(Dessin réalisé au primaire)

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Les charleries

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Ce blogue contient des souvenirs, des anecdotes, des opinions, de la fiction, des bribes d’histoire, des énigmes et des documents d’archives.

Charles-É. Jean

Fred-Éric (Roman)

Par Charles-É. Jean

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Avant-propos
Depuis longtemps, j’avais l’intention d’écrire un roman. Je voulais vivre l’expérience de faire interagir des personnages fictifs. Finalement, j’ai réalisé mon rêve et cette expérience a été très enrichissante pour moi.

Au début des années 1990, j’ai commencé à écrire sans plan. J’ai produit le premier chapitre. Puis j’ai eu une panne d’inspiration et tout s’est arrêté. J’ai alors mis ce projet de côté.

Deux ou trois ans plus tard, j’ai pensé créer un personnage tordu du nom de Bruno. Tout s’est enchaîné. Par la suite, le personnage de Maryse m’a agréablement surpris. Aussitôt qu’elle est entrée en scène, elle me soufflait les différentes péripéties et certains dialogues.

L’action se déroule à partir des années 1990. Les personnages principaux sont :

· Fred-Éric, un jeune homme gai, timide et angoissé.

· Sa mère, Marie-Rose, une femme qui reproduit le modèle féminin des années 1950.

· Sébastien, un ami d’enfance de Fred-Éric, une personnalité ordinaire.

· Maryse, la conjointe de Sébastien, qui n’a pas froid aux yeux.

· Benjamine, la sœur de Fred-Éric, une fille douce et plutôt effacée.

· Michel, un ami de Fred-Éric, un personnage pas compliqué.

· Bruno, un jeune homme retors, sûr de lui et manipulateur qui a fréquenté la même polyvalente que Fred-Éric.

Chapitre 1
Fred-Éric était assis à une table du Béret de nuit, un bar un peu bizarre, mais sympathique. Ses yeux inquiets comme des amandes éclatées réfléchissaient sur la vitre de la table. Ses traits un peu tirés faisaient penser à un tilleul en fleurs, perdu dans une forêt de sapins et d'épinettes.

Le jeune homme sirotait une bière et revivait des images qu'il avait créées dans ses moments les plus forts d'inquiétude et d'angoisse. Souvent, ces images s'entremêlaient et se déroulaient à un rythme époustouflant, un peu comme des chevaux enguirlandés sur des nuages colorés. Le jeune homme devait alors faire des efforts considérables pour ralentir leur progression, les remettre en ordre et se les approprier.

Malgré ses 22 ans, Fred-Éric n'avait pas encore vraiment fait face à la vie. Il copiait à gauche ou à droite des comportements qui lui plaisaient ; mais il s'y sentait tout aussitôt mal à l'aise. Il était souvent atteint par la morosité et les déceptions, ressentant un sentiment de différence dont il ne pouvait saisir les nuances ni en mesurer l'ampleur.

Quand tout voulait éclater, Freddy, comme l'appelait tendrement sa mère, partait en voyage à travers les images qu'il inventait. Il en ressortait parfois détendu, ayant réussi à maîtriser le flot de vibrations visuelles. D'autres fois, son stress augmentait et les images trépidaient d'impatience devant un barrage difficile à contourner.

À travers ce dévergondage de l'esprit, Fred-Éric croisa le regard d'un autre gars assis au comptoir du bar. Il remarqua ses bras élancés, ses épaules resserrées et ses yeux qui semblaient projeter des ondes sonores. Pendant un moment, il fut attiré par sa légère moustache un peu fuyante, mais désireuse de faire des conquêtes. Toutefois, d'autres images vinrent le distraire et même se mirent à bouger dans tous les sens. Le jeune homme à la moustache se leva doucement et se dirigea vers lui.
- Bonjour ! Puis-je m'asseoir à ta table ?

Fred-Éric fut pris de panique. Des frissons parcoururent son corps. Il aurait voulu être réduit en esprit et s’échapper à travers ces frissons ; mais la voix qu'il venait d'entendre l'interpellait jusque dans ses tripes. Il sentit une douce chaleur l'envahir. Il sursauta.
- Ouais !!! Tu peux t'asseoir ; mais j'attends quelqu'un. Il doit arriver dans une dizaine de minutes.
- Je ne veux pas t'importuner. J'accepte ton invitation pour le temps de l’attente.

Fred-Éric eut l'impression d'être coincé. D'une part, il ne voulait pas se lier d’amitié ; d'autre part, il désirait sortir de l’isolement qu’il s’était créé. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de rencontres, lui qui avait vécu son enfance et son adolescence à Sault-aux-Roses, un petit village situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Sérigny ; lui qui fréquentait ce bar pour la première fois.

Le visiteur tira une chaise et enchaîna :
- Au fait, quel est ton petit nom ?
- Fred-Éric, en deux mots.
- Moi, c'est Michel. On m'a aussi donné un deuxième prénom : Aimé ; mais je n'ai jamais voulu m'en servir. Mon nom, c'est Michel en un seul mot.

Les deux gars se mirent à rire comme de vieux copains. C’était une façon de dissimuler leur malaise. Fred-Éric hasarda :
- Dis donc, Michel, demeures-tu ici à Québec ?
- Oui, je suis né ici. Je travaille pour une compagnie de transport. C’est moi qui contrôle l’horaire de travail des employés affectés au déménagement. Et toi, que fais-tu de bon ou de pas bon ?
- Je suis à Québec depuis près de cinq ans. Les premiers mois, j’ai travaillé dans un restaurant. Puis, je suis devenu caissier au cinéma En-haut-de-la-Côte. Je vends des billets d’entrée et m’occupe du casse-croûte. L’avant-midi, je fais du dessin ou j’écris. Je commence à travailler à une heure de l’après-midi. Comme tu peux le voir, l’avant-midi, je crée des images ; l’après-midi et le soir, j’en vends.
- Tu es un homme d’images. Intéressant. Tu ne m’as pas dit d’où tu venais.

La question importuna Fred-Éric. Il marmonna :
- Je viens de Sérigny.
- Sérigny, c’est un drôle de nom. C’est où ça ?
- C’est dans l’Est du Québec sur la rive sud.
- D’où ça vient ce nom-là ?
- Quand j’étais à la polyvalente de Sérigny, un prof d’histoire nous l’a expliqué. Vers 1680, si je ne me trompe pas, un missionnaire français a dit la première messe sur l’emplacement actuel de la cathédrale. Il s’appelait Guillaume de Sérigny.
- Intéressant, il y avait des Guillaume à cette époque.
- Faut croire.

La conversation continua parfois tumultueuse, parfois légèrement agressive, parfois douce, parfois compréhensive. À brûle-pourpoint, Michel s’écria :
- Il est 23 heures. Ton ami n’est pas venu.
- Ah, non ! c’est vrai. Je l’avais oublié.
- Fred-Éric, veux-tu venir terminer la veillée chez nous ?

Fred-Éric avait pressenti cette invitation. Il voulut gagner du temps.
- Pourquoi, dis-tu chez nous ? Tu n’es pas seul ?
- Bien oui, je suis seul. Que décides-tu ?
- J’hésite beaucoup, Michel. Je voudrais me lever tôt demain matin. J’ai plusieurs commissions à faire.
- Tu partiras quand tu voudras.
- À bien y penser, j’accepte.

Les deux nouveaux amis partirent. Ils flottaient comme des nuages légèrement poussés par le vent. Ils pénétrèrent dans le logement vieillot de Michel. Puis, ce fut un tête-à-tête ponctué de cafés espagnols. Quand Fred-Éric annonça son départ, son nouvel ami insista pour qu’il demeure jusqu’au matin. Fred-Éric se sentit pris au piège.
- Mais, tu n’as qu’un lit ?
- Pas de problème, on peut coucher tous les deux dans mon lit.

Devant la mine inquiète de Fred-Éric, il changea rapidement de sentier.
- Je vais coucher sur le divan. Toi, tu coucheras dans ma chambre. Ça te va ?

