes. «Tout
ce que je peux vous suggérer, dit-il, c’est de tuer ces poules et de
les donner aux renards.» Son mari ne voulut rien savoir de la
suggestion. Après
mûre réflexion, elle en parla à son fils Augustin et lui demanda de
dissiper les esprits qui s’étaient introduits dans le poulailler.
Celui-ci doutait qu’il puisse accomplir cette tâche. «En tout cas,
parle aux poules, peut-être qu’elles-mêmes pourront chasser les
intrus, de dire la mère.» Augustin suivit son conseil. Rien ne changea
; les œufs étaient toujours aussi phoriques. Il pensa priver les
poules de nourriture. Il en parla à sa mère qui refusa parce qu’elle
jugeait ces actions comme étant de la cruauté. Le
jeune Augustin eut une idée : Ne pas fermer la nuit la trappe qui
permettait aux poules d’aller dehors. «Ainsi, se dit-il, les
renards pourront venir chercher les poules pendant la nuit.» La mère
acquiesça à ce stratagème. Mais il était important que le père ne
soit pas mis au courant. Septembre arriva. La production d’œufs déclinait de jour en jour. Quand le père réalisa la situation, il se rendit au poulailler. Il ne restait que deux poules. Fou de rage, il les tua et alla les porter derrière la grange. Au bout de deux jours, les corps avaient disparu. Le père Baudon n’a jamais voulu dévoiler le montant substantiel dû à la vente de ces œufs phoriques. |
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#
410
11 avril 2014 Rumeurs
destructrices J’avais
une douzaine d’années. Nous étions en train de souper. Ma mère
avait préparé une omelette assortie de grillades de lard. Pendant que
nous dégustions cet excellent mets, celle-ci nous a dit : –
Mes enfants, Monsieur Cyrille viendra veiller ce soir. J’aimerais ça
que vous lui demandiez de nous raconter l’histoire de son frère Régis.
–
Pourquoi maman, reprit ma sœur Carmelle ? –
Parce que cette histoire m’a toujours intriguée. Je ne sais pas ce
qui est vrai. Monsieur
Cyrille se présenta. Nous étions tous nerveux. Chacun de son côté se
demandait comment faire cette demande. Comme ma mère parlait avec
Monsieur Cyrille, elle se tourna vers Carmelle qui se tordait sur sa
chaise et lui dit : –
Que se passe-t-il Carmelle ? Du
tac au tac, elle répondit : –
Je voudrais demander à Monsieur Cyrille de nous raconter l’histoire
de son frère Régis ; mais je suis trop gênée. –
Il y a longtemps qu’on m’a demandé cela, de riposter le sexagénaire
; mais je suis prêt à vous dire toute la vérité. Je sais que des
cancans ont circulé dans la paroisse. Il y a tellement de faussetés. Monsieur
Cyrille prit une grande respiration et commença son histoire. *
* * Régis
est né deux ans après moi. Le premier souvenir que j’ai de lui,
c’est lorsque j’avais quatre ans. Un dimanche après-midi, ma mère
nous berçait, lui et moi, en chantant des cantiques. Il m’a mordu au
bras. Notre bonne maman qui est maintenant décédée lui donna une tape
aux fesses et le déposa par terre. Il fit une crise épouvantable. À
l’école, Régis apprenait très bien. Il lui arrivait de gagner des
combats de calcul mental auxquels je participais. Le seul défaut
qu’il avait, c’était de pincer les fesses des filles qui, parfois
en riaient, parfois en pleuraient. La maîtresse sortait alors sa règle
et lui en assénait des coups jusqu’à ce qu’il s’excuse. Du lot
d’élèves que nous étions à l’école de rang, il semblait avoir
le béguin pour Marguerite, la fille du Père Concombre. On appelait cet
homme ainsi parce qu’il était le seul dans le rang à cultiver un
grand champ de concombres. Quand
Régis était en cinquième année, un jour, il arriva à l’école
avec une cigarette qu’il s’était roulé à même le tabac de mon père.
La maîtresse lui interdit d’entrer en lui disant : «Tu choisis
l’école ou la cigarette.» Il ne voulut plus retourner à l’école.
En passant, moi j’ai persévéré et j’ai obtenu mon certificat de
septième année avec mention honorable. J’étais alors l’un des
plus instruits du rang. Régis
voulait toujours gagner. Ma mère avait reçu de sa sœur un cadran
rouge. Je convoitais ce cadran et Régis aussi. Comme ma mère ne se décidait
pas à le donner, il prit le cadran en cachette, l’apporta dans
l’atelier de mon père, prit une masse et le fit éclater en mille
morceaux. Il ramassa une dizaine de morceaux et me les donna en disant :
«Tu l’as maintenant ton cadran.» Ma mère n’a pas dit un mot ;
mais mon père était furieux. Il a sorti sa strap
en cuir et a réchauffé les fesses de Régis. Celui-ci trouvait la
punition trop forte en fonction du délit. Il en voulut alors à mon père.
Un soir, il m’a lancé : «Un jour, l’père il va me le payer.» Quand
Régis eut 14 ans, mon père lui donna une pipe et lui dit : «À
14 ans, tu es maintenant un homme.» J’étais envieux parce que mon père,
ayant eu les mêmes propos à mes 14 ans, m’avait donné un couteau de
poche. De
temps à autre, Régis allait veiller
chez le Père Concombre. Marguerite semblait avoir d’autres prétendants,
mais il ne s’en inquiétait pas parce que celle-ci à l’évidence
l’avait dans son cœur. Elle admirait son aspect viril, son
comportement fonceur et son air de malfrat. Mais le Père Concombre
veillait au grain et n’appréciait pas du tout ce prétendant sans
avenir à son dire. Un bon soir, il lui conseilla de ne plus jamais
revenir. Arrivé
à la maison, il fit une crise mémorable. Il cassa une chaise et allait
s’en prendre à la radio quand mon père se leva et le calma. Par la
suite, son humeur avait changé et il était peu loquace. Il prit
l’habitude d’aller à la buvette. C’est ainsi dans ce temps-là
qu’on appelait la taverne. Chaque
samedi soir, Régis partait à pied, le plus souvent en courant, et
franchissait le mille et demi qui séparait la maison de la buvette au
village. Quand il passait devant les Concombre, la main dans sa poche,
il pointait un doigt d’honneur. Il avait alors 16 ou 17 ans. D’un
pas lent et incertain, il revenait vers minuit saoul. Avant qu’il
arrive, ma mère allait se coucher pour ne pas le voir dans cet état et
parce qu’elle avait peur. Mon père l’attendait en fumant sa pipe et
en écoutant la radio. Un
dimanche matin, le Père Concombre se rendit compte que la croix de
chemin qui était située sur sa terre près de la
maison avait été vandalisée. Cette croix lui tenait beaucoup
à cœur car elle avait été plantée pour remercier le ciel d’avoir
sauvé son plus vieux de la noyade. La croix était maculée de peinture
blanche et les extrémités en forme de pentaèdre avaient été arrachées.
Régis fut rapidement soupçonné. D’autant plus que l’événement
s’était produit le soir de ses saouleries et qu’il passait forcément
devant la croix pour revenir à la maison. Sans compter aussi la rancœur
qu’il entretenait envers
la famille Concombre. À
la maison, Régis nia formellement être l’auteur du méfait. Mon père
ne le crut pas. Il alla même en cachette voir le maire pour qu’il
institue une enquête. Quand Régis eut vent de cette démarche, il en
voulut au père. Par la suite, il devait continuellement se retenir pour
ne pas exploser. En même temps, mon père se sentait menacer et était
de plus en plus inconfortable quand il était seul avec lui. Quelque
mois plus tard lorsque le calme semblait s’être installé, mon père,
Régis et moi, nous décidâmes d’aller chasser le chevreuil sur les
terres de l’oncle Anthime au huitième rang. Arrivés au lieu de
chasse, mon père nous proposa de nous séparer : «Marchez chacun
trois arpents, l’un vers l’est et l’autre vers l’ouest, dit-il.
Puis ensuite, dirigez-vous franc sud. Il faut éviter les accidents. On
revient ici dans deux heures.» À
un moment, j’ai entendu une détonation de fusil. Je souhaitais que la
cible eût été atteinte. À l’heure dite, j’étais revenu au point
de départ. J’attendais impatiemment quand soudain Régis apparut en
braillant comme un veau et en gesticulant de façon désordonnée :
«J’ai tué mon père, me cria-t-il.» J’étais abasourdi. Je me
suis rappelé ses paroles d’autrefois : «Un jour, l’père il
va me le payer.» Alors, je me suis dit : «Il a volontairement tué
notre père.» Ce
fut une épreuve épouvantable pour toute notre famille. La rumeur se
propagea à l’effet que Régis avait fait feu sur mon père à la
suite d’une dispute alimentée par le saccage de la croix du Père
Concombre. Il y avait tellement de versions différentes que l’une
d’elles était à l’effet que le meurtre avait été commis dans le
fenil de la grange ; qu’une autre affirmait que souvent Régis avait
menacé mon père de le tuer quand celui-ci le battait et même que mon
père était encore plus violent que son fils. Quelques
jours après le service funèbre, la police débarqua chez nous. Régis
fut arrêté et accusé d’avoir tué mon père avec préméditation.
Il fut conduit à la prison de comté. Jusque-là, ayant toujours clamé
que c’était accidentel, nous étions portés à le croire. Avec
l’entrée de la police dans le dossier, nous doutions de son
innocence. À quelques occasions, j’allai voir Régis en prison. Il
m’expliquait avec force détails comment l’accident était arrivé,
qu’il avait cru voir un chevreuil derrière un buisson et qu’il
avait fait feu. Il me disait qu’il n’aurait jamais pu faire ça à
mon père, même s’il avait déjà sous-entendu ce désir. Le
procès eut enfin lieu. Ma mère m’avait demandé d’y assister.
J’ai suivi les interrogatoires avec attention. Mes enfants, il serait
trop long de raconter tous les mensonges et les demi-vérités que
j’ai entendus. Le Père Concombre fut appelé à la barre. Il raconta
comment Régis était violent, que c’était un soulon qui préférait
la buvette à l’église et qu’il avait même vandalisé sa croix.
Tant qu’à y être, il aurait pu affirmer faussement qu’il ne
faisait pas ses Pâques. Ma mère fut demandée comme témoin. C’était
pénible de la voir défendre son fils dans des mots entrecoupés de
larmes. Elle savait que Régis n’avait pas visé mon père, que c’était
un accident. J’ai moi-même été interrogé. Je pense que mon témoignage
a fait pencher la balance. Régis
fut acquitté faute de preuves. Mais le mal était fait. Encore
aujourd’hui beaucoup de gens sont convaincus de sa culpabilité. Ce
fut longtemps le sujet de prédilection des conversations dans la
paroisse. Il
y a quelques années, j’ai appris que le vrai coupable du saccage de
la croix était le sans génie de Théodore. Il a raconté ce fait à
ses amis de la buvette quelques mois après le décès de mon père. Il
était jaloux du succès que Régis avait auprès des filles. Il avait
fait cela pour que Régis soit accusé de ce saccage. Régis
vit maintenant dans une ville dont seule notre famille connaît le nom.
Il est marié et a cinq enfants. Il vient nous voir chaque été ; mais
il ne se montre pas en public. Si on vous parle de Régis, dites à vos
amis que celui-ci n’est pas coupable de ce que l’on a accusé et,
qu’à cause de ces fausses rumeurs, il a dû s’exiler. Il est vrai
qu’il avait des sautes d’humeur, mais de là à saccager une croix
et à tuer son père volontairement, il y a un mur que Régis n’aurait
jamais franchi. Il n’était pas un ange mais il n’était pas un démon,
loin de là. Bref, je vous dis, les enfants, n’apportez pas foi aux rumeurs qui très souvent sont destructrices. Vous connaissez maintenant toute la vérité concernant mon frère Régis. |
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# 391
4 avril 2014 Un
prêtre tourmenté Pendant
son adolescence, Marie-Anna avait reçu une Bible d’un de ses oncles
protestants. Elle en lisait en cachette des extraits car la lecture de
ce livre était interdite chez les catholiques. À 21 ans, elle
rencontra un homme fier, mais de peu de foi et ils se marièrent. Plus
que tout au monde, Marie-Anna désirait avoir un fils qui devienne prêtre.
Quand elle fut enceinte, elle cherchait dans sa Bible des passages qui
confirmeraient son désir. Un garçon vit le jour et elle le fit appeler
Jérémie, comme le prophète dans le livre saint. Il était d’une
beauté remarquable, d’un caractère doux et d’une âme tendre faite
pour aimer. Dès qu’il sut lire, sa mère lui indiquait de courts
passages de la Bible qu’il s’astreignait à apprendre par cœur. Sa
mère était fière de son gars qui grandissait sereinement en âge et
en sagesse. Elle le présentait à ses proches comme étant son futur prêtre.
Quand son mari l’entendait prononcer ces paroles, il détournait la tête
en signe de désaccord. Il voulait le garder sur la ferme pour l’aider
dans ses travaux et éventuellement pour qu’il puisse prendre
possession du bien paternel. Quand
il entra au Séminaire comme pensionnaire pour y entreprendre des études
classiques, il demanda à sa mère la permission d’apporter la Bible,
mais sa mère s’y opposa. D’une part, elle voulait garder ce précieux
livre pour se ressourcer dans ses moments tranquilles où ses enfants étaient
couchés et où son mari écoutait la radio ; d’autre part, elle
craignait que le livre soit confisqué par les prêtres. Après avoir
choisi son directeur spirituel, Jérémie lui demanda de lui prêter un
exemplaire de la Bible. Ce dernier était étonné de recevoir une telle
demande d’un jeune adolescent de 13 ans. Il lui dit : – Tu dois
savoir que ce livre pourrait être pernicieux pour une jeune âme.
Aussi, l’Église dans sa sagesse prohibe sa lecture. Je peux cependant
te prêter une copie du Nouveau Testament. Jérémie
songeait souvent aux sacrifices que ses parents faisaient pour lui payer
son cours classique. Il pensait souvent à sa mère dont le plus grand rêve
était qu’il accède un jour à la prêtrise. Mais, il n’était pas
sûr de s’engager dans cette voie surtout quand il constatait
l’attitude de certains prêtres qui semblaient plus préoccupés par
les plaisirs de la vie que par leur spiritualité. Quand
Jérémie fut dans sa dernière année du cours classique, il fallait
que chacun annonce publiquement son choix de carrière lors d’une cérémonie
appelée prise de rubans. Il décida d’opter pour le ruban blanc,
celui du sacerdoce. Il se rappelait les paroles d’un de ses
bienfaiteurs prêtres : – Si tu veux aller au ciel, la meilleure
voie est la prêtrise. Tu es le serviteur de Dieu et tu peux communiquer
directement avec Lui. Il
écrivit à ses parents pour leur annoncer la décision qu’il avait
prise. Sa mère était ravie ; son père était déçu, mais il s’y en
attendait. Ceux-ci vinrent à la prise de rubans avec leurs six autres
enfants. Sur un total de 35 élèves finissants, 23 avaient choisi le même
état de vie que Jérémie. C’était un grand jour pour les prêtres
du Séminaire qui voyaient une relève de jeunes hommes qu’ils avaient
en grande partie formés. À
son arrivée au Grand Séminaire, Jérémie demanda la permission de
pouvoir se procurer une Bible. Elle lui fut accordée. Mais
l’enthousiasme de ses jeunes années décrut rapidement et peu à peu
il se désintéressa de la lecture de ce précieux livre. Il se
contentait d’écouter les cours d’écriture sainte donnés par un
professeur qui lisait ses notes sans grande conviction. Le
grand jour arriva. Il fut ordonné prêtre dans sa paroisse natale.
L’après-midi même, il reçut sa première nomination de l’évêque :
vicaire à Saint-Martin-de-Legendre, une paroisse située à 80 kilomètres
de la maison paternelle. Ses parents étaient déçus d’être encore
une fois si loin de leur fils. L’abbé
Jérémie se rendit dans sa nouvelle paroisse. Il rencontra le curé
Pierre Durang qui lui fit une très mauvaise impression. Ce dernier
avait le nez et les joues rouges et il sentait l’alcool. On l’avait
prévenu que ce curé était un mangeur d’âmes et de vicaires ; mais
il n’en avait pas cru un mot. En
plus de ses tâches liturgiques, le curé demanda à Jérémie de
s’occuper des loisirs des jeunes. Le jeune vicaire rencontra ces
derniers qui souhaitaient avoir une patinoire au village. Il était
d’accord. Il en parla au curé qui accepta à la condition que les garçons
et les filles puissent patiner à des périodes différentes. Avec
l’aide de la municipalité et de bienfaiteurs, le projet vit le jour.