Fred-Éric acquiesça et se dirigea vers la chambre. Après avoir fait un brin de toilette, il s’étendit sur le lit et tira les couvertures. Michel apparut dans l’embrasure de la porte, portant un caleçon de couleur noire. Sur le devant, apparaissait un cœur encerclé. Les yeux de Fred-Éric ne purent s’empêcher de s’arrêter au cœur qui semblait vouloir éclater. Michel s’approcha lentement et lui donna un baiser sur la joue. Fred-Éric s’empressa de lancer :
- Bonne nuit, Michel.

Ce dernier comprit le message et s’enfuit s’étendre sur le divan. Fred-Éric ne put trouver le sommeil. Était-ce le café espagnol ? Était-ce le combat intérieur mené pour résister aux avances de Michel ? À chaque fois qu’il se retournait dans son lit, il était cisaillé par des sentiments contradictoires : peureux, perdant, timide, ambivalent. Une phrase lui revenait souvent à l’esprit : "Heureusement que ma mère ne me voit pas."

Après deux heures de ressac, Fred-Éric perdit le contrôle de son bateau. Il se leva sans bruit, s’habilla dans la noirceur et se dirigea vers la porte de sortie. Lorsqu’il frôla le divan, il vit les yeux de Michel, ouverts et inquiets ; mais il continua son chemin sans dire un mot et sans se retourner. Quand il fut dans la rue, la lumière se fit dans le logement. Il se mit à courir comme un vulgaire voleur. Ne venait-il pas de voler un peu de bonheur à Michel ?

Après s’être promené une heure dans les rues de la ville, l’air hébété, les yeux perdus, la démarche essoufflée, il entra chez lui. La clarté commençait à poindre sur les Plaines d’Abraham ; mais elle était loin de son cœur.

Il se coucha sans prendre le temps de desserrer ses jeans. Il ressemblait à un rondin prêt à être brûlé. Il pensa au cœur du caleçon de Michel et se dit : "Je n’ai même pas pensé à lui montrer ma feuille de tilleul sur mes bobettes blanches."

À peine avait-il dormi une heure que le téléphone siffla ! Se croyant en pleine forêt, il sursauta ; mais il retomba dans le sommeil. Comme le sifflement ne s’arrêtait pas, il tendit le bras et prit l’acoustique.
- Ouais ! ! !
- Allô Freddy, c’est ta mère.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- C’est ton père.
- Qu’est-ce qu’il a fait ?
- Il est gravement malade.
- Tu m’appelles seulement pour me dire ça ?

Sa mère haussa légèrement le ton.
- Voyons, Fred-Éric. Ton père est gravement malade. Le médecin pense qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre.
- Et puis après ?
- Tu vas venir le voir, Fred-Éric ?
- Je ne sais pas.
- Tu ne peux pas faire ça. C’est ton père après tout.
- Tu l’as dit, maman, après tout. Je ne sais pas. D’ailleurs, je n’ai pas d’argent.
- Je vais t’arranger ça. Je peux aller à la banque et faire virer de l’argent sur ton compte. Cinquante dollars, en as-tu assez ?
- Je te rappelle, maman. Je vais y penser. Bonjour.

Fred-Éric éclata en sanglots. La voix de sa mère lui résonnait dans les oreilles : "Tu ne peux pas faire ça, Fred-Éric."

Mêlée à ses larmes et aux bruits sourds de sa gorge qui se contractait, cette phrase montait, descendait, allait à gauche et à droite. "Non, christie, je reste ici, pensa-t-il. Qu’il s’en aille. Le plus vite sera le mieux. Pourquoi devrais-je me déplacer pour lui ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Oui, qu’a-t-il fait pour moi ? Et puis après, oublions cela."

Le jeune homme mit son gilet de laine gris et sortit. Il alla au dépanneur et acheta deux grosses bières. Revenu chez lui, il mit de la musique. Il s’étendit sur son lit avec un livre qui le fascinait : Le langage perdu des cigognes. Il sentait monter en lui un sentiment de revanche, puis de culpabilité, puis de frustration. Il n’arrivait pas à se défaire des pincements de formes et de couleurs variées que son cœur ressentait.

Deux jours plus tard, sa mère, dont la voix était étouffée par les sanglots, l’informa que son père était décédé. Elle le pria instamment de venir au service funèbre. Devant le désarroi de sa mère, Fred-Éric finit par lui promettre qu’il y irait.

Il s’en alla bouquiner, rue Saint-Jean. Mal dans sa peau, il se sentait en pleine forêt. Il n’osait croiser aucun regard. À plusieurs reprises, il reconnut son père. Il détournait alors la tête et tentait de s’enfoncer dans le macadam. Il vit également sa mère dans les haillons d’une passante. Ses émotions lui pétrissaient une grosse boule au fond de l’estomac.

Il regarda distraitement les livres étalés pêle-mêle dans une odeur de papier moisi. Cette senteur particulière lui donna un haut-le-cœur. Il allait sortir quand un titre l’attira : Au-delà de la vie. Il prit le livre dans ses mains qui lui semblaient bien laides, commença à le feuilleter et le lança sur l’étagère.

Fred-Éric se mit à rêver. Il songeait à son enfance et à ses amis d’alors, empreints de naïveté et d’insouciance. Il revit son ancien copain Sébastien quand tous les deux expérimentaient gauchement des jeux d’adolescents. C’était ce même Sébastien qui l’attirait dans des coins obscurs. C’était aussi lui qui lui avait donné un premier baiser sur la joue dans la grange de son père. Fred-Éric regarda à nouveau ses mains. Il entendit murmurer :
- Oui, monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

Son rêve s’estompa.
- Ah oui, je voulais vérifier mon compte de banque. C’est le numéro 369-258.
- Voilà, reprit le caissier, votre compte indique 122 dollars et quelques sous.
- Mais, ce n’est pas possible.

Le caissier le regarda dans les yeux. Ce regard mêlé de tendresse et de compassion le fit sursauter. Il pensait posséder une vingtaine de dollars. Il comprit. Sa mère avait déposé 100 dollars dans son compte. Il éclata en sanglots. Le caissier le regarda à nouveau d’un air effrayé.
- Je voudrais retirer 100 $, finit par dire le jeune client.

La brume de l’automne commençait à envahir les rues de la ville. Les plaines d’Abraham étaient humides et déprimées. Une brise légère provoquait des cris et des rires étouffés. Les arbres semblaient pensifs et incertains. Le gros tilleul du coin méditait sous des feuilles retournées et teintées de rouge.
- Que ferais-tu, tilleul, si tu étais à ma place ?

Le tilleul se contenta de faire quelques signes de feuilles. C’était sa façon de signifier qu’il acceptait d’héberger ce visiteur bien connu. L’amitié des deux êtres remontait à quelques années. Les arbres voisins jetaient souvent un regard jaloux et s’agitaient comme pour s’opposer à ce pacte.

* * * * *

Dans la petite église de Sault-aux-Roses, parmi les odeurs d’encens et de transpiration, le curé aux tempes grises et à la perruque noire vantait les mérites de cet homme qui avait sacrifié sa vie pour faire vivre décemment sa famille. "C’était un homme intègre, dévoué et d’un comportement exemplaire. Sa femme et ses trois enfants sont ici pour en témoigner."

Tante Marie-Luce, la marraine de la paroisse, se pencha vers son mari.
- Fred-Éric est-il là ? Il n’était pas encore arrivé hier soir.
- Je ne l’ai pas vu, rétorqua son mari.

Une curiosité morbide s’empara de l’assemblée. Les regards complices se rencontrèrent, se concertèrent. Des remarques furent échangées. On était certain que tout ne tournait pas rond dans la famille Dugris. Les uns semblaient le savoir ; d’autres pensaient le deviner ; d’autres venaient de frapper un contrat.

La cérémonie se déroula toujours aussi funèbre et remplie de suspicions. Maman Dugris, dans sa robe noire et son manteau à franges, pleurait. Elle émettait de longs soupirs aromatisés de son parfum à odeur de lilas. Sa douleur décuplait avec l’absence de son Freddy. "Pourquoi, se disait-elle, mon fils n’a-t-il pas voulu venir rendre un dernier hommage à son père ? Pourquoi n’a-t-il pas été capable d’oublier ? C’est vrai que son père l’ignorait souvent. Il lui préférait Claude, son frère aîné. Fred-Éric aurait pu penser à nous autres. Que vont dire les gens de la paroisse ?"