Chaque
fin de semaine, le vicaire en profitait pour rencontrer les jeunes. Il
leur racontait souvent des histoires de la Bible, mais surtout d’un
sujet imposé par son curé, soit les pièges des relations amoureuses.
Les jeunes filles en particulier s’agglutinaient autour de lui et
buvaient littéralement ses paroles. Toutefois,
ce qui préoccupait particulièrement Jérémie, c’était le sacrement
de Pénitence. Au début, il n’avait pas remarqué que le curé
terminait ses séances de confession bien longtemps avant lui. Les deux
confessionnaux étaient dans la sacristie, chacun devant une rangée de
bancs. Quand il n’y avait plus personne qui attendait dans sa rangée,
le curé quittait. Des dizaines de personnes, surtout des jeunes, préféraient
attendre pour se confesser au vicaire. Un
jour, une jeune fille se présenta au confessionnal. Elle lui dit :
–
Mon père, je m’accuse d’avoir embrassé un garçon sur la bouche. –
Quel âge as-tu, répondit le vicaire ? –
16 ans. –
Tu sais que c’est mal. As-tu fait d’autre chose ? –
Moi, non. Mais lui a fouillé sous ma robe. –
Je te donne l’absolution, de dire le vicaire profondément embarrassé. Un
autre jour, la confession des péchés commença comme la précédente. –
Mon père, je m’accuse d’avoir embrassé un garçon sur la bouche. Le
vicaire étonné d’entendre une voix masculine se tourna vers le pénitent.
C’était bel et bien un garçon. Il posa alors les questions
habituelles. Le garçon de 17 ans ajouta sans gêne qu’ils s’étaient
aussi caressés et plus encore. Le vicaire n’avait aucune préparation
pour affronter une telle situation. Il se contenta de lui demander
s’il regrettait son geste et s’il avait l’intention de récidiver.
Le jeune garçon affirma que si l’occasion se présentait, il le
referait. –
Dans ce cas-là, reprit le vicaire affolé, je ne peux pas vous donner
l’absolution. –
Dans ce cas-là, répliqua le garçon sur un ton moqueur, gardez-la
votre absolution. Je n’en ai pas besoin pour vivre. Peu
à peu, l’abbé Jérémie remarqua qu’une jeune fille de 19 ans qui
s’appelait Malvina était toujours présente lors de ses
apparitions publiques et qu’elle le dévorait des yeux avec avidité.
Bien plus, tous les samedis, elle se présentait au confessionnal pour
lui raconter en détails ses pensées impures. Le vicaire ne savait plus
comment réagir. Il n’osait pas en parler au curé de peur de se faire
réprimander. Il aurait voulu être changé de paroisse ; mais il ne
pouvait pas accepter de subir cet échec au tout début de son
sacerdoce. Il décida d’aller voir son ancien directeur spirituel au Séminaire.
Celui-ci était malade et ne pouvait pas le recevoir. Les
mois passèrent. Les révélations aux confessions continuaient. Le
vicaire était de plus en plus troublé dans sa chair et craignait de
succomber un jour aux tentations qui le harcelaient. Il passait des
nuits à genoux sur son prie-Dieu dans sa chambre à invoquer saint Jérémie
de lui venir en aide. Les jeunes filles continuaient leur manège de séduction
; mais le saint semblait ne pas s’en préoccuper. Un
jour que le curé était allé à la fête des anciens au Séminaire et
que sa servante l’avait accompagné pour visiter ses parents, Malvina
qui avait maintenant 20 ans se présenta au presbytère. Elle apportait
un six-pâtes et une bouteille de vin de gadelles, piquée à ses
parents. Elle dit au vicaire : - Comme je savais que vous étiez
seul, j’ai pensé venir souper avec vous. Le
vicaire était mêlé. Il était flatté dans sa chair d’être le
sujet de tant d’attentions. Son esprit lui disait de se méfier pour
ne pas tomber dans les pièges de la séduction. Le souper se passa dans
la joie et dans le vin. Lorsqu’ils firent la vaisselle, Malvina échappa
volontairement une assiette par terre. Le vicaire se mit à genoux pour
ramasser les éclats. Il pensait à ce que dirait la servante quand elle
s’apercevrait qu’il manquait une assiette à la précieuse
collection du curé. Soudain Malvina le serra de toutes ses forces. Il
voulut s’en défaire. Le diable lui-même le gardait souder à cette
jeune fille. C’est alors que Malvina suggéra d’aller dans sa
chambre à coucher. Il succomba à la tentation et fit ce qu’il
n’avait jamais fait auparavant. Les
jours qui suivirent furent des plus pénibles pour lui. Il perdit peu à
peu l’appétit. Le curé ne s’en souciait pas, mais la servante, se
souvenant de l’assiette cassée, craignait le pire. Elle lui procura
un tonique vivifiant et il reprit un peu d’entrain. Il pensait aller
se confesser, mais à qui. Alors qu’il commençait à oublier son
aventure, Malvina alla le rencontrer au confessionnal
pour lui annoncer qu’elle était enceinte … de lui. Une tonne
de briques sur la tête aurait produit encore moins d’effets. Avec
le temps, il se sentait toutefois de plus en plus attirée par cette
jeune fille. C’est comme si la soutane ayant été enlevée devant
elle, il reprenait en main sa vie sexuelle longtemps refoulée. Il
demanda au curé la permission d’aller visiter ses parents. Il partit
avec Malvina et se rendit à Québec. Ils se marièrent chez les
Protestants et quelques années plus tard, il fut laïcisé. Il ne put
jamais retourner voir ses parents parce que l’évêque du diocèse
l’avait interdit de séjour dans sa paroisse natale. Depuis
ce temps, il relit souvent le texte du prophète Jérémie. « Maudit soit le jour où je suis né ! Le jour où ma mère m'enfanta, qu’il ne soit pas béni ! Maudit soit l'homme qui annonça à mon père cette nouvelle : Un fils, un garçon t’est né ! … Pourquoi donc suis-je sorti du sein ? Pour vivre peine et tourment, et finir mes jours dans la honte ! » |
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# 342
15 mars 2014 Une
vie gâchée De son côté,
le père Beloeil commençait à souffrir de rhumatisme. Lors d’un
souper, il annonça à sa femme et à ses deux fils qu’il donnerait sa
terre au premier qui se marierait, sous certaines conditions comme d’héberger,
de nourrir et de vêtir lui et sa femme jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Armand et Xavier savaient bien qu’un jour leur père
prendrait cette décision, mais ils n’avaient pas prévu que ce serait
si tôt. Judith, la
fiancée d'Xavier, était
ravie du fait que sa sœur aînée puisse enfin trouver un mari.
Marie-Anne mijota un projet sans consulter Armand, son futur, soit de se marier le
même jour que sa sœur. Judith accepta l’idée avec joie. Toutefois,
elle craignait la réaction d’Xavier. Après quelques jours, elle lui
en fit part. Celui-ci était catégoriquement défavorable. Devant
l’insistance et les menaces de sa fiancée, il finit par acquiescer.
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# 309
1 mars 2014 Une
cloche volée
La cloche fut commandée et quelques mois plus tard, elle fut livrée.
Le nouveau curé Anthime Mallet l’entreposa dans la grange de la
Fabrique en attendant la fin de la construction de la chapelle. Un bon
matin, le bedeau alla voir le curé et lui dit : - La cloche a
disparu. Elle n’est plus dans la grange. Le curé les
informa que les Anglais dirigés par James Wolfe remontaient le
Saint-Laurent et qu’ils détruisaient tout sur leur passage. Selon
lui, ceux-ci avaient brûlé des maisons et des granges à Saint-Jean
Port-Joli et ils continuaient leur route destructrice vers Québec. Il
ajouta que des femmes avaient été violées, que des saccages de
maisons et des vols avaient été effectués, et qu’au moins un
meurtre avait été commis quand l’occupant avait voulu s’opposer.
Il conclut en disant : « Mes bien chers frères, cessons
nos luttes fratricides et unissons-nous. » C’est d’ailleurs
exactement ce que dira Honoré Mercier en 1887. On aurait pu
penser que, dans les circonstances, la chicane Melchior-Gaspard
s’estomperait. Mais tel ne fut pas le cas. Chacun de leur côté
envoya des émissaires auprès de la troupe anglaise, leur fournissant
des renseignements parfois vrais parfois faux, pour que chacun soit épargné
au détriment de l’autre. Un jour, les
paroissiens apprirent qu’une étrange situation s’était produite
dans un rang de la paroisse voisine située plus à l’est. Le
commandant de la troupe avait ordonné à un soldat de brûler une
grange. Au moment où ce dernier s’apprêtait à mettre le feu, une détonation
se fit entendre. Le soldat se tourna vers ses compagnons qui lui signifièrent
que personne d’eux n’avait tiré. Celui-ci, mort de peur, ne put
accomplir sa tâche et retourna vers le commandant qui délégua un
autre homme. La même situation se produisit. Le commandant décida
d’y aller lui-même. Mais, peine perdue, la détonation
s’amplifiait. Il décida de passer à la ferme voisine. « Pourquoi
cette grange avait-elle été épargnée, se demandaient les paroissiens
de Saint-Amable ? » Le doyen de la paroisse avait sa petite idée. Il était
certain que la cloche volée se trouvait là. Les paroissiens, au grand
dam du curé, continuaient de penser à leur cloche même si la
situation était très dramatique. -
Mais si elle avait été transportée ailleurs depuis ce temps-là ? -
C’est une fausse piste, répondit le curé qui avait étudié le
thomisme. Comment un homme qui aurait donné une cloche, pourrait-il la
dérober ? Ça n’a pas de sens. -
Mais pourquoi as-tu fait cela, reprit le prêtre. -
Je voulais qu’on accuse Melchior pour qu’il quitte la paroisse. -
Gaspard, tu as fait un geste insensé et irréfléchi. Je ne sais pas ce
que les habitants vont penser de toi, mais moi je suis prêt à te
pardonner parce que votre animosité a permis de sauver la paroisse
d’un désastre sans bornes. Maintenant, en guise de réparation, tu
vas écrire une lettre à Melchior lui promettant de cesser les
embrouilles et lui proposant une réconciliation. |
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# 295 22 février 2014 Une chapelle controversée Après une trentaine d’années, une nouvelle paroisse a vu le jour et l’évêque de Québec lui a donné le nom de Saint-Paul pour souligner le courage et la persévérance du premier défricheur. Pendant ce temps, la famille de Paul Maillet s’était agrandie. Elle comptait maintenant 15 enfants dont sept garçons. Après son mariage, Armand, le dernier des fils qui portait maintenant le patronyme de Batoche, décida d’acheter un lot dans le quatrième rang de Saint-Paul. Pour s’y rendre, à partir du troisième rang, il traça un sentier le long d’une rivière en coupant les broussailles et en contournant les arbres. Un petit lac se trouvait dans ces concessions. Sur ses bords, vivaient cinq Micmacs qui assuraient leur subsistance en pêchant et en chassant. Au début, les autochtones n’ont pas apprécié la venue de ce colonisateur. Mais, Armand Batoche leur fit voir que leur vie pourrait s’améliorer grâce à de nouveaux services mis à leur disposition par les Blancs et leur a promis que non seulement il ne les dépouillerait pas de leur terre, mais qu’il les protégerait contre les envahisseurs anglais, et cela sans compter les présents qu’il leur a offerts. Batoche se construisit un abri de fortune. Il y amena son épouse qui était déjà enceinte d’un premier enfant. Sa hache fit tomber les arbres, le feu consuma les broussailles, le sol produisit du foin, de l’orge et de l’avoine. À l’occasion, les Micmacs venaient lui donner un coup de main. Il retourna au village où il acquit un cheval, un jeune bœuf, trois vaches et une dizaine de poules. Son lot cultivé s’agrandissait d’année en année. Pendant ce temps, les enfants naissaient. D’autres colons le suivirent et, en 1850, on pouvait compter une trentaine de familles. En même temps, le chemin vers le village avait été grandement amélioré. À ce moment, Batoche décida que c’était le temps de procéder à la fondation d’une nouvelle paroisse. Il en fit part aux autres colons. Ceux-ci étaient d’accord, sauf Majorique Marsouin qui pratiquait très peu et qui n’avait pas l’intention de payer pour l’érection d’une église, d’un presbytère et pour la subsistance d’un curé. D’ailleurs, Batoche s’était opposé à la venue de cet homme dans les concessions, mais sans succès. La rivalité entre les deux hommes avait d’ailleurs pris de l’ampleur à ce moment-là. Batoche fit rédiger par son épouse, qui avait une sixième année, une requête demandant la permission de construire une église. Il proposa ce projet aux habitants des rangs 4, 5 et 6. Vingt-trois chefs de familles acceptèrent de signer. Marsouin refusa d’apposer sa signature et réussit à convaincre sept autres colons de ne pas signer. La pétition fut quand même acheminée à l’évêque de Québec. Ce dernier délégua le curé du Bic pour évaluer sa pertinence. Le curé de Saint-Paul, Edmond Meunier, fut insulté d’avoir été écarté de cette mission. Quelques jours plus tard, Marsouin alla voir le curé Meunier. Il lui promit de participer plus souvent aux offices religieux de la paroisse et même d’acheter une seconde cloche pour son église. Le curé prépara un texte d’opposition à la requête et la remit sous secret à Marsouin. Dix colons signèrent la nouvelle pétition. Parmi eux, certains avaient changé d’idée et appuyaient maintenant Marsouin. Lorsque l’évêque reçut cette dernière missive, il constata rapidement que le texte était l’œuvre d’un prêtre parce qu’il contenait des formules conventionnelles qu’il avait lui-même apprises au Grand Séminaire. Il convia le curé Meunier à l’évêché qui avoua en être l’auteur. L’évêque était offusqué et demanda la démission du curé. Une assemblée fut tenue à la résidence de Batoche sous la présidence du curé du Bic. Marsouin et son clan étaient absents. Après discussion, le curé leur proposa de commencer par construire une chapelle qui pourrait servir de presbytère lorsqu’une église serait érigée. Les chefs de famille qui étaient présents acceptèrent. La requête fut acheminée à l’évêque qui l’entérina. Il fallait maintenant décider de l’emplacement de la chapelle. Batoche était prêt à donner un arpent de terre pour que celle-ci soit construite sur sa terre. Plus tard, Marsouin, ayant perdu l’appui du curé Meunier, se dit aussi prêt à donner un arpent de sa terre. Environ deux kilomètres séparaient les deux terres dans le quatrième rang. Le nouveau curé de Saint-Paul, un jeune prêtre du nom de Pascal Boucher, fut délégué par l’évêque pour lui proposer le lieu idéal. Il se rendit compte que la route d’accès aux autres rangs vers le sud était plus près de la terre de Marsouin que celle de Batoche. Sans faire d’assemblée publique, il décida de proposer un site à mi-chemin entre les deux terres. Il avait d’ailleurs obtenu la promesse du propriétaire que, le temps venu, il concéderait à la paroisse un terrain de superficie convenable. L’évêque accepta la proposition et détermina les dimensions de la chapelle. Les deux clans étaient déçus et refusèrent de participer aux travaux d’érection de la chapelle. Le problème était entier. L’évêque, outré de ne pas avoir été assez vigilant, délégua son vicaire général pour blâmer le jeune curé de ne pas avoir tenu une assemblée publique. Ce dernier se confondit en excuses et promit de tout faire pour ramener la paix. Deux ans passèrent. Les habitants des concessions continuaient à se rendre, parfois à pied, aux offices dans l’église de Saint-Paul. Le curé demanda l’aide du père de Batoche. Ce dernier fit des pressions auprès de son fils pour qu’il accepte le site proposé mais sans succès. Bien plus, le fils Batoche planta une croix là où il désirait l’érection de la chapelle. Marsouin riposta en faisant de même sur sa terre. Quelques nuits plus tard, la croix de Batoche fut arrachée et fut réduite en morceaux. La nuit suivante, celle de Marsouin fut brûlée. L’impasse était totale. Ayant appris les faits, l’évêque de Québec décida de se rendre à Saint-Paul. Il promit alors à Saint Jude, le patron des causes désespérées, de donner son nom à la nouvelle paroisse s’il réussissait à dénouer le conflit. Il fit avertir les habitants des concessions qu’il tiendrait une assemblée publique dans l’église après la messe du dernier dimanche du mois. Les curés des alentours étaient stupéfaits de