Même dans les larmes et la douleur, Madame Dugris était digne. Elle était accompagnée de sa fille cadette, Benjamine. Derrière elle, son fils aîné Claude et sa conjointe Marthe.

Claude pensait à la conversation qu’il venait d’avoir avec Fred-Éric. Il entendait de nouveau les paroles de son frère : "Toi, tu as peut-être oublié. Mais, moi, je n’oublierai jamais."

Il avait hâte de rencontrer Fred-Éric lors de son retour vers Montréal pour avoir une bonne conversation avec lui. "J’ai peur pour lui, se disait-il. S’il n’est pas venu, c’est qu’il vit une situation dramatique. J’espère qu’il ne dérapera pas."

Tout à fait en arrière de l’église, la pensée de Sébastien voyageait dans des souvenirs teintés d’émotion et de plaisir. Sébastien revoyait cette scène si délicieuse à l’orée de la forêt d’épinettes. Il baignait dans cette douceur de la nature où le soleil se mêlait à l’air tissé de brins d’herbe et de rameaux de conifères. Il avait rencontré les mains de Fred-Éric, son corps à la fois tendre et ardent. Ces réminiscences le faisaient trembler d’émotion. À chaque instant, il allongeait discrètement le cou pour vérifier la présence de son ami. "Nous avions tous deux 16 ans, se disait-il, et nous en étions tous deux à notre première expérience."

Son périple fut interrompu par un coup de coude de sa sœur qui voulait aller communier. Sébastien la laissa passer et sortit de l’église.

En allant communier, tante Marie-Luce s’approcha de la mère Dugris.
- Fred-Éric n’est pas là ?

Madame Dugris tourna la tête.

* * * * *

En Haut-de-la-Côte, le film était sur le point de commencer. Le jeune Dugris vendait des billets. Il essayait d’imaginer ce qui se passait à Sault-aux-Roses ; mais rien ne venait. L’angoisse, la peur l’assaillaient de toutes parts. Il se sentait comme un lion en cage à qui on tendait sa pitance pour la lui retirer aussitôt. Il regardait distraitement les clients, se concentrait sur la monnaie à leur rendre. En tournant la tête, il remarqua qu’un client l’épiait.

D’abord, il n’attacha aucune importance et se replongea dans son travail. Mais, peu à peu, ses vérifications devinrent plus saccadées. Le film était commencé depuis cinq minutes. Le jeune homme était toujours là. Il s’approcha du comptoir.
- Tu as l’air très inquiet ?
- Bof, ce n’est rien, rétorqua Fred-Éric.
- Il me semble que je te connais.

Fred-Éric écarquilla les yeux, ces yeux de plus en plus surpris et interrogateurs. "Voilà une entrée en matière classique et dépourvue d’originalité, pensa-t-il."

Après quelques secondes d’hésitation, il marmonna :
- Ah ! ça se peut.

Le jeune homme tourna les talons et sortit du cinéma. Fred-Éric était fort intrigué de cette curieuse rencontre. Il fit le décompte des billets vendus, vérifia sa caisse et prit une boisson gazeuse. Il s’assit sur un tabouret dont le cuir était égratigné et sombra dans de vastes pensées.

Il revit Sébastien, un ami d’enfance, sa mère, son frère aîné Claude et sa sœur Benjamine. Il revit la ferme familiale avec sa vingtaine de vaches, ses douzaines de veaux qui ne cessaient de gambader dans les champs en été et sa quarantaine de moutons. Il se rappelait s’être amusé de longues heures avec les veaux. Eux qui lui prodiguaient une affection à la senteur du terroir. Des images de son père, point. Ou plutôt, il préférait ne pas en avoir. La scène de tout à l’heure se rapprocha. "Que veut-il ? C’est peut-être un ami de Sébastien ou un ami de mon frère ? Peut-être sait-il ce qui vient d’arriver à mon père ?" Sa tête se mit à tourner en des cercles de plus en plus concentriques. "S’il savait tout le mal que mon père m’a fait, il ne serait pas venu me déranger."

Il entra dans la salle de spectacle. Ses yeux furent attirés vers un jeune adulte, assis nonchalamment dans la dernière rangée. Il remarqua ses cheveux bruns et ses lèvres légèrement retroussées. Son air dégagé, sa peau décorée de quelques poils oubliés le troublaient. Il aurait voulu rêver de lui ; mais il ne le pouvait pas. Il sortit de la salle et retourna dans sa cage.

Le lendemain, Claude et Marthe se présentèrent chez Fred-Éric. Les yeux légèrement cernés et la démarche quelque peu incertaine de Claude se voyaient d’un coup d’oeil. L’accueil se fit par une accolade qui ne finissait pas de multiplier l’émotion et les pleurs.
- Ah ! Fred-Éric, je pense que tu aurais dû venir au service de papa. Tu sais, tu nous as manqué beaucoup et tout le village se pose des questions. Maman est fortement abattue. Elle a besoin de toi. N’oublie pas. Téléphone-lui le plus tôt possible. Elle risque de ...
- Écoute, Claude. Je comprends sa réaction ; mais je voudrais qu’elle essaie de comprendre la mienne.
- Je sais que tu n’as jamais digéré ce que papa t’a fait. Mais, as-tu pensé qu’il m’a fait à peu près la même chose ?

Des images de souches d’arbre flottèrent dans la tête de Fred-Éric et il sentit l’odeur de fraises fraîchement cueillies.
- Je ne peux pas pardonner à un père d’agresser ses enfants. Depuis cette journée que je n’oublierai jamais, j’essaie de vivre normalement et je suis toujours confronté à des problèmes de honte, de peur, de dégoût.
- Moi aussi, j’ai eu beaucoup de difficulté à m’en sortir. C’est lorsque j’ai connu cette belle Marthe que j’ai commencé à soigner les séquelles de cette agression. Aujourd’hui, Marthe m’aide beaucoup et je commence à élaguer ce souvenir. Sois certain d’une chose, Fred-Éric. Jamais je ne ferai souffrir mes enfants de cette façon.
- Et moi, je n’aurai pas d’enfant.

Claude sursauta et se demanda si vraiment son frère avait fait la paix avec lui-même.
- Pourquoi dis-tu cela ? Tu n’as pas encore rencontré de filles ? Tu ne veux pas te marier ?
- Je ne sais pas encore. Pour le moment, je dépense beaucoup d’énergies à maintenir un certain équilibre.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est quoi qui se passe ? Tu ne m’as jamais parlé de cette façon. Y a-t-il des choses que tu voudrais me dire ? J’avoue que je ne comprends rien.

L’échange fraternel continua. L’atmosphère même sereine laissait planer des inquiétudes et un certain mystère. À un moment donné, le jeune frère reprit :
- Sébastien était-il au service ?
- Je ne sais pas ; mais j’ai vu sa sœur.
- C’est ça. Tu vois seulement les filles, toi. Et à propos, que devient Sébastien ?
- Il enseigne l’histoire à la Polyvalente depuis septembre.

Fred-Éric prépara une tisane de tilleul.
- J’ai trouvé ça dans une boutique spécialisée, dit-il en montrant des sachets. J’aimerais bien avoir la recette de ma grand-mère. Sa boisson de tilleul était plus délicieuse.

Les trois amis sirotèrent cette tisane et parlèrent abondamment de Sault-aux-Roses.
- Vous voulez qu’on aille souper au restaurant, intervint Fred-Éric ?
- Sûrement, reprit Claude.
- Avant cela, j’aimerais vous montrer mes derniers dessins.

Après la bouffe, Claude continua sa route vers Montréal. Fred-Éric se dirigea vers le Béret de nuit. Michel jasait avec un gars. Il n’osa pas le regarder dans les yeux. Il alla s’asseoir au comptoir. Peu de temps après, une main lui tapota l’épaule. Se retournant discrètement, il vit Michel qui semblait en pleine forme. Ses yeux d’un brun noisette étaient encore plus rayonnants que la dernière fois.
- Tu sembles troublé, Fred-Éric. Viendrais-tu t’asseoir avec moi ?