voir un évêque se jeter ainsi dans la gueule du loup sans filet de protection. Ce dimanche-là, à la fin de la messe, le curé Boucher demanda aux femmes et aux enfants de quitter l’église. Il invita les hommes des trois premiers rangs à faire de même. Il sortit les saintes hosties du tabernacle, laissant la porte ouverte. Le bedeau éteignit la lampe du sanctuaire. Les participants pourraient donc parler sans offenser la présence du Christ. L’évêque, revêtu de ses habits pontificaux et portant fièrement sa croix épiscopale, monta en chaire. Il leur dit qu’il venait déterminer l’emplacement de la chapelle et qu’une décision serait prise dès aujourd’hui. Il ajouta : - Bien plus, vous savez que, lors du choix d’un pape, les cardinaux sont séquestrés tant qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre. Il en sera de même de vous. Il demanda alors au bedeau de verrouiller les portes de l’église. Batoche se leva et vanta le site qu’il avait proposé argumentant qu’il était au centre du quatrième rang. Il accusa les opposants d’être des païens et de ne pas fréquenter l’église assidûment. Marsouin interrompit son discours et accusa l’autre clan d’être des rongeux de balustre qui ne pensaient qu’à leurs intérêts. L’évêque était médusé et déstabilisé. Au même moment, on cogna à la porte de l’église. Le bedeau alla répondre. Il y avait là deux Micmacs qui demandaient d’entrer. Ne sachant pas quoi faire, le bedeau fit signe au curé de venir à sa rescousse. Après quelques discussions, le curé accepta de les laisser entrer. L’un d’eux prit la parole et accusa l’évêque d’être complice de gens qui étaient venus voler leur territoire. Un froid à couper au couteau s’installa dans l’église. L’évêque regrettait de s’être lancé dans la mêlée sans avoir au préalable entreprit des pourparlers avec les belligérants. Il avait maintenant à dos les habitants des concessions et même les autochtones. Il leur dit alors : - Je me retire temporairement avec le curé dans la sacristie et je vous reviens. Entre temps, discutez entre vous. L’évêque réalisa que son approche avait été peu diplomatique et qu’elle alimentait plutôt la confrontation. Il demanda au curé de ramener les hosties dans le tabernacle et de faire allumer la lampe du sanctuaire. Quand il revint, il avait enlevé sa croix épiscopale et avait endossé une soutane noire trop courte, empruntée à un enfant de chœur, et un simple surplis. Il se prosterna au pied de l’autel. Il commença par un Kyrie eleison et récita la litanie des saints où il nommait des saints et où les participants répondaient l’invocation Ora pro nobis (Priez pour nous). L’évêque en profita pour inclure saint Jude dans cette liste. La femme de Batoche s’en rendit compte. Ceci étant fait, il se plaça devant l’assistance et leur dit : - Mes biens chers frères, le temps est venu de laisser nos différends de côté. Nous ne pouvons continuer ainsi à vivre dans la guerre. Vos épouses et vos enfants ont droit à la sérénité. La bonne entente est le seul moyen de régler le conflit qui vous oppose. Je prie Dieu de tout mon cœur pour qu’il touche vos cœurs et vous inspire le meilleur moyen de dénouer la situation. Je vous promets que votre paroisse recevra le nom de Saint-Jude. Vous savez sans doute que Jude était non seulement un disciple de Jésus mais son frère. Les habitants étaient étonnés. À l’école, on leur avait enseigné que Jésus était fils unique. Ils furent touchés par les paroles de l’évêque. S’ils y avaient été habitués, ils auraient pleuré car les larmes n’étaient pas loin. Marsouin se leva et dit qu’il acceptait le site proposé par le curé Boucher et que lui et son clan participeraient aux travaux de construction de la chapelle. La mine déconfite, Batoche indiqua que son clan aussi se ralliait. L’évêque et le curé n’en croyaient pas leurs oreilles, étant par ailleurs certains que saint Jude était intervenu. Les portes de l’église furent déverrouillées et le clan Batoche sortit la tête basse. L’année suivante, la chapelle fut bénite. La paroisse fut érigée par décret sous le nom de Saint-Jude. Une dizaine d’années plus tard, une église fut construite. On y plaça une statue de Saint-Jude dans le chœur à droite de l’autel. Un nouveau curé s’installa dans le presbytère qui avait été aménagé à même la chapelle. |
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# 266 8 février 2014 Un rêve fou Un an après son mariage, il eut un premier fils. Il l’appela Albert. Un an plus tard presque jour pour jour, il eut un second fils à qui il donna le nom de Benoît. Il racontait à qui veut l’entendre qu’il aurait au moins 26 enfants. "Car, disait-il, j’ai appris à l’école qu’il y a 26 lettres dans l’alphabet. Aussi, je vais leur donner des prénoms en suivant l’ordre de l’alphabet. Mon avant-dernier s’appellera probablement Yvon ou Yvonne et mon dernier Zénon ou Zénonne." Comme le prénom Zénonne était inusité, il riait en prononçant ce mot. Un an après la naissance du deuxième fils, il reçut avec enthousiasme un cadeau de Cédulie : un troisième fils qu’il appela Cléophas. Ce nouveau venu lui donnait une ardeur nouvelle au travail. Chaque hiver, il faisait de l’abattis pour agrandir sa terre en culture. " Il me faut de l’avoine, se disait-il, pour nourrir 26 enfants. " En pensant cela, il éclatait d’un rire sonore que les voisins les plus proches auraient pu entendre s’ils avaient été dans les parages. L’année suivante, sa femme était de nouveau enceinte. La fin de la grossesse de Cédulie fut pénible. Elle éprouvait des douleurs qu’elle n’avait pas connues antérieurement. Elle pleurait tout le temps et faisait l’entretien de la maison et les repas avec peu d’enthousiasme. Quand les contractions débutèrent, Josaphat attela son cheval et alla chercher la sage-femme qui demeurait à environ un kilomètre. En chemin de retour, il lui mentionna son inquiétude. Celle-ci lui dit : "Ne crains rien, Josaphat, ce sera mon 26e accouchement et je n’ai jamais eu de problèmes majeurs. Ils sont tous aujourd’hui encore en bonne santé." Quand Josaphat entendit le nombre 26, il sursauta. Il était maintenant enclin à penser que ce nombre pouvait lui porter malheur, d’autant plus qu’il considérait déjà 13 comme source de malchance et que 13 + 13 = 26. Il pensa en lui-même : "J’aurais dû réfléchir avant de me vanter de vouloir avoir 26 enfants." Quand la sage-femme entra dans la chambre, Cédulie respirait à peine et se tordait de douleurs. En vitesse, la visiteuse sortit de la chambre et alla trouver Josaphat qui était en train de dételer son cheval. Elle lui dit : "Réattelle ton cheval. Va au village chercher le médecin, ça presse." Deux heures plus tard, quand le médecin arriva, l’enfant et la mère avaient quitté ce monde. Josaphat était abasourdi. Assis dans sa chaise berçante, il n’avait plus le goût de fumer sa pipe. "Mon rêve vient de s’écrouler, se disait-il. Je n’ai même pas pu atteindre D. C’est vrai que D est l’initiale du démon et du diable, mais elle est aussi celle de Dieu. Pourquoi ce dernier a-t-il fait ce coup à moi son fidèle serviteur ? Je vais en mourir." Pendant les semaines suivantes, une de ses sœurs qui étaient célibataires prit soin de ses trois fils et vaqua aux travaux de la maison. En plus, elle l’aidait à la traite des vaches. Josaphat ne pouvait pas se résigner à faire adopter ses fils ou à les mettre en pension dans les familles de ses frères ou sœurs. Un soir qu’il était allé veiller chez le voisin Jean-Arthur, il fut obnubilé par le charme et la prestance de la frêle Catherine, âgée de 15 ans. Il demanda au voisin s’il pouvait l’engager comme servante pour quelques mois. Le pacte fut scellé et Catherine emménagea chez Josaphat. Tout se déroulait à merveille, sauf que Catherine n’aimait pas faire la cuisine et ratait souvent les plats qu’elle voulait apprêter. En retour, Josaphat éprouvait un plaisir certain à la voir circuler dans la maison. Il lançait parfois l’hameçon pour voir sa réaction. Il comprit vite qu’elle ne dédaignait pas les hommes et qu’elle semblait attirer par lui. Au bout de quelques mois, Catherine tomba enceinte. "Je pense que je me suis mis dans un drôle de pétrin, se disait Josaphat. Que vont dire les gens de la paroisse et le curé ? Ce dernier ne rate jamais une occasion, lors de son sermon, de mettre en garde les jeunes gens au sujet des fréquentations douteuses. Pourtant, j’avais bien compris ce qu’il voulait dire. Je pense que la chair d’un homme est plus forte que la chaire du curé." Et il riait en lui-même en ayant cette soudaine dernière pensée. Catherine cachait son ventre sous des robes amples. Personne dans l’entourage ne soupçonnait ce qui lui arrivait. Un bon jour, Josaphat dut aller chercher la sage-femme. Celle-ci pensa tout de suite que cet homme avait perdu la carte. Pour elle comme pour l’Église, ce n’était pas l’âge de la future mère qui était en cause ; c’était d’avoir fait un enfant hors mariage. Elle eut un mouvement de recul, mais elle se ressaisit. "Je ne peux pas laisser cette jeune fille sans aide, se dit-elle." Elle accepta mais se permit d’invectiver Josaphat de tous les noms. L’homme encaissa les coups sans mot dire. L’accouchement se fit naturellement. C’était une fille. Josaphat se dit que le bon Dieu était pour lui et décida de l’appeler Désirée. De son côté, la sage-femme ne put s’empêcher de répandre la nouvelle auprès de ses proches. Quand les parents de Catherine entendirent la nouvelle, ils refusèrent d’y croire. Toutefois, le père de la jeune fille se présenta chez Josaphat pour en avoir le cœur net. C’était bien vrai. Josaphat passa un dur quart d’heure. Les coups se mirent à pleuvoir. Heureusement, un colporteur passait par là et sépara les belligérants. En bonne croyante, la mère de Catherine s’évertua à convaincre son mari Jean-Arthur qu’il fallait pardonner. Mais rien n’y fit. Il refusait d’accepter que son voisin ait eu des relations hors mariage et cela sans son consentement à lui. Il alla informer le curé qui fit une sainte colère. Le prêtre marchait de long en large dans son presbytère et vociférait à fendre l’âme. Il dit alors : - Mes paroissiens ne méritent pas un tel scandale. Cet homme qui a péché par la chair n’est pas un bon chrétien. Il périra par la chair. Il brûlera en enfer et pour longtemps, je l’espère. Jean-Arthur reprit alors : "Dites-moi, Monsieur le curé, ce que je dois faire. C’est ma fille qui est victime de cet homme sans scrupule." Le curé reprit : "Vous n’avez rien à faire. Seul Dieu peut juger cet homme et comme je suis son représentant sur la terre, c’est moi qui vais m’assurer d‘une punition exemplaire. Il ne faut pas que ça se reproduise dans cette sainte paroisse. Pouvez-vous me conduire chez cet homme ?" Quand le curé arriva chez Josaphat, ce dernier était dans l’étable et Catherine dans son lit. La mère de cette dernière était là. Elle n’avait pas pu accepter de laisser sa fille sans secours même si elle le faisait à reculons sachant très bien que l’Église n’avait pas de pardon pour les pécheresses de la chair. Le petit Albert qui avait alors 5 ans courut aller chercher son père. Le curé dit alors à Josaphat. – Tu as fait un péché abominable, oui un péché mortel que l’Église n’hésite pas à sanctionner. Tu le sais comme moi, avoir des relations hors mariage est strictement défendu. C’est le pape qui l’a dit et c’est même écrit dans le petit catéchisme que tu as appris à l’école. Désormais, il t’est interdit de mettre les pieds dans l’église. Josaphat reprit : – Mais, Monsieur le curé, vous ne pouvez pas faire ça, je suis marguillier. – Raison de plus, de crier le curé, tu dois montrer l’exemple. Ton enfant ne sera pas baptisé dans mon église. Il va être confié à des religieuses qui prennent soin des bâtards. Ce n’est pas un enfant de Dieu, c’est un enfant du diable. La jeune fille devra quitter la paroisse et toi aussi. Jamais tu ne pourras être enterré dans un cimetière béni. Catherine qui écoutait la conversation intervint : "Vous ne pouvez pas faire ça, Monsieur le curé. Je veux garder ma petite Désirée. Elle est à moi et pas à vous." Devant la prétendue insolence de la jeune fille, le curé conclut : "Ce n’est pas à toi de dicter ma conduite. Je parle au nom de Dieu et ma décision est sans appel." Sur ces paroles, le curé alla se réfugier chez Jean-Arthur et lui demanda de le ramener à son presbytère. Josaphat était furieux. "Je ne croyais jamais qu’un homme de Dieu puisse être aussi méchant, dit-il à Catherine. Compte sur moi, ça ne se passera pas comme ça." Toute la paroisse était en émoi. Les gens se demandaient comment il se pouvait qu’un homme aussi bon que Josaphat ait pu descendre si bas. Par ailleurs, beaucoup critiquaient l’intransigeance du curé qui, sous le coup de l’emportement, avait été trop sévère. Cela créa une division dans la paroisse. Plusieurs firent dire au curé qu’ils refusaient désormais d’aller à la messe tant qu’il n’ait pas mis de l’eau dans son vin. Le curé ne broncha pas. Sa décision était irrévocable. Il agissait au nom de Dieu. L’évêque ayant été mis au courant de la situation craignit de voir la bisbille s’amplifier et de perdre des fidèles. Il demanda au curé de quitter la paroisse. Josaphat considéra cette décision comme une demi-victoire. Il ne pensait jamais qu’un jour il serait à l’origine d’une telle répudiation, lui qui avait été, par le passé, un collaborateur fidèle du curé. Les jours passèrent. Un nouveau curé fut assigné à la paroisse. Les parents de Catherine allèrent le voir et l’informèrent qu’ils étaient prêts à prendre en charge la petite Désirée et qu’ils surveilleraient de près leur jeune fille. Le curé accepta de baptiser la jeune enfant et informa les grands-parents qu’il inscrirait dans les registres paroissiaux "Née de père inconnu". C’était un ordre de l’évêque. Il fit venir Josaphat et lui dit qu’il pouvait revenir à l’église s’il démissionnait de son poste de marguillier. Josaphat était furieux ; mais il accepta le verdict. Il vendit sa terre et se réfugia en ville. Au bout de deux ans, il se remaria. Sa nouvelle femme ne put avoir d’enfant. Il cessa de pratiquer sa religion et se contentait de faire ses Pâques annuellement pour avoir éventuellement une sépulture décente. Il ne revit Désirée que lorsqu’elle fut majeure. Ses trois fils lui donnèrent 26 petits-enfants, 13 garçons et 13 filles, qu’il vit grandir. Avant chaque naissance, il avait suggéré à ses fils la lettre initiale devant être utilisée pour les prénoms en suivant l’ordre alphabétique et chronologique : ce que ses fils avaient accepté de faire avec plaisir. Il est toujours fier de la petite dernière, Zénonne. Il a réalisé son rêve fou par l’intermédiaire de ses fils. |