Le jeune Dugris raconta à son ami les événements qu’il venait de vivre. Après beaucoup d’hésitation et d’insistance de la part de Michel, il finit par lui raconter l’épisode dramatique de sa vie.
- On était à la fin de juin. Je venais de terminer mon secondaire 5. Mon père m’a demandé de l’aider à ratisser un boisé situé à un demi-kilomètre de la maison. J’ai accepté à contrecœur parce que j’avais projeté une excursion de pêche avec un copain. Finalement, je l’ai accompagné.
- Comment il était ton père ?
- Nous avons travaillé environ deux heures. J’ai remarqué qu’à l’orée de la forêt les petites fraises des champs étaient déjà mûres. J’ai pris ma bouteille d’eau qui était vide. J’ai découpé le goulot et suis allé cueillir des fraises. Je voulais faire une surprise à ma mère. Quand je suis revenu, mon père était assis sur une souche et, au moyen de son couteau de poche, il sculptait un oiseau dans une branche d’arbre. Je pensais qu’il serait fâché puisque j’avais quitté sans prévenir. Au contraire, il m’a semblé indifférent. Il me regardait d’un air plutôt aimable. Je vis alors ses yeux qui dévisageaient mon corps de haut en bas. Tu peux imaginer ce que je veux dire ; mais ça me répugne de donner plus de détails. Je revois aujourd’hui cette scène et je comprends où ses yeux ...

De douces larmes apparurent sur les joues du jeune Dugris. Il essaya de les dissimuler. Il fut pris d’un spasme qui rendait sa voix inaudible.
- Voyons, Fred-Éric, ne pleure pas. Sèche ces larmes.
- Tu ne sais pas comment c’est difficile à raconter.
- Mets ta tête sur mon épaule, Fred-Éric.
- Tu es le premier, à part mon frère Claude, à qui je raconte cette histoire. Je continue. Je pensais qu’il regardait les genoux de mes jeans qui avaient été rougis en écrasant les fruits mûris. Non, je ne suis plus capable de continuer. C’est trop difficile.

Le jeune Dugris se leva et se dirigea vers les toilettes. Il ne vit pas le regard d’un jeune gars qui voulait l’aborder. Il revint deux minutes plus tard.
- Prends ta bière, Fred-Éric. Tu continueras quand tu te sentiras capable.
- Je t’avoue que ça fait quand même du bien. Je me demande, par exemple, pourquoi je te raconte tout cela. C’est seulement la deuxième fois qu’on se voit et on ne peut pas dire que notre première rencontre fut une réussite, n’est-ce pas ?
- Oublie cela. Ce n’est pas important.
- Tu vas sûrement te dire que je suis un gars avec un paquet de problèmes.

Michel se pencha vers son nouveau copain. Il posa ses lèvres dans son cou. Ses narines furent enivrées par l’odeur qui se dégageait.
- J’aimerais t’aider, Fred-Éric, si je le peux et si tu le veux. Entre nous, il est normal que nous ayons des secrets. Il y a assez de mondes qui se dévorent comme des loups jaloux et cruels. Il faut absolument s’entraider. Je ne suis pas de ceux qui ne cherchent qu’à arnaquer les autres.
- Je suis en mesure de continuer, Michel. Mon père me demanda de lui montrer les fruits de ma cueillette. Je m’approchai et me suis assis près de lui. Il me serra l’épaule en me disant combien il était fier de moi ; que j’étais un beau gars plein de charme ; que je ferais de nombreuses conquêtes de la façon dont j’étais équipé. Je portais peu d’attention à ces paroles et, provenant de mon père, je lui donnais un tout autre sens. Il me caressa le cou, puis passa sa main sur ma poitrine à travers ma chemise entrouverte.
- Continue, Fred-Éric. Je t’écoute.
- Je devins fort surpris et m’éloignai quelque peu. Il vint s’asseoir près de moi. Là, il passa sa main sur ma braguette et, de ses doigts sales, il fit une pression. Je voulus de nouveau m’éloigner ; mais il m’agrippa. Je ne fis ni une ni deux. Je pris mon récipient de fraises et lui lançai en plein visage. Par cette diversion, je réussis à m’échapper et courus à toutes jambes vers la maison.
- Il a osé faire cela ?

Fred-Éric raconta que son père attendit quelques minutes avant de prendre son camion.
- Rendu à ma hauteur, poursuivit-il, il m’ordonna d’embarquer. Je refusai. C’est alors qu’il me cria ces paroles que je n’oublierai jamais : "Fred-Éric, si tu en parles à ta mère, je vais lui dire que c’est toi qui as commencé et que tu n’es qu’une tapette. Je sais qu’elle va me croire." Il continua son chemin. J’avais peur qu’il se cache le long de la route pour recommencer son manège. Je pris donc un autre chemin en plein champ.
- Ton père, c’est un écœurant.
- Oui, c’était ... c’était ...
- Je te comprends. L’as-tu dit à ta mère ?
- Je te l’ai dit tantôt que je ne l’avais raconté qu’à mon frère.
- Ta mère n’a rien réalisé ?

La conversation fut interrompue par un gars qui vint saluer Michel. Ils échangèrent alors quelques mots. Le jeune Dugris avait les yeux fixés sur sa bière. Après quelques minutes, il reprit :
- Moi, je pense que les mères devinent tout ce qu’on vit. Elles sont tellement attentives ; en tout cas, je parle pour ma mère. Quand je suis entré, ma mère me demanda ce que j’avais à être aussi survolté. Je n’eus pas le temps de répondre qu’il fit son apparition, l’air sûr de lui et arrogant. Ma mère fut étonnée de voir sa chemise rougie. Elle lui en fit part. Comme réponse, il trouva à dire : "Nous nous sommes garroché des fraises, moi et Fred-Éric. Même si je suis encore un bon lanceur, Fred-Éric a fait beaucoup de progrès."
- Pourquoi, tu ne l’as pas dit à ta mère ?
- Je savais qu’elle ne me croirait pas ; qu’elle n’oserait jamais le croire ; qu’elle n’avouerait jamais qu’il pouvait faire une telle chose. Pour elle, cela aurait été la fin de tout : de ses illusions, de son ménage, de sa sécurité. Il est de ces situations où on pense que la meilleure solution est de se taire.
- Encore aujourd’hui, elle ne le sait pas ?
- Non et je ne crois pas que je doive lui en parler.
- En as-tu parlé à un éduc de ton école ?
- Le soir même, je préparai mon baluchon. Quand mon père fut parti au champ le lendemain avant-midi, j’ai dit à ma mère que je m’en allais à Québec pour les vacances. Je suis parti sur le pouce. J’avais été admis au cégep de Sérigny. Mon rêve était de devenir architecte. Je n’ai jamais revu ma mère depuis ce temps-là.

La conversation continua sur le sujet. Fred-Éric expliqua alors qu’il en avait parlé avec son frère Claude, environ six mois plus tard, quand ce dernier lui raconta les avances de son père.
- Imagine, mon frère avait 15 ans.

Tous deux avaient alors convenu de n’en parler à personne.

Chapitre 2
La dernière représentation cinématographique venait de se terminer. Le jeune Dugris sortit du cinéma et se dirigea vers les Plaines d’Abraham. Il voulait consulter son tilleul qu’il n’avait pas vu depuis une semaine. Il goûtait à distance ses feuilles dentées en forme de cœur. Il revoyait ses petites touffes de poil roux qui se montraient à l’aisselle des nervures. Il dégustait ses fleurs qui dégagent en été une odeur enivrante. Il revit sa grand-mère maternelle qui avait la passion du tilleul. Elle ramassait les akènes, les traitait et les recouvrait de fleurs séchées. Elle faisait infuser les fleurs. De l’écorce, elle tirait une fibre textile. "Goûtez à ma boisson de tilleul, disait-elle, l’air radieux. "

Il sentit un regard se tourner vers lui. Il regarda discrètement et reconnut l’étranger du cinéma, celui-là même qui semblait l’avoir épié quelques jours plus tôt. Il continua sa route sans manifester de réactions. Il entendit une voix derrière lui :

- Fred-Éric.

Tout étonné, il se retourna et hasarda :

- Salut, tu me connais ?

L’étranger, d’un air assuré, lui dit :

- Bien oui, je me souviens de toi à la Polyvalente. Je ne t’ai jamais parlé. J’étais un ami de Sébastien. Il demeurait dans la même rue que moi à Sérigny. Il me parlait souvent de toi.

- Pourquoi alors tu ne m’as jamais parlé ?

- Ça me gêne un peu de te le dire ; mais je ne parlais jamais aux farmers. Je n’aimais pas la senteur de vaches. Aujourd’hui, je me rends compte que c’était stupide de ma part.

Fred-Éric aurait voulu sacrer une volée à cet impertinent. Il se rappela que, souvent avant d’aller à l’école, il aidait son père à faire la besogne de l’étable. Tous ces souvenirs entremêlés étaient trop forts. Il se retint. Il prit un instant de réflexion et se créa un état d’équilibre.

- Si j’étais impoli, je dirais que tu étais un petit snob.

- Bien non, reprit l’étranger, je m’excuse de ma maladresse. Je ne voulais pas te blesser ainsi. Mon nom est Bruno. Il y a longtemps que tu n’as pas vu Sébastien ?

Le jeune Dugris expliqua qu’il avait quitté Sault-aux-Roses à la fin de son secondaire 5 et qu’il n’y était jamais retourné. Il n’avait pas revu Sébastien, non plus ; mais il était intéressé à avoir de ses nouvelles.

- Vois-tu, Fred-Éric, je vais à Sérigny chez mes parents plusieurs fois par année et à quelques occasions, j’ai rencontré Sébastien. Il enseigne depuis septembre à la Polyvalente.

- Je sais ça. Mon frère me l’a dit.

- Il a un petit garçon de près de deux ans. Il vit avec Maryse, la fille du plus gros entrepreneur en construction de la ville. Tu te souviens de Maryse, cette fille fonceuse qui n’avait pas peur de donner un coup d’épaule aux garçons qui bloquaient son chemin ? Tu te souviens de la St-Valentin ?

Le jeune Dugris se mit à réfléchir. Il se rappela cet épisode. Ce jour-là alors qu’il était en secondaire 5, il avait reçu une carte signée "Maryse". Celle-ci lui écrivait qu’elle voulait lui parler depuis longtemps ; mais qu’elle n’avait pas osé. Elle lui exprimait un amour caché et refoulé. Tout était écrit en majuscules, même la signature. Par la suite, Maryse avait toujours soutenu n’avoir jamais écrit cette carte. Après quelques engueulades, Fred-Éric et Maryse ne s’étaient plus parlé.

- C’est moi qui ai écrit cette carte, dit Bruno. Je savais que Maryse était dans le même cours de mathématiques que toi.

- Incroyable. Tu as osé faire ça. Tu es un christie de salaud. Et tu oses aujourd’hui m’aborder dans la rue pour me révéler pareilles inepties. Pourquoi as-tu fait cela ?

- Je voulais vérifier ton amour pour les femmes, puisqu’à l’époque on ne te voyait jamais avec une fille.

- En quoi ça te concernait ? Tu aimes te mêler des affaires des autres, petit trou de cul de bas étage.

Fred-Éric ne se sentait pas bien dans cette conversation. Il déguerpit.

- Où vas-tu, Fred-Éric ?

Sans se retourner et en élevant la voix, Fred-Éric dit :

- Je vais conter ça à mon tilleul.

Le tilleul attendait patiemment son ami. Des brins de neige coloraient les quelques feuilles restantes. Fred-Éric enleva la neige sur le banc d’en face et s’y assit. Il lui raconta la rencontre avec Bruno. Les feuilles s’agitèrent en un mouvement horizontal. Il comprit que le tilleul disait :

- Ah, non ! C’est pas vrai.

De son côté, Bruno avait suivi discrètement le jeune homme qui parlait aux arbres. Blotti derrière de hautes broussailles, il entendait la voix de Fred-Éric. Il tendit l’oreille :

- Que penserais-tu, Tilleul, si je m’inscrivais au cégep ? Depuis le décès de mon père, cette idée me trotte dans la tête. Je voudrais m’inscrire en graphisme.

Le tilleul sembla acquiescer à ce souhait. Ses feuilles montaient et descendaient dans un mouvement de plus en plus saccadé. Le mouvement s’arrêta. Le tilleul se mit à faire des signes comme s’il y avait un danger à l’horizon. Le jeune visiteur ne comprit pas. L’écorce du tilleul devint plus pâle.

- Tu commences à grelotter. Je vais désormais t’appeler tilleul frileux.

Une feuille se détacha de l’arbre. Fred-Éric ramassa la feuille et lui donna un bec. Il comprit que le tilleul appréciait cette gentillesse. Avant de rentrer chez lui, il alla prendre une bière au Béret. Pas de Michel. D’ailleurs, il ne l’avait pas revu depuis plus d’un mois.

* * * * *

Depuis le décès de son père, Benjamine faisait pression auprès de sa mère pour qu’elle vende la terre. Sa mère lui disait : "Tant que mon frère va être capable de s’occuper de la ferme, je reste ici. Je n’ai pas le goût d’aller demeurer au village, encore moins en ville." Un bon jour, toutefois, un bûcheron de métier d’une paroisse voisine se présenta chez maman Dugris. Il lui demanda si la terre était à vendre. Sèchement, elle lui répondit non.

- Je suis à la recherche d’une terre comme la vôtre. Je sais que 40 % de la superficie de votre terre est boisée. Je vendrais les vaches et élèverais plus de moutons. Je voudrais avoir un peptel de 200 moutons. Je vous donnerais un bon prix. Pensez-y et je reviens dans une semaine. Je ne veux plus aller bûcher sur la Côte-Nord.

Madame Dugris fit une enquête sur cet homme. Dans son village, on l’appelait le cocu. Une rumeur circulait à l’effet que son dernier rejeton avait été conçu alors qu’il était dans les chantiers. Par ailleurs, elle apprit que c’était un gros travailleur, père de cinq enfants, y compris le dernier qu’il avait reconnu comme son fils au baptême. À son retour de chantier, il découchait parfois deux ou trois jours, se laissant imprégner des effets de la dive bouteille. Sans qu’il soit riche, les enfants avaient toujours eu le nécessaire.

Madame Dugris avait été impressionnée par la détermination de cet homme. Elle raconta cette visite à Benjamine et ils se moquèrent abondamment du peptel de 200 bêtes.

- J’ai compris tout de suite, dit Madame Dugris, qu’il parlait d’un cheptel.

Elle en parla à son frère qui lui conseilla de vendre s’il offrait au moins 90 000 dollars pour le tout.

- Tu vois, dit-il ; il faudra dans un avenir prochain que tu achètes un nouveau tracteur. Toute ta machinerie est dans un piteux état. Et moi, est-ce que ma santé va tenir longtemps ? Il n’y a plus que toi dans la paroisse qui possède à la fois des vaches et des moutons. Si tu ne vends pas, il faudra faire des achats importants d’instruments mécanisés.

Comme promis, le cocu se présenta la semaine suivante.

- Je vous offre 100 000 dollars pour votre terre y compris les dépendances, les animaux et la machinerie.

- Vous avez dit 100 000 dollars ?

- C’est bien ça. Toutefois, il y a un problème. Je n’ai pas d’argent liquide. Je vais vendre ma maison ; mais comme j’ai encore trois enfants à l’école du village, j’emménagerais au cours de l’été. Je ne peux donc pas passer un contrat de vente avant le mois de juin.

Madame Dugris fut étonnée de la proposition. Elle avait toujours pensé qu’on devait signer un contrat de vente avant de prendre possession d’un bien. Toutefois, elle n’avait aucune expérience des affaires, puisque son mari s’occupait de tout sans jamais la consulter.

- J’ai préparé un papier. Le voici.

Il lui tendit un papier par lequel il annonçait son intention d’acheter la terre en août prochain. D’ici ce temps, il lui verserait 500 $ par mois, lesquels montants seraient déduits du prix de vente. Madame Dugris réfléchit quelque peu et fut attirée par le montant mensuel à recevoir. Elle se dit : "Il m’offre 10 000 $ de plus que l’estimation de mon frère. De plus, j’aurai peut-être beaucoup de difficultés à trouver un acheteur quand viendra le moment."

- Très bien, dit-elle, tout le monde m’a encouragé à vendre. J’accepte votre marché.