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# 217 18 janvier 2014 Deux lurons gais Le père Anthime qui essouchait un lot non loin crut entendre des gémissements et s’approcha à pas de loup. Quelle ne fut pas sa surprise de voir deux corps à moitié nus entrelacés. C’était bien deux garçons à l’allure virile qu’il reconnut immédiatement. Ils demeuraient dans le même rang que lui. Il émit un son de gorge qui fit sortir les deux jeunes de leur béatitude, éberlués d’être découverts. À la vitesse de l’éclair, ils remirent leurs vêtements et ils allaient s’enfuir quand le père Anthime leur barra la route. – Que faites-vous dans mon champ, leur dit-il ? – Rien, nous ne faisons rien, répondirent les jeunes en écho. – J’ai tout vu. Vous savez très bien que c’est défendu par l’Église d’avoir de tels contacts. Vous n’avez jamais marché au catéchisme ? Le père Anthime, un ivrogne connu, pensa qu’il flairait une bonne affaire. Si eux avaient le droit de faire ces vilaines choses, lui avait le droit d’en profiter. Après une brève conversation, il leur proposa un marché : – Vous n’avez rien fait. Je n’ai rien vu à la condition que vous me versez chacun 100 piastres. Ma femme est malade et elle a besoin de médicaments. Les deux lurons étaient pris au piège. Ils savaient très bien que le vieil homme avait besoin d’argent pour satisfaire sa soif d’alcool. Par ailleurs, si l’affaire s’ébruitait, ils seraient cloués au pilori. Ils finirent par accepter, mais ils précisèrent qu’ils n’avaient pas un sou. Celui-ci leur donna un mois pour s’acquitter de leur dette envers lui. Sur le chemin du retour, Luc et Martin se demandèrent comment ils pourraient accumuler cette forte somme. Il n’était pas question de demander de l’argent à leurs parents. Ils résolurent de s’engager comme aide-bûcherons dans un chantier situé à une dizaine de kilomètres de leur rang. Ils en parlèrent à leurs parents. Napoléon, le père de Luc, n’y vit pas d’objection. Gonzague, le père de Martin, posa deux conditions : abandonner le chantier quand le temps des foins arrivera et lui donner la moitié de sa paye. Le lundi suivant à 5 heures du matin, les deux lurons prirent place dans un camion qui conduisait une douzaine d’hommes au chantier. Ils furent affectés au halage du bois dans deux équipes différentes. Le travail était dur. Les mains devenaient vite calleuses. Le front perlait une sueur qui s’écoulait comme de l’eau. Les salaires étaient minables : 28 dollars par semaine pour des journées de 10 heures et cela, pendant six jours. À la fin de la première semaine, Martin donna 14 dollars à Luc pour qu’il l’apporte en passant au vieil Anthime. Le même scénario se produisit à la fin de la deuxième et de la troisième semaine. Chaque samedi soir, Luc retrouvait avec plaisir sa mère assise dans sa chaise berçante qu’elle ne pouvait pas quitter. Ses jambes ne pouvaient plus la supporter. Elle passait son temps à faire de la broderie et du tricot. Chaque dimanche, les deux amis allaient à la pêche. Ils n’osaient plus s’adonner à leur passion de peur d’être débusqués. Toutefois, ils commençaient à établir un plan pour quitter la paroisse et aller vivre en ville là où tout semblait plus facile. Au début de la quatrième semaine, Martin se fit une entorse à la cheville. Ayant peine à marcher, il dut se résigner à quitter le chantier. Il fut reconduit chez lui. Au bout de quelques jours, il était rétabli, mais un jeune homme du village l’avait remplacé. Martin fut donc assigné par son père aux travaux de la ferme. Luc continua son travail dans les chantiers pour payer sa quote-part et celle de son ami. Quand arriva le temps des foins, son père lui demanda de rester à la maison. Mais il devait encore huit dollars à l’ivrogne qui buvait plus que d’habitude. Il alla le voir et lui demanda d’effacer le reste de la dette ; mais le vieil homme ne voulait rien savoir : – Ce qui est promis est promis, lui dit-il. Je suis peut-être ivrogne, mais je marche droit. À l’insu de son père, Luc vendit un jeune veau : ce qui lui rapporta 10 dollars. Il put donc se libérer complètement de sa dette envers l’ivrogne. Lorsque le père de Luc se rendit compte qu’il manquait un veau, il en fit part à son fils. Celui-ci lui dit que le veau avait été mangé par un ours : ce qui était inusité, mais possible. La mère qui avait eu connaissance de la transaction ne souffla mot pour protéger son fils. Le premier dimanche de septembre, les deux lurons se rendirent au lac. L’envie était tellement forte qu’ils recommencèrent leur manège. Un garçon de 13 ans qui cueillait des noisettes non loin de là crut entendre des sons comme ceux provenant parfois de la chambre de ses parents. Il s’approcha et les vit s’embrasser. Il se cacha dans les broussailles face contre terre. Quand les deux lurons, de retour à leur demeure, passèrent près de lui, il frémissait de peur. Il retourna quand même sur les lieux du crime. Il y trouva un mouchoir tout mouillé sur lequel était tissé Luc. Il sentit le mouchoir et y décela une odeur qui lui était inconnue. Il mit le mouchoir dans ses poches. Parvenu à la maison, il dit à sa mère : – Est-ce possible que deux gars s’embrassent sur la bouche ? – Espèce de petit vicieux, de reprendre la mère, tu sais bien que c’est impossible. Pourquoi me poses-tu cette question ? – C’est parce qu’un de mes amis à l’école a déjà vu ça. – Tu lui diras que, si c’est vrai, il a commis un péché d’impureté. C’est grave ; c’est un péché mortel. Je te défends de me poser des questions de ce genre à l’avenir. On ne parle pas de ça. Le jeune garçon courut chez Luc pour lui apporter son mouchoir. Ce dernier le remercia ; mais il était sidéré de penser que probablement lui et son ami s’étaient fait prendre une fois de plus. De son côté, le jeune garçon était troublé par ce qu’il avait vu, par la réponse de sa mère et par le mensonge qu’il avait fait. Il sentait les flammes de l’enfer l’entourer. À la confession suivante, il avoua avoir menti, mais fut incapable d’avouer son péché d’impureté. Le mois suivant, lors de sa confession, il dit au curé : – J’ai un problème de conscience. Je rêve à l’enfer toutes les nuits. – Qu’y a-t-il, mon enfant, répondit le curé ? – J’ai vu deux grands gars s’embrasser et je ne l’ai pas dit lors de ma dernière confession. J’ai peur d’avoir fait un sacrilège. Le curé mit de côté le protocole et questionna le garçon sur ce qu’il avait vu et sur l’identité des deux gars. Il sut tout, même l’histoire du mouchoir qui lui fit comprendre la gravité de la situation. Mais comme il était lié par le secret de la confession et qu’il était inflexible à ce sujet, il ne pouvait rien faire. Il enfouit ses renseignements au fond de lui-même. Entre temps, le père Anthime, lors d’une beuverie, raconta ce qu’il avait vu et comment il avait soutiré de l’argent aux deux jeunes hommes. L’histoire fit le tour de la paroisse et tomba dans l’oreille du curé. En son âme, cela confirmait les propos de la confession. En pratique, il considérait cela comme des ragots. Quand il apprit que Gonzague avait mis son fils Martin à la porte, il alla le voir. Ce dernier lui raconta que son fils avait avoué son péché et qu’il avait eu l’audace de se vanter qu’il était aux hommes. – Vous avez bien fait, Monsieur Gonzague, il faut séparer le bon grain de l’ivraie, comme l’a dit le Christ. Le curé se précipita chez le père de Luc. Ce dernier était inconsolable ; mais il acceptait son fils comme il était, en pensant aux paroles du Christ : "Qui suis-je pour le juger ?". Le curé était en total désaccord. Il fit voir au père qu’il n’avait pas le droit de garder ce pécheur sous son toit, que le péché commis était d’une gravité sans bornes et que son fils risquait de corrompre la jeunesse de la paroisse. Le père en pleurs fit venir son fils et lui dit : – Monsieur le curé veut que je te dise de t’en aller de la paroisse, mais moi j’en suis incapable. Fais ce que tu veux. Ému aux larmes, le fils donna un bec sur la joue de son père : ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et lui dit : – Papa, je vais partir ; mais je ne vous oublierai pas. Je vous aime. Luc mit ses guenilles dans une poche et alla trouver son ami qui s’était réfugié chez une tante dans la paroisse voisine. Ils partirent pour Montréal, promettant de ne plus jamais mettre les pieds dans cette paroisse. Ils ne donnèrent plus de nouvelles à leur famille. Ils vécurent ensemble quelques mois ; mais la facilité de rencontres et les distractions de la ville les amenèrent à vivre d’autres aventures si bien qu’ils se perdirent de vue. Une quinzaine d’années plus tard, ils se rencontrèrent par hasard. Le coup de foudre de l’adolescence détonna à nouveau. Ils décidèrent de vivre sous le même toit comme conjoints, sans union officielle car cela n’était pas encore possible. Un bon jour, Jonas, un frère de Luc, mit par hasard la main sur une copie d’un magazine gai de Montréal. Avec surprise, il vit la photo de son frère qui avait été proclamé Monsieur Cuir. Par l’entremise du bar où s’était passé l’événement, il obtint ses coordonnées et lui parla au téléphone. Luc lui annonça que Martin était son conjoint. Il apprit alors que ses parents de même que ceux de son ami étaient décédés quelques années auparavant. Lors d’un autre téléphone, Jonas mentionna à son frère que sa fille attendait un bébé et qu’elle avait l’intention de le demander comme parrain, la marraine devant être une des sœurs de la mère. Luc accepta en principe. La fille de Jonas, connaissant maintenant le lien qui unissait Luc et Martin, alla voir le curé et lui demanda s’il était possible d’avoir deux hommes comme parrains. Le jeune curé répondit que c’était impossible ; mais il expliqua que le droit canonique permettait dans certains cas un parrain seul ou une marraine seule. – Je pense que je peux répondre à votre désir, dit-il. Je vais inscrire au registre que votre oncle est le parrain accompagné de son ami. De même, je réponds aux vœux de l’Église et aux vôtres. Les deux amis pourront signer le registre paroissial et se considérer comme co-parrains. Le baptême eut lieu quelques mois plus tard. Jonas avait invité les frères et les sœurs de Martin. Les retrouvailles furent très touchantes. Tous étaient émus et fiers de vivre une primeur avec la présence de deux parrains. Pour Luc et Martin, ils revenaient la tête haute dans l’église où ils avaient été baptisés et dans la paroisse d’où ils avaient été chassés. |
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# 187 5 janvier 2014 Un chapeau ensorcelé Il bourra sa pipe, l’alluma et s’assit très droit. * * * * J’avais 13 ou 14 ans. Mon père était cultivateur dans le rang 6. D’habitude, le matin quand la traite des vaches était terminée, ma mère réunissait la famille pour faire la prière avant le déjeuner. Ce matin-là, elle avait été demandée chez un voisin dont la petite fille était malade. Quand elle est revenue, nous finissions de dîner. Comme la température était plutôt maussade, moi et mes deux frères avions projeté d’aller pêcher au petit lac pas loin de chez nous. Nous avons demandé la permission à ma mère qui nous a répondu : - Nous allons faire la prière du matin et après vous pourrez y aller. Nous qui pensions que pour une fois nous avions eu congé de prière, nous étions déçus. Je dis alors à ma mère : "Je vous promets que, parvenus au lac, nous allons faire la prière." Finalement ma mère accepta. Au fond de moi-même, je n’avais pas du tout l’intention de respecter ma promesse. Sur les entrefaites, un jeune voisin arriva. Je l’invitai à venir avec nous. Il répondit qu’il n’avait pas de perche. Alors, je suis allé chercher ma petite hache dans le hangar et l’ai assuré que j’allais lui préparer une perche quand nous serions rendus là-bas. J’apportai une ligne et des hameçons. Parvenu au lac, je me suis amusé à couper une grosse branche. Mon plus jeune frère qui était près de moi a reçu un éclat de bois en-dessous de l’œil droit. Le sang a giclé. Nous étions apeurés. J’ai pensé tout de suite que Dieu nous punissait pour ne pas avoir fait la prière. Nous avons décidé de retourner à la maison. À mi-chemin, cachés par des broussailles, nous avons étendu mon jeune frère sur le sol et nous avons commencé la prière. C’était la première fois de notre vie que nous priions avec autant de ferveur. Je nous vois encore à genoux autour de mon frère implorant le ciel que la blessure ne soit pas trop grave. La prière terminée, nous avons repris notre marche. Non loin de là, j’ai aperçu un chapeau de paille. J’ai couru le chercher. Je l’ai examiné attentivement. Il avait été tissé avec de la vraie paille qui servait à remplir les paillasses. Pour faire diversion au drame que nous venions de vivre, je mis le chapeau sur la tête de mon jeune frère. Sa blessure a guéri instantanément. "Le bon Dieu nous a écoutés, me dis-je." Rendus à la maison, mon père qui était revenu des champs nous demanda d’où venait ce chapeau. Je lui répondis que nous l’avions trouvé tout près d’une clôture dans son champ. Alors, il le prit et dit : - Je l’aime ce chapeau. Je le garde. Il le mit sur sa tête et le garda tout le reste de la journée. Il devint inséparable de son chapeau. Dans les jours suivants, mon père constata que son foin poussait à un rythme incroyable : presque un pouce par jour. Bien plus, de jeunes tiges sortaient de la terre et se développaient encore plus rapidement. Pendant ce temps, le jardin de ma mère se mit à péricliter. Les tiges de concombres et de citrouilles séchaient. Les feuilles des fèves tombaient. Ma mère était découragée et faisait pression auprès de mon père pour qu’il détruise ce fameux chapeau. Les gens des alentours qui passaient devant chez-nous étaient estomaqués de voir la hauteur du foin et sa densité. Certains cultivateurs des environs sont venus interrogés mon père. Il s’est contenté de dire qu’au printemps il avait répandu sur le sol de l’engrais chimique : ce qui était inconnu pour eux à l’époque. Même si mon père ne savait pas que le chapeau avait guéri mon jeune frère, il croyait qu’il était porteur d’effets bénéfiques, au moins pour lui. Certains venaient à la maison et affirmaient même que le chapeau leur appartenait. Mon père ne bronchait pas. En même temps, mon père devint de plus en plus anxieux de perdre ou de se faire voler son chapeau. Il installa une serrure dans un tiroir de bureau de sa chambre à coucher. Avant de se mettre au lit, il le déposait dans ce tiroir et épinglait la clé sous sa camisole de laine. Normalement, le soir avant de se coucher, mon père allait faire boire ses chevaux. Il ne voulait plus y aller, craignant qu’à la brunante, on lui vole son chapeau. Je devais le remplacer. Au moins deux semaines avant les autres, mon père décida de couper son foin. Il attela les deux chevaux à la faucheuse. Il comprit vite que la faux ne parvenait pas à couper le foin vu sa trop grande densité. À tout moment, il devait arrêter les chevaux, se lever de son siège et aller dégager les lames triangulaires qui étaient bloquées par des mottes de foin. C’était un exercice périlleux. Il devait dégager la faux avec ses mains et les chevaux pouvaient repartir à tout moment. Finalement, il se découragea, ôta son chapeau et, pris de rage, le lança au loin. Il revint penaud à la maison, tête nue. Ma mère l’interrogea à ce sujet ; mais ses réponses étaient évasives. Pendant la nuit, mon père décida que la meilleure solution était de couper son foin à la petite faux. Il regrettait de s’être départi de son chapeau si prolifique. Le matin, par habitude, il prit la clé du tiroir. Il l’ouvrit et découvrit avec stupeur que son chapeau était là. Il le remit sur sa tête. Toutefois, mon père devenait de plus en plus déprimé. Ses voisins le voyaient couper son foin à la petite faux, le chapeau de paille sur la tête. Ils se moquaient de lui. La rumeur fit le tour de la paroisse et plusieurs voitures de promenade passaient par chez-nous : ce qui était inhabituel. Les uns rigolaient ; les autres lui lançaient des invectives le traitant de sorcier. Sous la pression, mon père craqua et ne voulut plus sortir de la maison. Un jour que j’étais seul avec lui à la maison, je lui racontai en détails notre aventure de pêche. Il me dit : - Je me doutais bien que ce chapeau était ensorcelé. Depuis quelque temps, j’essaie de m’en défaire ; mais c’est impossible. Tiens, l’autre jour, j’avais l’intention de le brûler. J’ai soulevé la roulette du poêle. J’ai levé le bras pour enlever ce satané chapeau ; mais mon coude a bloqué. J’ai remis la roulette en place et mon bras redevint normal. En me disant cela, mon père tremblotait. Jusqu’à ce jour, il avait toujours fait semblant de ne rien voir. Il était à ce point ensorcelé par son chapeau qu’il ne réalisait pas la détresse de ma mère qui voyait son jardin en décrépitude. Mon père me confia qu’il allait recommencer à travailler et tout faire pour qu’on lui vole son chapeau. Le lendemain, en arrivant au champ, il mit le chapeau sur un piquet. Quand il revint, il constata avec joie que le chapeau n’y était plus. Son euphorie fut de courte durée. En passant la main dans ses cheveux, il