Immédiatement, elle se mit à la recherche d’un loyer. Comme aucun n’était disponible au village, elle décida d’aller voir à Sérigny. Elle y trouva un 4½ à un prix abordable. Elle décida donc d’y emménager avec Benjamine. Peu de temps après son arrivée, elle rencontra Sébastien dans le corridor de l’immeuble. Ce dernier la reconnut et l’aborda. Il lui raconta que, depuis deux ans, il demeurait dans cet immeuble avec sa conjointe Maryse et son fils Serge. Maryse était à sa dernière session d’un baccalauréat en mathématiques à l’université de Sérigny. De plus, il cherchait une gardienne d’enfants. Immédiatement, Madame Dugris fit part de son intérêt.

- Ma fille Benjamine pourra aussi m’aider. Elle est en première année d’université. Elle étudie pour enseigner à la maternelle. À part ça, j’ai élevé trois enfants et il faut que je me prépare à devenir grand-maman.

Dans les mois suivants, Benjamine et Maryse passaient des soirées ensemble, discutant de l’université et des possibilités d’emploi. Quand Sébastien était là, il se moquait un peu d’elles en leur souhaitant la même chance que lui. Il avait, en effet, eu un contrat de suppléance d’un an en enseignement de l’histoire à la polyvalente dès la fin de ses études universitaires. Toutefois, des rumeurs circulaient à l’effet que le père de Maryse avait contribué à l’obtention de ce poste.

Ce soir-là, la neige tombait abondamment. Un léger vent faisait virevolter les flocons de neige qui venaient caresser les vitres du logement. Maryse était inquiète. "Il est passé minuit, se disait-elle, et Sébastien n’est pas encore rentré." Son ami était allé à une réunion de parents à la polyvalente. D’un geste répétitif illustrant sa déception, elle passait sa main sur sa chemise à carreaux.

- Qu’y a-t-il, Maryse ? Tu me sembles inquiète, dit Benjamine.

- Sébastien n’est pas encore entré. J’espère qu’il n’a pas eu un accident d’auto. Si, en plus, il a pris un coup, comme il le fait parfois. Ah ! Benjamine, si tu savais comment Sébastien est parfois énigmatique. Tiens, il y a un mois, quand il est entré tard, sa chemise dégageait un parfum qui m’est totalement inconnu.

Benjamine n’aimait pas qu’on parle de Sébastien. Immédiatement, elle changea le cours de la conversation.

- Moi, je m’inquiète pour mes frères. Claude n’a pas appelé ma mère depuis deux mois. Il ne sait même pas que ma mère a vendu sa terre et qu’elle demeure ici à Sérigny. Fred-Éric n’a pas parlé à sa mère depuis le décès de son père.

- Sébastien m’a souvent parlé de Fred-Éric. Ils étaient de grands amis au Secondaire. Est-ce vrai ?

- Je crois que oui. Sébastien est venu passer plusieurs fins de semaine chez mes parents, quand tous deux étaient à la polyvalente. Ma mère lui assignait la chambre des invités. Il venait à l’étable avec nous autres. Il aurait voulu traire une vache ; mais ma mère ne voulait pas. Il épiait les moindres gestes de Fred-Éric. Quand il revenait à la maison, il disait souvent : "Je suis imprégné d’un arôme vachier." Au début, nous pensions qu’il riait de nous autres. Un bon jour, il nous a expliqué qu’il adorait cette senteur forte.

Benjamine se leva.

- Bon, il faut que j’aille me coucher. À bientôt.

* * * * *

Le téléphone siffla. Il était 10 heures du matin. Fred-Éric avait le goût de dormir encore ; mais il pensa que c’était Michel qui l’appelait. Il souleva l’acoustique.

- Allô ! Fred-Éric, c’est Claude.

- C’est la première fois que tu m’appelles aussi tôt le matin. Que se passe-t-il ? As-tu perdu ton emploi ?

- Oh, que non ! Imagine-toi que le patron vient de m’offrir de faire un stage d’un an dans sa succursale de Londres. Je suis totalement fou de joie. Je dois partir dans deux mois. Un électronicien de Londres vient me remplacer et nous échangeons nos logements.

- Mais, tu ne parles pas l’anglais.

- Ne sois pas inquiet, je vais l’apprendre.

Au bout du fil, Claude n’arrêtait pas de parler. Jamais, Fred-Éric n’avait été témoin d’un tel flot de paroles de la part de son frère. Tout à coup, il lança :

- J’ai une autre bonne nouvelle. Marthe est enceinte d’un mois. Tu vas devenir "mon oncle" d’un petit Britannique. Je suis très content. Ma mère ne le sait pas. Je vais l’appeler d’ici quelques jours. Penses-y, comme il faut, Fred-Éric. Un petit cul de Sault-aux-Roses qui va avoir un enfant à Londres.

Fred-Éric le félicita et les deux se quittèrent. Il prit rapidement un petit déjeuner et se dirigea vers le cinéma. Sur son chemin, il pensait à Claude. Il le revoyait chez ses parents quand ils allaient glisser dans la côte derrière la maison. Il le revoyait dans leurs excursions de pêche sur la petite rivière au bout de la terre. Il sentait l’odeur du pipi dans leur chambre commune quand celui-ci n’avait pu retenir son envie au cours de la nuit. Il le voyait sur le chemin de l’école quand ils se lançaient des balles de neige. Toutes ces images voltigeaient dans sa tête et venaient heurter la réalité que ce même Claude serait papa.

Fred-Éric, lui, le savait. Il n’aurait jamais d’enfants. Il ne voulait pas s’emprisonner dans une vie routinière avec une fille. Il ne voulait pas partager quoi que ce soit avec une fille. Tout à coup, une pensée traversa le froid du matin comme un dard qui lui entra dans la poitrine. Il mit sa main dans son manteau. Son sein gauche ne dégageait plus de chaleur. Il poussa un peu plus avec ses doigts qui devinrent engourdis. Une courte panique s’installa. "Suis-je en train de geler, se dit-il ? Pourquoi mon cœur prend-il froid de cette façon ?"

Les pensées qui lui arrivaient aussi sournoisement avaient trait au sens de sa vie depuis son adolescence. "Était-il heureux depuis le temps qu’il demeurait à Québec et qu’il travaillait au cinéma ? Pourquoi avait-il besoin de toujours se remettre en question ? Pourtant, se dit-il, j’ai 22 ans. Je suis à Québec depuis cinq ans. Je n’ai jamais eu de relations sexuelles avec un gars, sauf avec Sébastien à l’adolescence. J’ai perdu confiance en tous les gars. Devrais-je consulter un psy ? Ai-je droit moi aussi au bonheur ? Je sais que je suis différent. Ai-je le droit d’être différent ? Comment vais-je pouvoir vivre cette maudite vie avec un diplôme de Secondaire 5 ? Est-ce que je vais toujours être seul de même ? Il ne m’arrive jamais d’événements heureux. Je suis toujours bousculé par les gens qui m’entourent."

- Voilà une missive pour toi, Fred-Éric, de dire le patron. C’est un jeune client qui me l’a apportée lorsque j’ai ouvert les portes tout à l’heure.

Fred-Éric venait d’entrer au cinéma. Il prit l’enveloppe tout en se demandant qui lui faisait l’honneur de lui écrire. Ce n’était pas son anniversaire de naissance. Alors, quel était ce beau jeune homme ? Il ouvrit l’enveloppe.

"Salut Fred-Éric,
Je m’excuse pour mon comportement d’hier soir. J’ai été vraiment maladroit avec toi. Mais, je sais que tu vas me pardonner, parce que je mérite ton affection.

Je me souviens de toi à l’école secondaire. Je te trouvais tellement beau. Tu dégageais une fraîcheur qui me fascinait. Même si je ne t’ai jamais parlé, je savais qu’un jour je te rencontrerais à nouveau et que nous pourrions faire un bout de chemin ensemble.

Si je te dis cela, c’est que je veux te prouver que déjà je t’aimais. Quand je t’ai revu au cinéma, tous ces événements me sont revenus en images. Je ne peux pas me contenir et je rêve à toi. Fred-Éric, je t’aime. Avec moi, tu serais très heureux. Mes bras t’enlaceraient. Je te serrerais très fort contre ma poitrine. Je te protégerais.

Dès que je t’ai vu la première fois, j’ai su que tu étais gai. Je t’ai souvent observé. Tu regardais les garçons avec un plaisir qui transpirait. Je te voyais être bien seulement avec des garçons."

Rendu là, Fred-Éric suffoquait. "Ah ! non, se dit-il, c’est un écœurant." En colère, il déchira la lettre et mit le tout à la poubelle. Il trouvait vraiment que cet intrus allait trop loin. Au bout de quelques minutes, Fred-Éric se mit à regretter son geste. "J’aurais dû tout lire. Peut-être, m’a-t-il donné son numéro de téléphone. J’aurais pu alors l’appeler pour lui chanter un char de bêtises et pour lui ordonner de ne plus jamais m’approcher." Il ne pouvait reprendre les pièces dans la poubelle, car le patron n’était pas loin. Il fallait se mettre au boulot. Plus tard, il eut un moment libre. Il regarda dans la poubelle. Un client y avait versé son café.

Son travail terminé, Fred-Éric alla voir son tilleul frileux. Celui-ci avait déjà sombré dans le sommeil. Le jeune Dugris secoua gentiment ses branches ; mais le tilleul refusait de se réveiller. De plus, il paraissait d’un air maussade. Bruno, caché derrière les broussailles, regardait la scène. Il était tout heureux de voir que le tilleul était indifférent à la présence de son ami. Il se disait que le tilleul avait bien compris le message. Le seul ami que Fred-Éric avait, c’était lui, foi de Bruno. Il fallait donc que le tilleul se tienne tranquille et n’adresse plus la parole à cet ancien visiteur. Bruno était satisfait. "Je pense, se disait-il, que ce tilleul est fort intelligent. Il a compris l’hypocrisie de Fred-Éric quand je lui ai dit que celui-ci l’avait traité de tilleul immobile, incolore, inodore et en plus frileux." D’ailleurs, quand Bruno avait dit le mot "frileux", le tilleul avait sursauté. Ce mot semblait vraiment confirmer que Fred-Éric l’avait trahi.

Fred-Éric tout penaud se rendit au bar. Michel était seul, assis à une table. Il alla le saluer.

- Voudrais-tu que je m’assoie avec toi, Michel ?

- Pas vraiment, je voudrais demeurer seul pour réfléchir à ma situation.

- Comme tu veux.

Voyant partir son ami, Michel le retint.

- Attends un peu. Je vais te raconter.

- Ce n’est pas grave, j’espère.

- Ce soir, quand je suis arrivé chez moi, il y avait un sac de poubelle sur le perron. Je regardai à l’intérieur. Il y avait mes effets personnels et une note : "Tu reviendras chercher le reste de tes affaires quand tu auras trouvé un appartement. Dans une semaine, si tu n’es pas venu, je vends tes appareils. Christophe" Je suis allé porter mon sac dans un casier à la gare d’autobus et je suis venu ici.

- Attends un peu. Je ne comprends rien à ce que tu me dis. Tu avais donc quitté le logement où je suis allé ?

- Voilà à peu près un mois, j’ai rencontré ce gars. Gentil, sympathique, beau par surcroît. Je suis tombé en amour avec lui. Christophe avait 21 ans. Il fréquentait le gym. Il m’a offert d’aller demeurer avec lui. Sur les entrefaites, un de mes amis m’a dit que son cousin cherchait un appartement meublé. J’ai donc sous-loué mon appartement et ai vendu la literie et les ustensiles de cuisine au nouveau venu. J’étais certain que ça durerait toute la vie avec Christophe.

- Michel ! Michel !

- Je l’aimais tellement. Je suis naïf. Je suis demeuré trois semaines chez lui. Maintenant, je suis dehors, dehors, dehors. Il fait moins 10 degrés à l’extérieur.

Fred-Éric s’excusa et alla aux toilettes. En réalité, il n’avait aucune envie. Toutefois, avec tout ce qui lui était arrivé dans la journée, il avait besoin de prendre un peu de répit. Il s’assit sur un banc de toilette. Il se rappelait la soirée ratée chez Michel. Il ne croyait pas que quelqu’un puisse être aussi intolérant et borné que cet ex. Il ne connaissait personne de son entourage qui avait été ainsi éjecté de son pied-à-terre. Il revint alors vers Michel. Celui-ci pleurait.

- Je suis revenu, Michel.

Michel releva la tête et sécha ses larmes. Il avait chaud et sentait la transpiration.

- Tu as bu beaucoup, ce soir, Michel ?

- Oui, j’ai pris quelques bières. Je peux aller demeurer quelques jours chez toi, Fred-Éric ? S’il vous plaît, ne me laisse pas tomber.

- Tu as certainement d’autres amis. À la limite, tu peux aller dans un bain sauna.

- Tu ne veux même pas me donner un coup de main. Tu sais, Fred-Éric, dès la première fois où je t’ai rencontré, je t’ai aimé. J’ai été incapable de te le dire et, de ton côté, tu as toujours semblé indifférent à mon égard. Là, je te demande seulement de m’héberger pour un soir.

Fred-Éric se croyait ridicule. Plusieurs fois, alors qu’il avait rencontré un gars, il s’était senti dans une situation inconfortable, craignant toujours que l’autre gars ne voulût que l’exploiter. Mais là, la situation était claire. Michel n’avait plus de toit sur la tête. Son cœur rural lui disait d’accepter ; sa raison urbaine rétorquait de trouver un prétexte pour refuser. Il en était là quand Michel lui mit la main dans le cou et le caressa doucement. Il frémit et eut comme réflexe de se dégager ; mais il ne bougea pas.

- Tu peux venir chez moi, Michel, seulement pour une nuit. Demain, tu te trouveras une autre adresse. J’ai un matelas pneumatique. Est-ce que ça te convient ?

Michel acquiesça et ils partirent. En chemin, ils arrêtèrent à la gare pour recueillir les effets personnels de Michel. Les deux déambulaient sans rien entendre comme si l’air froid avalait tous les sons. Même les bruits des voitures n’arrivaient pas à leurs oreilles. Ils étaient tous les deux dans un paradis aseptisé si tranquille que même les statues s’y seraient senties mal à l’aise. Fred-Éric réalisa qu’il était en train de sortir le matelas pneumatique du placard. Pendant que son ami soufflait le matelas, il cherchait un oreiller et des couvertures. Michel observait attentivement la petite chambre. Près de la fenêtre, une table et deux chaises, un lavabo rouillé, un lit simple revêtu de couvertures de laine sans doute fabriquées par sa mère, une chaise berçante qui semblait venir directement du dépotoir, un téléviseur et un radio à cassettes. Sur la table, traînaient quelques livres et de nombreux dessins. Il se disait : "Incroyable qu’en 1995 un jeune homme de son âge accepte de vivre dans de telles conditions."

- Prendrais-tu une tisane de tilleul, Michel ?

- D’accord.

Fred-Éric prépara deux tisanes. Les deux amis s’assirent à la table. Pas un mot ne fut prononcé. On sentait que la chambre se refermait sur elle-même. Le plafond semblait baisser lentement. Les murs émettaient de légers craquements. De temps à autre, on entendait une tasse heurter la table.

- Tu demeures ici depuis combien de temps, Fred-Éric ?

- Ça va faire cinq ans en juillet. Dès la fin de mes études secondaires, je suis venu à Québec et j’ai loué cette chambre.

- Tu m’as déjà dit d’où tu venais ; mais je l’ai oublié.

- Je viens de Sault-aux-Roses, au sud de Sérigny. D’ailleurs, ma mère demeure encore là.

- Tu sembles gêné quand tu prononces le nom de ta paroisse ? Est-ce que je me trompe ?

- C’est vrai, je suis un peu gêné. Je suis un rural qui a atterri en ville, sans préparation aucune. C’est tout un pas à franchir. En plus, quand on est différent.

Le jeune Dugris s’arrêta comme si le dernier mot prononcé l’avait troublé.

- Tu n’acceptes pas ton homosexualité, Fred-Éric ?

- Pas du tout. Je voudrais souvent mourir au lieu de porter cette lourde charge. Je ne me retrouve pas dans l’ensemble de la société. Tous les jours, même si je ne m’affiche pas, je reçois des messages d’hostilité qui me détruisent à petit feu. Je me sens renfermé dans un placard. Je frappe dans le mur à répétition et personne ne vient à mon secours.