constata avec stupeur qu’il l’avait bel et bien sur la tête. Il continuait à placer le chapeau dans son tiroir de bureau la nuit, mais sans le fermer à clé. Le chapeau ne bougeait pas. Quelques jours plus tard, une dame habillée en noir et portant une cornette sur la tête se présenta à la maison. Je l’avais aperçue de loin, marchant lentement et gesticulant. Elle ressemblait plus au diable qu’au bon Dieu. Elle avait à la main un sac en papier. Elle frappa à la porte et entra en coup de vent. Mon père sursauta. Ma mère étouffa un cri. La dame ouvrit le sac et en ressortit un chapeau identique à celui de mon père. Elle dit alors : - Le chapeau que vous avez m’appartient. C’est moi qui l’ai tressé avec des fétus de paille que j’ai pris dans notre grange. La preuve, regardez cet autre chapeau, il est semblable au vôtre. Mon père était content ; mais contractait son visage pour exprimer une grande tristesse. La dame reprit : - Vous allez me remettre mon chapeau. En retour, je vous remets celui que mon mari a porté depuis la perte du vôtre. Mon père fit semblant d’évaluer l’offre. Il explosa : "Gardez-les vos christ (excusez l’expression) de chapeaux. J’en ai marre de vos petits jeux. Sortez immédiatement d’ici et je ne veux plus jamais vous revoir." La dame marmonna des sons incompréhensibles, prit les deux chapeaux et disparut sans avoir franchi la porte. Dans les jours qui suivirent, le foin se mit à décroître jusqu’à sa taille normale. Le jardin de ma mère reprit de la vigueur. Sur les entrefaites, un de mes oncles m’a demandé d’aller l’aider à finir ses foins. Mes parents acceptèrent. Quand je revins au bout d’une semaine, j’ai été sidéré de trouver dans un des tiroirs de mon bureau de chambre l’un des chapeaux de la sorcière ou un autre semblable. J’étais jeune et fantasque. Je décidai de le porter au grand désespoir de mes parents. Rien ne se passa de particulier dans la maison ou sur la terre de mon père. Un jour, je suis allé à la pêche avec un cousin. Ce fut une pêche miraculeuse pour moi. Les truites mordaient sans relâche et étaient plus grosses que d’habitude. Je compris alors que la sorcière avait été indulgente à mon égard et qu’elle avait voulu se dédommager face à mes parents. Pendant deux ou trois ans, je fis des pêches miraculeuses jusqu’au jour où, alors que j’étais au bord du lac, un coup de vent emporta mon chapeau qui se mit à flotter. Je pouvais y voir des petits lutins qui ricanaient et me faisaient des signes d’adieu. |
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# 163 24 décembre 2013 Un coffre de malheur Ma mère m’aborda et me dit : - Tu devrais aller avec ta sœur faire une visite au corps. Monsieur Théodore est sur les planches depuis hier. Je me rendis donc à la résidence de cette famille qui demeurait à environ un kilomètre de la maison. J’offris mes condoléances à la famille éprouvée et je récitai avec eux le chapelet. Quand je voulus partir, ma sœur me dit : – Je voudrais rester encore quelque temps avec mon amie Josephte. Tu peux t’en aller. Je retournerai chez nous plus tard. Après avoir franchi environ 200 mètres, je vis un coffre le long de la route. Comme je m’apprêtais à le ramasser, une dame qui demeurait tout près me dit : - Ne touche pas à ce coffre. Il peut t’apporter malheur. C’est l’escroc de Gaspard, le fils d’Elzéar, qui l’a jeté là hier. Je l’ai bien vu. Me moquant de cette dame, je pris le coffre et l’amenai à la maison. Je montrai le coffre à ma mère et lui demandai qui était Gaspard. Elle me dit : – Le mois dernier, il s’est fiancé avec Jocelyne, la fille d’Emmanuel, mais celle-ci a rompu ses fiançailles. Depuis ce temps, il erre dans la campagne sans trop savoir ce qu’il fait. Je me précipitai dans ma chambre. Le coffre était muni de deux portes. Sur l’une on pouvait lire alpha et sur la face opposée était gravé oméga. Dans mes études, j’avais appris un peu de grec. Je savais qu’alpha était la première lettre de l’alphabet grec et oméga la dernière. Je ne savais pas trop quelle porte je devais ouvrir. Je décidai finalement d’attendre au lendemain. Pendant la nuit, je fis un rêve bizarre. Je volais comme un ange dans le ciel quand soudain la route que j’empruntais se termina abruptement. Toutefois, il y avait une flèche vers la gauche et une autre vers la droite. Je décidai de prendre la voie de droite. Je vis une somptueuse maison. J’y entrai. Mon coffre était là. Je voyais le côté oméga. Je sentis une douleur dans mon dos et je sortis de la maison. Un peu plus loin, je me suis retourné et j’ai vu la maison qui brûlait. Je continuai ma route et j’empruntai la voie de gauche. Encore là, il y avait une maison mais beaucoup plus modeste que l’autre. Elle ressemblait à notre maison familiale. J’ouvris la porte et je vis des dizaines d’anges festoyer et prier autour d’un coffre, encore le même. Cette fois, je voyais le côté alpha. Je pense avoir dormi quelque temps dans cette maison, enivré par les chants mélodiques. Quand je me réveillai le matin dans ma chambre, j’ouvris la porte du côté alpha. Mon rêve m’avait fait comprendre que cette porte était celle de la quiétude. Dans une boule d’ouate, je vis une bague. Je compris qu’il s’agissait de la bague de fiançailles de Jocelyne et que le malheureux Gaspard s’en était débarrassé. Toutefois, je me demandais pourquoi il avait gravé ces symboles sur les deux portes. Je remis la bague dans le coffre. Au cours de l’après-midi, ma mère eut le plaisir de recevoir un de ses cousins qui était prêtre et qui enseignait le grec au collège. Elle lui parla de ce coffre. Il était anxieux de le voir. Je suis donc allé le chercher. Quand il aperçut les deux lettres grecques, il s’exclama : – Mais qui par ici peut faire un si bon travail ? Il continua en disant : - J’ai un ami au collège qui collectionne les coffres. Il a en sa possession un des premiers coffrets d’écolier qui a été fabriqué ici même au village. Je suis certain qu’il aimerait voir ce coffre. Ma mère qui se sentait mal à l’aise face à cet objet prit la balle au bond et lui dit : "Je pense que mon fils est d’accord pour que vous lui apportiez." J’étais à la fois fâché et content. J’avais l’intuition que ce coffre pourrait avoir des pouvoirs maléfiques sur moi et sur ma famille. Je me suis donc dit d’accord. Le cousin de ma mère partit avec le coffre sous le bras. En septembre, je retournai au collège. Quand j’ouvris le casier qu’on m’avait attribué, à ma grande surprise le coffre était là. Je l’ai caché derrière mes vêtements d’automne. Je n’osais pas aller en parler au cousin de ma mère. Quelques jours après la rentrée, des confrères imaginèrent de jouer un tour au portier du collège. Ils me déléguèrent pour faire la besogne. J’allai le trouver et lui dit que les parents de Victor Hugo étaient sur le point d’arriver. Je lui demandai de l’appeler au parloir. Ce qu’il fit. Ce fut un rire général dans la salle de récréation. Un maître de salle qui était de garde alla voir le portier qui lui indiqua que c’était moi qui était le responsable de ce faux appel. Il alla voir le directeur qui me demanda à son bureau. J’ai eu là une sévère réprimande avec en prime que mes parents en seraient informés lors du prochain bulletin scolaire. Le temps passa. Les autorités du collège réalisèrent qu’il s’y faisait de la contrebande de cigarettes. Une fouille générale des casiers fut entreprise. On trouva mon coffre. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai craint le pire. Je savais que le cousin de ma mère avait eu un différend avec son ami à cause du partage des tâches, mais pas plus. Le directeur me fit venir à son bureau et me dit : – J’ai fait une enquête concernant le coffre qu’on a retrouvé dans votre casier. Le propriétaire me dit qu’on lui a subtilisé. Vous êtes donc accusé de vol. Le tour que vous avez joué s’ajoute à votre dossier. Ce soir, le conseil du collège se réunit et demain je pourrai vous dire ce qui vous attend. J’ai fait des cauchemars la nuit durant. Le matin, le directeur m’indiqua que j’étais mis à la porte du collège. Je pris le train et retournai chez mes parents. Mon père m’a dit : – Maintenant que tu n’as plus à étudier, tu vas travailler sur la terre avec moi. C’est le temps de ramasser les patates. Après ce sera les roches, puis le bûchage. J’étais complètement dévasté. Je montai à ma chambre pour revêtir mes habits de travail. Je commençai par vider ma valise de son contenu. Une surprise m’attendait. Dans le fond de la valise, j’ai trouvé le fameux coffre pour lequel j’avais été exclu. Je courus informer ma mère. Elle me dit qu’elle irait voir le directeur du collège. Le lendemain, avec le coffre dans sa bourse, ma mère se présenta chez le directeur : - Je vous apporte, dit-elle, le fameux coffre qui a entraîné une punition exemplaire à mon fils. – Mais c’est impossible, reprit l’homme, je l’ai remis à son propriétaire après le départ de votre fils. – Vous voyez bien que mon fils n’est pas responsable de toute cette histoire de coffre. Je vous demande de le réintégrer au collège. – Je vais faire une enquête minutieuse, de rétorquer le directeur, et je vous en donnerai des nouvelles. Après le départ de ma mère, en soirée, le directeur ouvrit le coffre du côté oméga. Il sentit alors un vent froid traverser son bureau. Il entendit des cloches retentir en un vacarme épouvantable, puis tranquillement se terminer en glas. Le responsable de la chapelle se précipita vers le clocher. Dès la première marche, les cloches s’arrêtèrent. Il monta quand même au clocher. Parvenu en haut, il regarda à l’extérieur. La maison du portier qui était tout près du collège était en feu. Le lendemain, un ancien du collège se présenta au bureau du directeur. – Je m’intéresse depuis longtemps aux phénomènes paranormaux, dit-il. Je crois que vous êtes aux prises avec deux coffres. – Quoi ? répliqua le directeur. Il y aurait deux coffres. C’est encore plus grave que je pensais. – Voilà ce que je vous suggère, reprit l’ancien, reprenez le coffre de son propriétaire et allez placer ces deux objets maléfiques dans une voûte. N’oubliez pas. Il ne faut plus les ouvrir. Pour ma part, je m’engage à faire construire deux petits clochers sur le toit du collège. Je ferai emmurer les deux coffres, un par clocher. Le cauchemar du collège sera définitivement terminé. Le directeur respirait mieux. Il écrivit à mes parents leur disant que je pouvais être réintégré au collège mais que je serais sous haute surveillance. Je fis donc mes études classiques. Je devins plus tard psychiatre. J’achetai une maison en face du collège. J’y installai mon bureau. Maintenant, le soir, quand je regarde les deux petits clochers, je vois sur l’un des flammes rouges, signes de l’enfer, et sur l’autre des flammes bleues, signes du ciel. Ces flammes s’agitent en des scintillements de lueurs. Toutefois, mes collègues et amis ne voient rien de cela. Moi, je les vois et cela me rappelle les durs moments que le coffre m’a fait subir. |
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# 134 11 décembre 2013 Un Noël bizarre Lorsque je suis entré dans mon appartement pour la première fois, j’ai senti une présence. Mais je n’y ai pas attaché d’importance. De temps à autre, j’entendais des bruits suspects provenant des portes des garde-robes. Même une nuit, le craquement fut si fort que j’en fus réveillé. Chaque matin, je partais vers huit heures pour le travail. Avec le temps, j’ai remarqué que souvent un enfant d’environ 10 ans marchait lentement dans le corridor. L’enfant était vêtu comme dans les années 1970 et il portait un sac d’écoles de la même époque. Cela m’intriguait. De temps à autre, quand je revenais du travail, je voyais un homme d’une quarantaine d’années un balai à la main et habillé lui aussi à l’ancienne. Mais comme il travaillait, j’ai pensé que c’était un concierge. En vue des fêtes de Noël, j’ai fait cuire une dinde. Quand la cuisson fut terminée, j’ai vu le long du mur des filets rougeâtres. Je me suis dit : "Ça y est, il y a eu un meurtre dans ce logement. Le cadavre a été caché dans le plafond." Je n’osais en parler à personne de peur qu’on pense que je sois dérangé. J’ai préparé comme d’habitude un arbre de Noël. Ayant été invité à réveillonner chez un de mes frères à Drummondville, j’avais acheté une tablette à ma nièce Rébecca et une à mon neveu François parce que leurs parents n’avaient pas les moyens financiers pour acheter de tels gadgets. Le matin du 24 décembre, comme je ne travaillais pas, je suis sorti vers 10 heures. L’enfant était dans le corridor, l’air plus songeur que d’habitude. Il ne portait pas de sac d’écoles et était habillé comme pour aller jouer dans la neige. Il avait une guirlande autour du cou. Je m’approchai de lui. Comme j’étais à environ deux mètres, je lui ai dit bonjour. Mais il a disparu. Quand je suis revenu à mon logement, le cadeau de François n’était plus là. À la place, il y avait un message : "Parlez à mon Père, je veux me retrouver au ciel. Ce n’est pas de ma faute." J’ai longuement réfléchi à ce message. J’ai pensé qu’il provenait du jeune garçon. Il avait écrit Père avec un p majuscule. Voulait-il parler de Dieu le père ou de l’homme que j’avais vu à quelques occasions ? S’il n’était pas au ciel, il était peut-être en enfer ou au purgatoire ? Qu’avait-il fait pour mériter une telle punition ? Que voulait-il dire quand il affirmait que ce n’est pas de sa faute ? En plus du message, ce qui me faisait frissonner, c’est la disparition du cadeau. À la dernière minute, j’ai appelé mon frère pour me décommander du réveillon chez lui prétextant des maux de tête persistants. Pour relaxer un peu, pendant la soirée, j’ai bu deux ou trois bières. Vers 23 heures, on cogna à la porte. Je m’y dirigeai à pas feutrés. Je regardai dans l’œil. Je reconnus le concierge vu auparavant. Sentant sans doute ma présence, il dit d’une voix caverneuse : "Où est mon fils ? Où est mon fils ? Je sais que vous l’avez enlevé." Voulant tirer l’affaire au clair, je dis : "Comment s’appelle votre fils ?". Un coup de balai frappa la porte. J’ai reculé. La voix continua : "Où est mon fils Francis ? Où est mon fils ? Si je ne le retrouve pas, vous aurez de grands malheurs. Vous allez brûler en enfer." Prenant mon courage à trois mains, j’ai tourné la poignée de la porte. Au même moment, j'ai regardé dans l’œil, il n’y avait plus personne. J’ouvris doucement la porte. Le corridor était vide. Je n’avais plus le cœur à prendre une collation. Je décidai de vérifier mes courriels. J’en avais un de mon frère et un autre d’un dénommé Francis. Le cœur me battit fortement. Devrais-je l’ouvrir ? Peut-être contenait-il des virus ? Dès que j’ai cliqué pour ouvrir le message de Francis mon ordinateur s’est éteint. Je suis allé me coucher en titubant comme si j’avais bu une caisse de 12. Vers deux heures de la nuit, j’entendis des pas dans le salon. J’étais certain que des voleurs étaient entrés pour voler la tablette restante. J’ai essayé de me lever, mais les jambes ne répondaient pas. Tout à coup, j’ai senti de la fumée empreinte de résine de sapin. J’appréhendais que les voleurs aient mis le feu dans mon arbre de Noël. Cette senteur m’enivrait. Je sentais une énergie inconnue parcourir mes membres. Mon cœur battait fortement. J’ai réussi finalement à me lever. Il n’y avait personne. J’ai ouvert la porte de l’appartement. La senteur était encore là dans le corridor. Au même moment, des personnes sortaient de l’appartement d’en face. Je leur ai demandé s’ils sentaient de la fumée. Ils ont fait signe que non et m’ont regardé d’un drôle d’air. Je suis retourné au lit. Au lieu de faire des cauchemars, j’ai passé la nuit la plus agréable de toute ma vie. Je flottais comme sur des nuages. Je voyais mon corps étendu sur le lit. Je m’en étais détaché. J’éprouvais des sensations de bonheur et de force. Je rencontrais des familles vêtues à l’ancienne qui venaient à ma rencontre avec de grands sourires, qui me donnaient la main et qui me souhaitaient Joyeux Noël. Ces personnes ne cessaient de me dire combien j’étais important pour eux. L’un m’a dit : "Vous avez sauvé ma fille de la noyade." Un autre : "C’est grâce à vous si aujourd’hui je suis encore en vie." Un troisième : "J’aurais aimé que vous soyez là le soir fatidique." Quand j’ai entendu le dernier interlocuteur, j’ai regardé mon corps qui me faisait un clin d’œil. En même temps, j’ai reconnu le jeune Francis. J’allais lui demander des explications. Mais il a disparu. À ce moment, mon rêve a pris une autre tournure. Je voyais Francis au purgatoire. C’était comme dans un hôpital de soins psychiatriques. Les uns marchaient de long en large ; d’autres l’entouraient et lui chatouillaient la pointe des pieds. À la séquence suivante, j’ai vu son père perdu dans les flammes de l’enfer. Je me suis dit : "Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour que le diable m’apparaisse." Tôt le matin de Noël, j’ai appelé la gérante de l’immeuble. Elle m’a donné rendez-vous à son bureau. Je m’y suis présenté la mine basse. J’étais comme quelqu’un qui a dormi sur la corde à linges. Je lui ai raconté mon histoire en détails. Elle a été compréhensive et ne m’a pas jugé. Je lui ai demandé si elle pouvait sortir le dossier relatif à mon appartement. Elle a accepté. Elle a retrouvé le bail de 1974 signé Marc Potelin. Elle a retrouvé aussi une copie d’un rapport de police qui contenait ceci : "Je me suis présenté à l’appartement 214 le 24 décembre 1974. Les pompiers étaient en train d’éteindre un incendie dans ce logement. Le feu provient, selon les pompiers, soit de l’arbre de Noël, soit d’un article de fumeur près d’un fauteuil. Pourtant, il n’y avait pas d’ampoules dans l’arbre. On a retrouvé du sang dans la plus petite chambre qui semble être celle d’un enfant. Mais, il n’y avait personne dans le logement." C’était signé G. M., enquêteur. J’étais partiellement rassuré. Mon logement avait été la scène d’un incendie et peut-être d’un crime des dizaines d’années auparavant. Mais, qu’étaient devenus les occupants du logement ? Où étaient Marc Potelin et son fils ? Je me suis présenté au poste de police et j’ai demandé à consulter les archives concernant les disparitions. Aucun dossier ne concernait l’individu qui avait habité mon logement. J’ai pensé que, peut-être, il avait été victime d’un crime comme d’un meurtre. Encore là, je n’ai rien trouvé. Je suis allé à la Bibliothèque nationale du Québec pour consulter les journaux de l’époque. J’ai trouvé qu’un dénommé Marc Potelin était décédé d’un accident d’automobile le 24 décembre 1975, soit un an plus tard, et qu’il était accompagné d’un fils appelé Francis qui lui aussi était décédé. Dans l’article du journal, une note intrigante apparaissait. Il était écrit : "Le fils avait une blessure importante à la cuisse qui semblait être là depuis plusieurs mois." De plus, on mentionnait que la dernière adresse connue de Monsieur Potelin était celle de mon appartement. Les morceaux du casse-tête s’assemblaient peu à peu. Mais je ne comprenais pas pourquoi le père et le fils avaient continué à circuler dans mon immeuble. Quoi qu’il en soit, comme je connaissais beaucoup d’éléments de la vie du père et du fils, je me sentais plus en sécurité. Mais pour ne pas prendre de chance, j’ai écrit un texte sur un carton que j’ai épinglé sur le mur là où j’avais vu des traces de sang. Le texte se lisait comme suit : "À Marc et à son fils Francis. Maintenant que je sais ce qui vous est arrivé, cessez de hanter mon immeuble et mon logement. Reposez en paix. Je vais prier pour votre admission au ciel." Le lendemain, les traces rougeâtres avaient disparu de mon appartement. Par la suite, pour ne pas provoquer ces fantômes, j’ai cessé de monter un arbre de Noël. Les bruits suspects ne se font plus entendre et je ne sens plus de présence inopportune dans mon logement. Je n’ai pas osé déclarer le vol de ma tablette à la police. J’en ai acheté une autre pour François et le cœur léger, je suis allé réveillonner chez mon frère la veille du jour de l’An. |
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# 117 4 décembre 2013 Le cheval de Troie Un beau jour du mois de juillet, alors que j’étais en vacances chez mes parents, mon père coupait son foin à l’aide d’une faucheuse tirée par deux chevaux pendant que moi et mon frère, munis d’une petite faux, éradiquions les herbes qui restaient autour des tas de roches et à proximité des clôtures. Troie qui nous observait vint trouver mon père et lui dit : - J’ai pris une décision importante. Je vends ma terre et je vais m’installer au village. J’y ai déjà fait des démarches pour m’acheter une maison. - Mais tu n’as pas encore 60 ans, de reprendre mon père. Pourquoi ce départ ? - J’ai perdu mon meilleur cheval il y a quelques jours. Gribouille, mon beau cheval noir est maintenant sans vie à la frontière de ma terre. - Qu’est-il arrivé ? - Je ne sais pas trop. Quand je suis arrivé à l’étable ce matin-là il était étendu dans sa crèche, mort. J’avais le goût de pleurer. - Quelles sont tes conditions pour ta terre ? - Tu es le premier à qui j’en parle. Si tu es intéressé fais-moi signe. Mon frère qui écoutait la conversation s’approcha et dit au grand étonnement de mon père : - Je serais peut-être intéressé. - Alors, viens me voir chez nous, de reprendre Troie. À son retour, mon frère expliqua que Troie exigeait 2000 dollars comptant et 400 dollars par année pendant 15 ans. Cela comprenait toutes les dépendances : bâtisses, instruments aratoires et animaux. Mon père était en désaccord total. - Tu ne peux t’engager pour une si grosse somme. Tu ne pourras pas arriver. Et moi qui avais l’intention de te céder ma terre un jour. En plus, tu n’es pas marié. Au début de septembre, mon frère fêta son 21e anniversaire de naissance. Il dit à mon père : - Maintenant que je suis majeur, je peux réaliser mon rêve. Toutefois, il faudrait que vous me prêtiez les 2000 dollars d’acompte. Depuis ce temps, mon père sans le dire avait changé d’avis. Il rétorqua : - Je suis d’accord. Je te donne ce montant pour les nombreux services que tu m’as rendus sans salaire depuis que tu es tout jeune. Ce sera ton héritage. La transaction fut effectuée quelques jours plus tard. Troie et sa femme déménagèrent au village dans une maison située sur une petite rue qui longe le cimetière. La nuit suivant son arrivée, ma tante Euphrosine qui demeure tout près du cimetière entendit des bruits de sabot provenant de ce lieu. Elle se leva et regardant par la fenêtre elle n’y vit aucune présence suspecte. Pendant les nuits suivantes, le même phénomène se produisit. Elle en parla au bedeau qui déclara ne pas être au courant. - La seule chose que je sais, lui dit-il, c’est que le curé entend son cheval hennir la nuit. Cela est inhabituel. Mais le curé pense que je ne le nourris pas convenablement. Tante Euphrosine fit le tour des voisins du cimetière. Quelques résidents entendaient des bruits bizarres la nuit mais ils ne s’en préoccupaient pas. L’un lui a dit : - Plutôt que de sniquer la nuit, tu devrais dormir pour ne pas effrayer ton vieux père. Ma tante était insultée. Elle alla voir la femme de Troie qui lui déclara n’avoir jamais rien entendu. Toutefois, une rumeur se fit de plus en plus persistante. Il était clair qu’un cheval rodait dans le cimetière la nuit. Ma tante téléphona à ma mère et lui demanda si elle était au courant de la rumeur. Ma mère répondit : - Mon fils est allé au magasin général et on ne parlait que de ça. Après réflexion, ma mère ajouta : - C’est drôle que cela a commencé avec l’arrivée de Troie au village. Tu ne le sais peut-être pas mais Troie a perdu un cheval il y a quelque temps. Voilà une information qui allait relancer la rumeur et incriminer Troie. Deux ou trois jours plus tard, une sœur de Troie alla visiter tante Euphrosine. Elles parlèrent des bruits du cimetière. La sœur de Troie lui fit une confidence étonnante. - Mon frère m’a expliqué comment son cheval noir était mort. Cela faisait quelques jours que Troie, en arrivant à l’étable le matin, trouvait son cheval errant dans les allées. Il était donc capable de se détacher. Craignant que son cheval finisse par quitter l’étable, il prit un câble et lui attacha au cou. Le lendemain matin, le cheval avait tellement tiré qu’il s’était pendu. N’en parle à personne, c’est un secret de famille. Tante Euphrosine promit de ne rien dire. Elle se voulait d’autant plus muette que le curé soutenait n’avoir jamais entendu de bruits provenant du cimetière la nuit. Et pourtant, le presbytère était situé en face de ce lieu de sépultures. Entre temps, Troie avait trouvé un travail à temps partiel. Trois soirs par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi, il transportait une cargaison de boîtes à beurre au village voisin pour les déposer sur le train. Il faut dire que les journaliers de la compagnie travaillaient six jours par semaine et dix heures par jour. La production était très bonne. Un de ces soirs, alors que Troie avait quitté le village avec une cargaison, le patron visita son écurie et y trouva son cheval. Le lendemain, il en fit la remarque à Troie qui déclara avoir emprunté le cheval de son beau-frère Arthur. Le patron alla voir Arthur qui nia catégoriquement. Tout le monde savait que, à la suite d’une dispute avec le curé, Arthur n’allait plus à la messe. Donc, pour le patron de l’entreprise, il n’était pas crédible. Toutefois, le patron réprimanda Troie et lui défendit d’emprunter désormais un cheval. Il devait prendre celui de la compagnie. Le lendemain, des jeunes gens du village décidèrent de faire peur à Troie. Au milieu d’une côte que la voiture empruntait, ils déployèrent un immense drap blanc et se cachèrent derrière. Quand le cheval se pointa, ils firent un vacarme épouvantable : c’était un vrai charivari. Le cheval prit peur et partit en trombe. Troie fut incapable de le maîtriser si bien que la cargaison de boîtes à beurre fut projetée dans les champs. C’était une perte presque totale. Le patron fulminait ayant perdu en partie la production de deux jours de travail. Il en voulait aux jeunes gens du village. Mais il commença à douter de Troie. Alors il le congédia. Le lendemain matin, le curé devait célébrer les funérailles de la doyenne de la paroisse. Très tôt, il alla visiter le cimetière et vit que la croix noire qui y trônait avait été déboulonnée et traînait par terre en morceaux. Sur une pièce, il remarqua la présence d’une empreinte d’un fer à cheval. La situation était troublante. Jusqu’à aujourd’hui, il avait refusé de croire les gens du village mais là le déni n’était plus possible. Lors du service funèbre, il invita les trois marguilliers à venir le rencontrer après la cérémonie. Le curé proposa d’ériger une clôture en bois autour du cimetière et d’y creuser un fossé suffisamment large pour empêcher un cheval d’y sauter. Ce qui fut accepté. Pendant que les paroissiens s'adonnaient bénévolement à ces travaux, Troie était assis sur sa galerie et il riait. Ayant appris cela, tante Euphrosine ne fut plus capable de se contenir. Elle téléphona à ma mère pour lui demander conseil. Ma mère répondit : - Je connais Troie depuis presque 30 ans. C’est un homme au jugement douteux. En un mot, c’est un sans talent. Va voir le curé et raconte-lui ce que sa sœur t’a révélé au sujet de son cheval Gribouille. Ma tante se précipita au presbytère. Le curé était sidéré : - Je comprends maintenant. Tout est de la faute de Troie. Il demanda au bedeau d’atteler son cheval et la voiture se dirigea vers l’ancienne terre de Troie. Mon frère qui travaillait sur sa terre en les voyant arriver alla les accueillir. Le curé demanda à mon frère où était la dépouille du cheval de Troie. Mon frère leur dit : - Une bonne partie a été mangée par des animaux. Mais il reste la tête. Le curé avait apporté les restes du cierge pascal. Sur les lieux, il demanda au bedeau de l’allumer et fit tomber une goutte de cire sur la tête du cheval. Un hennissement se fit entendre d’abord très fort puis en décroissance. Quand mon frère m’a raconté ce fait, il m’a confié que par la suite il entendait parfois le cheval hennir dans ses rêves. Toute la paroisse était maintenant au courant de ce qui s’était passé. Il y avait un coupable et c’était Troie. On se donna le mot pour ne plus l’approcher ou pour lui tourner le dos. Troie réalisa rapidement qu’il n’était plus le bienvenu dans le village. Il demanda à son beau-frère de vendre sa maison et il quitta le village en pleine nuit. Il se réfugia en un endroit que personne ne connaît jusqu’à ce jour. Depuis ce temps, il n’y eut plus jamais de vacarme insolite dans le cimetière. |
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# 100 25 novembre 2013 Un ange gardien actif Une cigogne chez nous, c’était impensable pour moi. J’ai compris quand je suis revenu à la maison. Une magnifique petite fille dormait dans un berceau. Dans ma petite tête, je me suis dit : - La cigogne est très gentille. Dès son jeune âge, Mathilde fut une petite fille difficile. Si nous l’approchions, elle nous mordait. Lorsque nous l’embrassions, elle se mettait à crier. Si elle n’obtenait pas ce qu’elle désirait, elle piochait et hurlait. Seul mon père réussissait à la maîtriser, mais pas pour longtemps. Comme disait ma mère, Mathilde n’était pas un ange. À l’école, Mathilde s’est rapidement fait remarquer. Si elle ne savait pas ses leçons, elle accusait l’institutrice de les lui avoir mal montrées. Si elle faisait des fautes dans ses devoirs, elle disait que l’institutrice voyait des fautes partout. Elle avait en horreur le catéchisme et, au lieu des réponses attendues, elle disait des grossièretés : ce qui faisait rire les autres élèves mais choquait l’institutrice. Cette dernière ne savait pas comment réagir face à cette petite fille en apparence docile mais d’une cruauté sans pareille. Un jour, Mathilde amena derrière l’école deux garçons plus vieux qu’elle. Elle releva sa jupe et leur montra ses fesses. Un des garçons revint et en informa l’institutrice. Mathilde nia le fait en accord avec l’autre garçon. Un autre jour, elle s’était cachée derrière l’école. Elle arrêta le premier garçon qui passait et tenta de mettre une main dans ses culottes. Encore une fois, elle nia. Cette fois, c’en était trop. L’institutrice vint voir ma mère à la maison et lui fit la liste des infractions réelles ou présumées de Mathilde. Bien sûr qu’elle appuya sur les fautes reliées aux bonnes mœurs. Encore une fois, Mathilde nia et accusa l’institutrice d’être jalouse parce qu’elle n’avait pas de prétendant. Ma mère dit à l’institutrice : - Merci de m’avoir informée. Son père revient des chantiers dans une semaine et soyez assurée que Mathilde va devoir filer doux. Pendant les mois qui suivirent, la jeune fille adopta un comportement moins agressif. Si elle était accusée d’avoir voulu embrasser un garçon, l’institutrice minimisait son geste en accusant le garçon d’avoir provoqué la situation. Mathilde sentait que son contrôle progressait et elle planifiait davantage ses interventions. L’année suivante, une nouvelle institutrice fut engagée. Elle était douce et compréhensive. Ayant entendu raconter ce qui s’était passé l’année d’avant, elle gardait Mathilde après l’école non pour la punir mais pour pouvoir jaser avec elle. Pour couvrir son geste, elle disait aux autres enfants, qu’elle avait besoin d’elle pour nettoyer les tableaux. Le comportement de Mathilde changea quelque peu. Un jour de juillet, ma mère me demanda d’aller aux fraises. Je devais être accompagné de Mathilde et d’un autre de mes frères. Nous nous sommes rendus au sixième rang là où l’ancien propriétaire de la terre, Monsieur Godbout, avait un petit chalet. Nous lui avons demandé la permission de ramasser des fraises non loin du chalet : ce qui fut autorisé. Toutefois, le bonhomme Godbout, comme nous l’appelions, nous a avertis d’être très prudents parce que, selon lui, des êtres malveillants rôdaient aux alentours. Cette remarque enchanta Mathilde et elle affirma qu’elle n’avait pas peur. Même qu’elle souhaitait les affronter. Le propriétaire était éberlué. Il était impensable pour lui qu’une jeune fille si frêle tienne de tels propos. Au bout d’une dizaine de minutes, un magnifique oiseau aux ailes grises se mit à tournoyer au-dessus de nous. Le duvet de son corps était blanc comme neige et son envergure rivalisait avec celle d’un aigle. "Ça y est, me dis-je, voilà le mauvais esprit dont nous a parlé le bonhomme Godbout." Au même moment, j'ai vu sortir de la forêt un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’une robe brune en étoffe du pays. Il avait sur la tête un capuchon de couleur brun-marron. Il portait une barbe noire striée de gris. "J’espère que, cette fois, c’est un bon esprit, me dis-je." Il s’est approché de nous. Il nous a abordés dans une langue étrangère. Ayant appris les rudiments du latin au collège, je reconnus quelques mots mais sans comprendre. Mathilde, elle, comprenait. Elle lui a répondu dans ce qui semblait être la même langue. Moi et mon frère, nous étions éberlués. Comment Mathilde pouvait-elle comprendre et parler le latin sans l’avoir jamais appris ? C’est vrai qu’à la messe la cérémonie se déroulait en latin. Mais cela n’apparaissait pas comme étant le latin de la messe. L’oiseau qui s’était éloigné revint et tournoya autour de nos têtes en se rapprochant de nous peu à peu. Nous étions figés et nous ne le quittions pas des yeux afin de nous protéger s’il venait trop près. L’oiseau est reparti. Nous étions soulagés. Mais l’homme et Mathilde avaient disparu. Nous avons cherché aux alentours sans résultat. Nous sommes allés avertir Monsieur Godbout. Celui-ci nous a dit : "Allez trouver vos parents et racontez-leur ce qui s’est passé. Quant à moi, je vais faire des recherches et j’irai reconduire votre sœur chez vous." Nous avons parcouru les deux kilomètres qui nous séparaient de la maison en un temps record. Ma mère était chez la voisine et mon père dans les champs. Nous avons décidé d’attendre leur retour se fiant à la promesse du bonhomme Godbout. Quand ma mère est revenue, nous lui avons expliqué en détails la situation. Elle était dans tous ses états. Elle a dit une phrase qui s’est avérée plus tard divinatoire : "Demandons à son ange gardien de la protéger." Au même moment, Mathilde entra dans la maison. Sa chaudière de trois livres était remplie à pleine capacité de fraises juteuses et aussi grosses que celles des jardins. Ma mère l’interrogea. Mathilde nia qu’elle avait parlé en latin avec cet homme. Elle nia aussi l’avoir suivi. Ma mère l’invita dans sa chambre et lui dit : "Est-ce qu’il t’a touchée ?" Mathilde fit semblant de ne pas comprendre et se réfugia dans sa chambre. Le lendemain, une amie de Mathilde qui ne savait rien de l’histoire vint lui demander de venir aux fraises avec elle sur la terre de ses parents. Après des pleurs et des grincements de dents, ma mère accepta à la condition que je me joigne à elles. Le même scénario se reproduisit : l’oiseau, l’homme, la disparition de Mathilde. Cette fois-ci, je savais que l’homme était venu la chercher. Elle revint à la brunante et nia encore tout. Ma mère a dit : "C’est fini le ramassage des fraises pour toi, cet été." Pendant les jours qui suivirent, Mathilde passait le plus clair de son temps dans sa chambre. Ma mère était intriguée et lui demanda ce qu’elle y faisait. Elle répondit qu’elle lisait. Ma mère lui demanda d’aller chercher son livre. Le titre était Bons et mauvais anges. - Où as-tu pris ce livre, de dire ma mère. - Je l’ai trouvé dans un tiroir de mon bureau, répondit-elle. Le temps passa. De temps à autre, Mathilde se réfugiait dans un bocage non loin de la maison. Elle revenait de là sereine et joyeuse. Elle n’était plus la fille qu’on avait connue. Elle relisait sans cesse son livre. Sans le dire, elle faisait le projet de joindre une communauté religieuse. Elle alla voir le curé pour avoir une lettre de recommandation. Ce dernier refusa disant qu’elle serait plus heureuse dans le monde. En réalité, il la considérait comme une pécheresse ayant entendu raconter les frasques d’ordre sexuel qu’elle s’était permise à l’école. Pour lui, c’était clair qu’elle était indigne d’une telle vocation. Un bon jour, elle reçut une lettre. Ma mère lut sur le dos de l’enveloppe : Communauté des religieuses du Saint-Ciel. La lettre provenait de Québec. Quand Mathilde eut lu la lettre, elle s’écria : "Je suis admise." La seule exigence qui lui restait à franchir était, comme le stipulait la lettre, la permission de ses parents puisqu’elle n’avait que 16 ans. Dans son for intérieur, ma mère avait toujours rêvé d’avoir une religieuse dans la famille. Mais elle n’avait jamais pensé que Mathilde eût conçu un jour ce dessein. Elle trouvait qu’elle n’avait pas le tempérament pour vivre hors du monde et de surcroît dans une communauté cloîtrée. Finalement, mes parents signèrent. Elle rejoignit la communauté à Québec où elle prit le nom de Marie-Reine-des-Anges. Pendant 20 ans, on n’a eu aucune nouvelle d’elle. Lors du décès de mon père, elle eut la permission d’assister aux funérailles accompagnée d’une autre religieuse. Nous étions tellement heureux de la revoir. Elle nous expliqua qu’elle était devenue assistante supérieure de la communauté. Elle nous raconta les nombreuses conversations qu’elle avait eues avec l’homme qui était son ange gardien. C’est ce dernier qui l’avait convaincue que, en raison de son tempérament fougueux, la meilleure garantie pour elle d’aller au ciel était de se faire religieuse. C’est même lui qui était intervenu auprès de la Supérieure de l’époque pour la recommander après que le curé eût refusé d’accomplir cette tâche. Depuis ce temps, la Communauté ayant allégé ses règles, sœur Marie-Reine-des-Anges vient visiter ma mère une fois par année. On en profite alors pour faire une réunion de famille. Fondamentalement, elle n’a pas changé ; mais on sent que son ange gardien n’est pas très loin d’elle. |
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# 081 17 novembre 2013 Un Noël périlleux Quand j’avais 18 ans, avec la permission de mon père adoptif, j’ai décidé d’aller aux chantiers le long de la rivière Humqui. J’étais accompagné de mon cousin Thomas. Nous sommes partis à la mi-novembre. Au camp de bûcherons, nous étions une douzaine de jeunes hommes. Les premiers jours se passèrent dans la bonne humeur. Mais quand arriva Noël, nous pensions à nos familles et nous envions ceux qui pouvaient fêter à cette occasion. Notre boss nous avait avertis qu’il serait chez les siens à Noël. Aussi, moi et mon cousin nous nous sommes dits : - Nous aussi, on a le droit de fêter. Deux jours avant Noël, nous avons décidé d’aller à la messe de Minuit. Albert, un des bûcherons, avait un oncle au Lac-Humqui. Nous lui avons demandé s’il serait possible d’aller fêter chez cet oncle. Il nous a répondu : - Je suis certain que mon oncle apprécierait vous recevoir. Chaque année, il invite des jeunes hommes et des jeunes filles du voisinage. Nous étions trois. Je leur proposai de prendre mon cheval et la voiture qui nous avait amenés au camp, d’autant plus que le boss ne serait pas là. Mais, un obstacle pouvait se dresser devant nous : le cook (cuisinier). Quand le boss partait, c’est lui qui assurait la surveillance du campe. C’était risqué de l’inviter. Mais le neveu nous a dit : - Le cook connaît mon oncle et ses filles. Il a déjà fêté Noël avec nous. Je suis certain qu’il voudra se joindre à nous. Avec beaucoup de réticence, le cuisinier accepta mais à la condition de ne pas être absent plus de trois heures. Le lendemain, nous avons bûché avec beaucoup d’entrain. La veille de Noël, tout le monde s’est couché à 9 heures comme d’habitude. Vers 10 heures 30, j’ai réveillé Thomas et les deux autres. Emmitouflés jusqu’aux oreilles, nous sommes sortis du campe sans faire de bruit. Moi et mon cousin, nous avons attelé mon cheval et nous avons attendu les deux autres qui n’ont pas tardé à venir nous rejoindre. Il neigeait légèrement ; mais le vent semblait vouloir prendre forme. Après une dizaine de minutes de route, la neige tombait à plein ciel et le vent est devenu plus fort. Tout à coup, une bourrasque nous a atteints en plein visage. La visibilité était presque nulle. Nous avions confiance au cheval pour ne pas perdre le chemin. Mon cousin qui tenait les cordeaux a donc décidé de le laisser avancer sans contrainte. Toutefois, à un moment donné, nous avons frappé un énorme banc de neige. La voiture s’est renversée, le cheval avec elle. Nous nous sommes ramassés dans la neige. Heureusement, personne n’était blessé. Seul le cheval semblait souffrir d’une entorse à une jambe. Nous avons remis le cheval dans les brancards. Mais, il avait de la difficulté à marcher. Une ou deux minutes plus tard, nous avons aperçu une maison le long du chemin. La cheminée fumait. Cette maison était donc habitée. Nous étions surpris, car jamais personne de notre groupe n’avait vu une habitation le long de cette route. Nous avons décidé quand même de frapper à la porte. Un vieillard aux cheveux blancs est venu nous répondre. Dans la cuisine, une dame qui semblait du même âge chantait Cà bergers, assemblons-nous, allons voir le messie, tout en tricotant. Une jeune fille de notre âge chantait avec elle. Nous avons demandé au vieillard depuis quand il habitait là. Il nous a répondu : - Depuis que je suis très jeune, je viens passer Noël dans ce décor enchanteur. Autrefois, je le faisais avec mes parents. Aujourd’hui, je le fais avec ma femme et ma fille Angéline. Nous nous regardions sceptiques sans trop comprendre ce qui se passait. J’ai expliqué au vieillard que mon cheval avait de la difficulté à marcher. - Vous voulez aller fêter au Lac-Humqui, dit-il, je peux vous aider. Je vais vous prêter mon cheval, un cheval noir très fort et beau comme un cœur. Il se nomme Majesté. Il y a une condition cependant. Il est interdit de sacrer en sa présence. La jeune fille intervint : - Père, j’aimerais ça aller avec eux. Je n’ai jamais assisté à une messe de Minuit. Albert, un peu pudibond,
reprit : - Nous sommes quatre jeunes hommes. Il me semble qu’il
ne serait pas convenable qu’une jeune fille soit seule avec nous. Nous sommes partis le cœur à la joie avec Angéline. Parvenus au Lac-Humqui, nous nous sommes dirigés vers l’église pour la messe de Minuit. Sur le portique, Albert nous a présenté son oncle et celui-ci nous a invités à aller réveillonner. Pendant la messe, je pensais plus au plaisir que nous aurions qu’à prier. De leur côté, les paroissiens étaient fiers. C’était la première messe de minuit depuis l’érection canonique de la paroisse. Le réveillon fut mémorable. La tante d’Albert avait préparé beaucoup de victuailles : cipailles, tourtières, ragoût de pattes de cochon, croquignoles, tartes à la farlouche et aux raisins, sucre à la crème et fudge, sans compter une immense bûche de Noël. Après le goûter, l’oncle d’Albert a sorti une cruche de vin de cerises à grappes et nous avons trinqué. Puis, ce fut la danse accompagnée d’un accordéon. Vers 2 heures, le cook
est venu me dire qu’il était temps de partir. Nous avons
cherché Angéline ; elle était introuvable. Nous nous regardions inquiets. Comment allait-on annoncer cela au vieillard qui nous avait fait confiance ? Il fallait quand même partir et c’est ce que nous avons fait. À peine la voiture était-elle en route que je me suis endormi. C’est mon cousin qui menait le cheval. Tout à coup, j’entends crier : - La maison n’est plus là. Ce fut un réveil brusque. Que se passait-il ? Une jeune fille disparue, plus de maison. Nous avons rejoint le campe sans dire un mot. Le lendemain de Noël, très tôt, le boss a visité l’écurie. Il a remarqué que mon cheval n’était plus là, mais qu’il avait été remplacé par un autre. Il était furieux. Il est entré dans le campe en disant : " Qui a fait ça ? Qui a fait ça ? "Il est venu me voir. Mais je lui répondis de façon évasive. Il alla dans la cuisine et là le cook lui a tout raconté. Il nous a réunis dans la cuisine et, comme punition, il nous a imposé une coupure de 10 % sur nos gages. Nous n’avions pas le choix d’accepter. Le boss m’a alors annoncé qu’il me confiait le nouveau cheval. Quelques jours plus tard, Majesté tirait deux billots que j’avais solidement enchaînés quand l’un des billots frappa violemment une souche. Majesté s’arrêta net. J’ai dégagé le billot et j’ai ordonné au cheval de repartir. Il n’a pas bougé. Je lui ai donné un coup de cordeaux sur les flancs. Il n’a pas bougé. Excusez-moi, les enfants, mais j’ai dit : "Avance mon tabarnak." en insistant sur le dernier mot que je n’aurais jamais dû prononcer. Le cheval a disparu et j’ai vu un serpent se frayer un chemin sur le sol enneigé et s’engouffrer dans un banc de neige. J’étais contrarié, mais je n’ai pas eu peur. Je suis allé voir mon cousin pour lui raconter ces faits. Il a dit : "Je pense qu’on n’est pas sorti du bois." Je lui ai répondu : "Je pense plutôt qu’on va se faire sortir du bois." Penaud, je suis allé informer le boss de la perte de Majesté. Il m’a répondu : "Tu as voulu jouer au plus fin avec moi. Ton cas est réglé. Il faut que ce cheval se paye. Tu viens de perdre tous les gages que j’ai enregistrés depuis ton arrivée ici. Je te donne 5 dollars pour ton retour chez toi. Je vais moi-même aller te reconduire au train." J’ai voulu négocier avec lui, mais il n’a voulu rien savoir. Mon père adoptif était furieux quand il m’a vu arriver. Il me restait que quelques sous en poche à peine pour m’acheter un paquet de tabac. Au moins, je suis fier encore aujourd’hui de ne pas avoir eu peur. Plus d’un homme aurait paniqué dans de telles circonstances. Moi non. Quand le cheval a disparu, il a laissé un fer dans la neige. Je l’ai ramassé et c’est le fer que vous voyez en haut de la porte d’entrée. Il est là depuis plus de 20 ans. Voilà, mon histoire est finie. Nous nous regardions d’un air sceptique. Nous ne croyions pas du tout à cette histoire. Au moment où mon père disait sa dernière phrase, le fer à cheval s’est détaché et il est tombé par terre. Mon père est devenu blanc comme un drap … blanc bariolé. Il s’est levé. Il a ramassé le fer et est allé le porter sur le tas de roches situé dans le champ derrière la maison. Quand il est revenu, il était gêné mais plutôt sûr de lui. Il nous a dit : "Mes enfants, vous voyez bien que mon histoire est vraie." Il s’est tourné vers ma mère et lui a demandé ce qu’elle en pensait. Elle répondit : "Dire que j’ai vécu une vingtaine d’années avec ce fer maléfique, j’en ai des frissons. Heureusement, cela ne nous a pas apporté de malheurs." |
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# 057 1er novembre 2013 L’homme
aux pissenlits - Que voulez-vous monsieur ? - Ma très bonne dame, répondit l’homme, auriez-vous la bonté de m’héberger pour la nuit ? - Vous n’avez pas de domicile ? - Non, je suis quêteux et infirme par surcroît. Voyez, j’ai une jambe de bois. - C’est bon, entrez. Quel est votre nom ? - Mon nom est Christophe et on m’appelle Tophe. - Je connais un Christophe et on l’appelle Christ, de répondre ma mère. - S’il vous plaît, madame, ne prononcez jamais ce mot devant moi. Sur les entrefaites, mon père arriva des champs. Il maugréa en disant qu’il ne voulait pas nourrir ses deux chevaux mais qu'il acceptait de venir en aide à l'homme. Finalement, il agréa en décidant que les chevaux passeront la nuit dans un clos derrière la grange. Mes parents se rendirent alors à l’étable pour la traite des vaches. En partant, ma mère m'a dit en cachette : - Surveille bien cet homme. Quelques instants plus tard, on cogna de nouveau à la porte. Cette fois, c’était un monsieur en tenue sport. Je lui ouvris la porte. Il me parla en anglais. Je ne comprenais pas. L’idée me vint que ce devait être un membre du club Les Appalaches où on faisait la chasse et la pêche. Voyant que je ne comprenais pas, il me dit : - Worms ? - How many, dis-je ? - Fifty. Que faire ? Malgré la demande de ma mère, je décidai de laisser seul le quêteux et je courus chercher une bêche dans le hangar. La commande livrée, le monsieur me donna 50 sous - ce qui est le tarif habituel - plus un pourboire de 5 sous. Je me suis dit : "Je vais donner le 50 sous à ma mère et garder le 5 sous pour moi". Je demeurais quand même inquiet : "Qu’a fait le quêteux seul dans la maison ?"En entrant dans la cuisine, j’aperçus la croix noire garnie de sauterelles. Par un geste de la main, je lui montrai le mur. Il me regarda la face ridée de rires, mais ne dit mot. Je courus à l’étable avertir mon père. Quand il eut fini de tirer (traire) sa vache, ce qui m’apparut une éternité, il m’accompagna à la maison. Plus aucune sauterelle sur la croix. J'étais ébahi. Je me suis dit : "C’est sûrement le bon Dieu qui me punit pour avoir voulu cacher 5 sous à ma mère." Mon père retourna à l’étable en maugréant. Avant le souper, Monsieur Tophe demanda à ma mère s’il pouvait aller ramasser des feuilles de pissenlit pour s’en faire une salade. Ceci étant fait, ma mère lui a fourni de la vinaigrette. Mes frères et moi, nous étions surpris de le voir manger avec avidité un mets que nous ne connaissions pas. Quand arriva le temps du chapelet, Monsieur Tophe resta assis dans sa chaise et la tourna vers le mur. Dès la première dizaine, une sauterelle me tomba sur la main droite. - Regarde maman, dis-je, une sauterelle dans la maison. - Je ne vois pas de sauterelle ici. C’est le temps de prier, de rétorquer ma mère. Quelques minutes plus tard, une sauterelle frappa le front de ma mère. En même temps, sous la croix, des sauterelles s’agglutinèrent pour former un 6. Voyant cela, ma mère arrêta net le chapelet et dit : - Mes enfants, demandons fortement à Dieu d’être épargnés d’une plaie qui a frappé l’Égypte autrefois. Priez chacun en silence. Pendant ce temps, Monsieur Tophe resta impassible, mais on vit des coulis de rire sur ses joues. Vers 21 heures, ma mère dit au quêteux : - Vous allez coucher dans le fanil (fenil). Mon mari va vous indiquer dans quel coin. Mais avant, parlez-moi des sauterelles. - Les gens ont beaucoup d’imagination, répondit-il. Ils pensent que c’est moi qui les invite. Vous le savez peut-être pas, mais vos gars quand ils voient une sauterelle, ils la capturent et la menacent : "Sauterelle, donne-moi du miel ou je te tue." Comme la sauterelle ne peut pas passer à l’acte, ils la tuent. Les sauterelles ont donc décidé de se venger. Ce n’est qu’un simple avertissement de leur part. - Comment savez-vous tout cela, reprit ma mère ? Il partit sans répondre. Ma mère n’en revenait pas. Elle nous interrogea sur les propos du quêteux. Nous l’avons assuré que nous n’avions jamais proféré de menaces à l’égard des sauterelles. Il est vrai toutefois que nous leur disions : "Sauterelle, donne-moi du miel ou je te tue". Mais jamais nous n’avons tué une sauterelle. D’ailleurs, nous lui avons expliqué que tous les garçons à l’école faisaient comme nous. Mon père était inquiet. Il avait peur que Monsieur Tophe mette le feu à la grange. Pendant la nuit, il se leva deux ou trois fois pour surveiller les environs. Au matin, la voiture et les chevaux du quêteux n'étaient plus là. Mon père se rendit dans la grange et vit, à côté de la couchette de fortune, des sauterelles qui formaient 66. Il informa les voisins et chacun lui promit d’être aux aguets et de l'avertir si le quêteux osait revenir. Le dimanche suivant, mon père alla raconter les faits à Monsieur le curé qui se demanda si le quêteux n’était pas un envoyé du démon. Le curé promit à mon père d’informer les curés des alentours. - Ça tombe bien, dit le curé, chaque dimanche midi, nous nous réunissons pour casser la croûte ensemble. Aujourd’hui, c’est moi qui reçois. - Est-ce grave, reprend mon père ? - Je crains que oui, car il manque seulement un 6 pour faire 666. C’est un nombre maléfique. Dans la Bible, on le dit nombre de la Bête. Vers 3 heures cet après-midi, je vais aller chez vous bénir la maison et la grange. Il ne faut pas prendre de chances. Il faut éloigner les malédictions de votre famille. Six prêtres se présentèrent en après-midi. Le curé avait en main un seau à eau bénite et un goupillon. Chaque prêtre à tour de rôle aspergea la maison et la grange en récitant des prières. Quand l’eau touchait aux planchers ou aux cloisons, on entendait un léger grésillement. Les semaines qui suivirent se passèrent sans anicroches. À un moment donné, un voisin vint informer mon père qu’il avait vu la voiture du quêteux dans la paroisse voisine, derrière une cabane à trois ou quatre kilomètres. Cette cabane avait été construite dans les années 1940 pour abriter de jeunes hommes qui ne voulaient pas aller à la guerre. Une dizaine de voisins armés de fourches se rendirent à cet endroit pour déloger Monsieur Tophe. Ils trouvèrent ses chevaux mais pas lui. Ma mère appela le propriétaire des lieux qui lui dit n’avoir jamais loué son campe. Ce dernier décida d’appeler la police. Un jeune policier vint sur les lieux et trouva Monsieur Tophe en train de ramasser des feuilles de pissenlit autour de la cabane. Il lui demanda de quitter les lieux. Celui-ci refusa, affirmant qu’il avait loué cet emplacement. Le policier doutant de la véracité de la présence de sauterelles décida de retourner au poste. Sur son chemin, il frappa une rafale de sauterelles et vint près de perdre la maîtrise de son automobile. Étant convaincu maintenant que les habitants disaient vrais, il revint sur ses pas. Il inculpa le quêteux d’occuper un terrain privé sans autorisation, sachant fort bien que ce prétexte était rarement invoqué à l’époque. Au poste, un inspecteur interrogea le quêteux. Il lui demanda où il résidait l’hiver. - Dès le début de la saison froide, dit-il, je loge chez une madame Laprise. - Et vos chevaux ? - Je les mets en pension à l’écurie de mon beau-frère où je travaille quelques jours par semaine pour avoir soin des chevaux. - Et les sauterelles, où allez-vous les chercher ? Devant cette question, le quêteux baissa la tête. Il était troublé. - Ce n’est pas moi qui les invite, mais ma jambe de bois. - Vous voulez rire de moi, s’écria l’enquêteur. Attendez-moi un instant. L’enquêteur alla voir son supérieur. Ils s’entendirent pour proposer au quêteux un exorcisme par un prêtre. Les accusations pourraient alors être retirées. Monsieur Tophe se dit d’accord. Au jour convenu, on le dirigea vers une pièce isolée du poste de police où se trouvait un prêtre. En passant devant les toilettes, il demanda d’y entrer. Le policier l’attendit à la porte. Au bout de trois ou quatre minutes, le policier inquiet y pénétra. Il vit notre homme étendu par terre. Monsieur Tophe ne respirait plus. Sur le miroir de la chambre de bain, des sauterelles mortes étaient disposées pour former 666. Le policier pensa alors que le quêteux avait été attaqué par les sauterelles les plus démoniaques qui craignaient l’exorcisme. Une autopsie fut pratiquée sur le cadavre. On découvrit que le quêteux était mort d’asphyxie et qu’il n’avait jamais été infirme. Depuis ce temps, les sauterelles ne sont jamais revenues dans la maison. Quand nous en voyons une dans les champs, nous nous en éloignons. Nous ne leur parlons plus. |
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# 042 15 octobre 2013 Monsieur Doudou Il montra alors son petit doigt
qui était aussi gros que son pouce. Ma mère prit peur et lui
dit : Il sortit de la maison. Il donna
un vigoureux coup de poing sur la boîte à malles et disparut. On
aurait dit qu’il se terrait dans cette boîte. Quand mon père revint
de la cabane à sucre, il vit des pas de géants dans la neige. Ma mère
lui raconta la rencontre insolite et lui dit : Quelques secondes plus tard,
notre homme se présenta à la porte. Il semblait moins arrogant que
lors de la première visite. Mon père lui demanda son nom. Mon père, d’un naturel peu
méfiant, le regarda longuement et lui dit : À ce dernier mot, le colosse rougit. Ses traits se crispèrent. Mais en une seconde, il reprit possession de ses sens et il acquiesça. Ma mère me donna un grand sac
de tissu blanc taillé à même des poches de farine et me dit : Entre temps, elle étendit des catalognes sur le plancher du grenier. Quand je fus de retour, j’y plaçai la paillasse et je retournai à la cuisine. Monsieur Doudou jasait avec mon père. Au souper, le colosse sembla apprécier la nourriture ; mais il nous regardait avec méfiance. Il semblait arrêter le plus souvent son regard sur moi. Après le souper, ma mère nous
dit : Le colosse se dirigea précipitamment vers le grenier. Il y avait là une petite ouverture pour laisser passer la chaleur. Il la masqua en y plaçant une boîte de carton. Quand la prière du soir fut terminée, il revint dans la cuisine. Pendant la nuit, j’entendis un
cri d’horreur qui fit trembler la maison. Je me levai et regardai
subrepticement à travers la vitre de la porte qui séparait le grenier
de notre chambre à coucher, mon frère et moi. Je voyais le colosse
gesticuler. Tout de suite, mon père accourut et entra dans le grenier.
Monsieur Doudou lui dit : Mon père n’en revenait pas. "Avoir peur d’une souris pour un homme de ce gabarit, se dit-il, c’est impensable." Il alla chercher une trappe à souris et l’installa. Je n’ai pas fermé l’œil du reste de la nuit sachant très bien que j’étais le responsable de cet événement. Au matin, quand Doudou sortit du grenier et passa devant mon lit, je fis semblant de dormir. À ma mère qui me disait de venir déjeuner, j’ai prétexté que je n’avais pas faim. Mon père est parti avec son colosse vers la cabane à sucre. Vers 11 heures, ma mère nous a demandé, mon frère et moi, d’aller porter le dîner aux deux hommes. Je craignais de rencontrer Doudou ; mais mon frère plus jeune se moquait de moi parce que lui, tout comme mon père, n’avait peur de rien. Tout se passa bien. Mon père
était content parce que son engagé avait déjà recueilli une
quantité considérable d’eau d’érable. À un moment donné, Doudou
sortit une canette et dit à mon père : J’essayai de lire ce qui était écrit sur la canette ; mais c’était dans une langue inconnue. Cela ressemblait à des caractères gothiques. Tous deux revinrent vers 19
heures et mangèrent avec appétit. Ma mère avait eu la précaution de
nous rassembler pour réciter le chapelet avant leur retour. Mais j’entendis
mon père dire à ma mère : Pendant cette nuit-là, je fis un cauchemar épouvantable. Le colosse, les yeux sortis de la tête, portant de multiples cornes me poursuivaient avec une fourche. Plus je courais, plus il se rapprochait de moi. Soudain, j’aperçus une minuscule souris qui me passait entre les jambes. Le colosse s’arrêta net, puis il disparut. Le Samedi saint au matin, les deux hommes retournèrent à la cabane à sucre, mais cette fois avec des provisions pour au moins 24 heures. Il était entendu que Doudou coucherait à la cabane pour entretenir le feu et surveiller l’évaporation de l’eau d’érable. Dans la nuit de samedi à dimanche, je fis un autre cauchemar. Monsieur Doudou me poursuivait encore et il criait dou dou sans interruption. J’eus la sage idée de me moquer de lui en disant d’une voix forte : "Doux cœur de Jésus, doux cœur de Marie." Il se précipita à une traverse à niveau d’un train et put s’enfuir avant que le train passe. Le dimanche matin, jour de
Pâques, au lever ma mère regarda vers le nord et dit à
mon père : Mon père attela son cheval et se dirigea en toute hâte vers l’érablière. La cabane à sucre finissait de brûler. Monsieur Doudou avait disparu. Il avait laissé, à quelques mètres de la cabane, une cargaison de pains de sucre d’érable d’une qualité exceptionnelle. Sous ces pains, mon père trouva son image du Sacré-Cœur. Ne sachant quoi faire, après la messe de Pâques, mon père et ma mère allèrent voir Monsieur le curé pour lui demander conseil. Il leur répondit que Dieu les aimait parce qu’il leur avait fait subir cette épreuve le jour même où on célébrait la Résurrection du Christ. Mes parents décidèrent de ne pas aller plus loin. Quand je retournai au Séminaire
le mardi suivant, je me suis précipité chez mon directeur spirituel
pour lui expliquer cette mésaventure. J’ai ajouté que je faisais des
cauchemars depuis ce temps. Il m’a dit : Je sortis soulager de cette entrevue. Quelques semaines plus tard, je lus un entrefilet dans le journal local qui disait : "La nuit dernière, un train a fait un mort. Des passants ont vu le cadavre et une femme a mentionné que cet homme se faisait appeler Doudou. Quand le croque-mort est arrivé sur les lieux le corps avait disparu." Depuis ce temps, aidé de ses voisins, mon père a rebâti sa cabane. Il s’est acheté un évaporateur plus moderne. Et moi, je n’ai plus de cauchemar. Toutefois, je n’ai jamais compris pourquoi le colosse n’a pas brûlé l’image du Sacré-Cœur et pourquoi il l’a placée sous les pains de sucre. |
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# 032 6 octobre 2013 L’île de Beaudur
Il se réveille à nouveau ; mais cette fois en tombant de son hamac et en se cognant la tête sur une roche de couleur étrange. De nouveau, il est étourdi ; mais cette fois, il voit de nombreuses chandelles qui s’éteignent et s’allument en pétaradant. Beaudur se met à chanter.
Les chandelles s’éteignent. Beaudur compte les chandelles : un, trois, dix, deux, trois, cinq, huit. Une petite fille se penche au-dessus du hamac. - Beaudur, tu ne sais pas compter. Les chandelles se rallument.
Beaudur se tourne vers la fille. La fille le regarde tendrement. Beaudur est tout surpris. Elle se retourne. Beaudur se met à chanter :
Beaudur regarde par terre. Il
voit d’autres chandelles sur le sol. Il prend une chandelle et la
plante dans la terre. La chandelle se transforme en concombre. Le concombre grandit et atteint la taille de Beaudur. Celui-ci se met à chanter.
Beaudur s’éloigne en
éternuant. Il regarde au loin. Il se retourne vers le concombre. Il y a une tour à la place avec une échelle. Il grimpe dans l’échelle. Rendu presque en haut, il entend une voix. Il manque un barreau et dégringole. Il voit s’ouvrir un trou au pied de la tour. Il tombe dans le trou et se met à chanter.
Une abeille fait le tour de lui.
L’abeille grossit. Elle se transforme et ressemble à Bellefée. Elle
s’approche. Beaudur est surpris. Il se met à chanter.
Pendant que la taille de l’abeille se réduit, celle-ci s’approche de nouveau de Beaudur. Il veut retourner chez lui. Beaudur s’endort à nouveau. L’abeille s’éloigne. Puis, elle revient avec des enfants. Ceux-ci se tiennent par la main autour du trou. Beaudur se réveille et se met à chanter.
Il ouvre les yeux et voit la chaîne d’enfants. Il fait le mouvement de se lever. Il tend la main vers un enfant, lequel disparaît. Il tend la main vers un autre enfant et tous disparaissent. Seule Bellefée demeure là. Beaudur la regarde avec émerveillement. Il se met à chanter.
Beaudur s’approche de
Bellefée qui disparaît à son tour. À l’endroit où elle était,
Beaudur voit une petite citrouille. Beaudur se penche sur la citrouille. Il lui touche. Celle-ci se transforme en un cornet de crème glacée. Il veut prendre le cornet de crème glacée, mais celui-ci s’effrite. La crème durcit et se transforme en une grosse perle. Beaudur prend la perle dans ses mains. Il se met à chanter.
Il glisse la perle dans sa poche de son pyjama. - Moi qui ai toujours rêvé d’être riche. La perle était sûrement la plus belle trouvaille de toute sa vie. Il met sa main dans sa poche pour la caresser. La perle n’y est plus. Il n’y avait pas de poche. Beaudur était nu. Il se réveilla. (Texte écrit en 1981) |
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