- Quand on étouffe son homosexualité, ça finit toujours par nous rattraper. Tu es sûr que personne ne t’a jamais offert de l’aide ?

- Peut-être. Pour moi, les gars qui m’approchent veulent d’abord mon cul. Et je ne suis pas intéressé à le donner.

Le jeune Dugris était fier de la réponse qu’il venait de faire. De son placard, il voyait un jet de lumière, si minime, mais si soulageant. Jamais, il n’avait osé parler de cette façon. Ordinairement, il donnait une image du gars correct qui ne se permettait pas d’écarts de conduite et de langage. Mais là, il avait osé parler de cul.

- Tu as raison en partie, Fred-Éric ; mais ma mère disait souvent : " Il faut distinguer le bon grain de l’ivraie. "

- Pas mal, Michel. Tu m’étonnes. Tu as été longtemps à l’école ?

- J’ai mon diplôme d’études collégiales en administration.

Fred-Éric sursauta, un peu à cause de la surprise, un peu à cause d’un brin de jalousie, un peu à cause surtout de son plan d’avenir si nébuleux.

- Justement. J’avais pensé retourner aux études et m’inscrire en graphisme au cégep.

- Ce serait une bonne idée pour toi. Tu es brillant en dessin. Ce talent te servirait sûrement. Mais, revenons à ta différence.

Le jeune Dugris toucha la main de Michel et tous deux se mirent à rire.

- Tu te moques de moi, Michel, avec ma différence.

Tout d’un coup, la chambre parut plus grande. Les murs avaient changé de couleur et l’arôme des deux mâles envahissait la pièce.

- Fred-Éric, je commence un peu à te comprendre. À cause de ton homosexualité, tu as décidé de te détruire. Tu demeures dans une pièce qui n’est pas digne de toi. Comme travail, tu pourrais sûrement trouver mieux. Mais, tu veux finalement ... Excuse-moi, je dois te le dire ; tu veux finalement montrer que tu n’es pas digne de ce monde. Tu as enfermé dans le placard la confiance en toi et surtout ton estime. Je sais. Tu vas me dire : " Je suis rien. ". C’est absolument faux. Depuis qu’on se connaît, j’ai pu discerner ton intelligence, ta capacité de raisonnement et ton entregent. Un peu de timidité, il est vrai ; mais ça peut devenir positif.

- C’est peut-être vrai ce que tu dis. Je ne sais pas par où commencer. Je vais en parler à mon tilleul.

- C’est quoi cette histoire de tilleul ?

- Il est tard, Michel. Tu dois aller à la recherche d’un appartement demain et moi, je travaille. On en reparlera un autre jour.

Les deux amis rejoignirent leur lit. Quand Michel se pencha pour soulever les couvertures, Fred-Éric lui donna un baiser sur la joue.

La nuit fut pénible pour les deux comparses. Chacun réanimait les moments vécus pendant la journée. Fred-Éric se morfondait : "Pourquoi suis-je de même ? C’est peut-être la faute de mon père ; c’est peut-être dû à ma grande sensibilité. J’ai toujours vécu dans un climat hétérosexuel. À l’école, dès que le timbre de voix d’un gars était différent, on lui affublait toute sorte de noms méchants. Si, en plus, il avait l’air efféminé, il se faisait tabasser par les gars apparemment virils. Le prof de morale parlait d’homosexualité sur le bout de la langue en regardant les murs. Il était gêné d’aborder le sujet. Il semblait se demander pourquoi il parlait de ce sujet. S’il avait demandé qui est homosexuel dans la classe, aucune main ne se serait levée. Doit-on toujours se cacher ? C’est pénible à vivre. C’est un poids trop lourd à porter."

Il se rappela un de ses amis qui s’était suicidé à 16 ans. La rumeur avait alors couru que, dans sa note d’adieu, il avait déclaré en termes voilés son homosexualité. Il se demanda s’il avait l’intention de rester dans le placard toute sa vie. Par ailleurs, se dit-il : "Je ne peux pas me dévoiler. Je ne peux pas faire ça à ma mère. Elle en mourait de douleur. Et ma sœur ? et mon frère ? et mes oncles et mes tantes ? et mes grands-parents ? Ils vont dire quoi de moi. J’aurai, sans doute, la douleur d’apprendre que ma mère ne veut plus jamais me voir à cause de ma vie perverse à ses yeux. Vaut-il mieux le dire ou le cacher ? Vivre une double vie, c’est vivre au moins deux fois les mêmes épreuves. Dieu sait que j’aurais besoin de ma famille."

En pensant aux siens, Fred-Éric s’interrogea sur les relations qu’il avait avec sa mère. Il ne l’avait pas revue depuis son départ de Sault-aux-Roses. "Pourtant, elle n’est coupable de rien. Elle ne sait rien. Elle a peut-être vieilli."

Chapitre 3
Au dîner, Benjamine annonça à sa mère qu’elle allait garder le petit Serge en après-midi. Madame Dugris fut un peu surprise puisque d’habitude Maryse n’avait pas de cours ce jour-là. Mais, ce n’était pas la première fois que cela arrivait.

Benjamine cogna à la porte. Maryse toute heureuse ouvrit et serra la jeune Dugris dans ses bras.

- Je suis contente que tu aies pu venir. Nous allons passer un bel après-midi.

- Moi, aussi, Maryse. Parfois, je m’ennuie de toi.

Dès le premier jour où les deux femmes s’étaient rencontrées, il y avait eu entre les deux un choc ressemblant à un coup de foudre. Jamais, elles n’avaient ressenti dans le passé ces émotions profondes envers une autre fille ; jamais, elles n’avaient reçu et donné autant de tendresse à une femme. Toutefois, chacune retenait ses pulsions et enfouissait cette attirance.

Maryse avait choisi sa voie : elle était conjointe de fait d’un homme. Benjamine voulait d’abord terminer ses études avant d’entreprendre toute relation amoureuse. Les deux croyaient plus à l’amitié et se considéraient comme des sœurs. Malgré elles, le sentiment d’amitié commençait à muer et à se transformer en un tantinet d’amour. Elles se regardèrent et partirent à rire : un rire complice, un rire qui exprimait leur bien-être. C’était comme si elles étaient seules au milieu d’une mer déchaînée et qu’elles étaient entourées d’une brise douce et calme qui bloquait les vagues autour d’elles. Elles étaient seules sur cette terre conquise par les hétérosexuels.

- Dis, Benjamine. As-tu travaillé l’été dernier ?

- Oui, j’ai passé l’été dans un camp de vacances pour filles. J’étais monitrice. J’ai adoré ce travail. On organisait toutes sortes d’activités : des excursions, des visites guidées, des tournois. On faisait du camping sauvage. Les jeunes campeuses étaient merveilleuses. Souvent, on terminait la soirée autour d’un feu de camp. On chantait la paix, l’amour et le bonheur. Les monitrices avec qui je travaillais étaient charmantes. Quand les jeunes filles étaient couchées, on parlait de nous, de notre famille, de nos amis, des belles choses de la vie. Pas de radio, pas de télévision, pas de journaux : la belle vie, quoi. C’était ma troisième année à ce camp.

- Parliez-vous de vos amoureux, des fois ?

- Moi, non, parce que mon futur amoureux, c’est un illustre inconnu.

Maryse fit une légère grimace qu’elle transforma immédiatement en un sourire.

- Moi, dit Maryse, mon père est entrepreneur en construction. À l’âge de 17 ans, j’ai commencé à travailler dans ses chantiers. J’adore porter des bottes de cuir et revêtir des chemises à carreaux. J’adore porter une ceinture d’outils autour de la taille. Un chantier de construction, c’est le paradis sur terre. La senteur du bois fraîchement scié m’enivre. Souvent, je me collais le nez sur un madrier et je sentais les vibrations du bois qui se lamentait de ne plus croître. L’été dernier, j’ai posé des bardeaux de cèdre sur les toits de chalets.

- Les gars devaient t’écœurer ?

- Un peu au début. Comme mon père était leur patron, ils ont vite compris ; mais je ne me laissais pas marcher sur les pieds. Quand tu portes des bottes de cuir, tu as une arme au bout des orteils.

- Moi, je n’ai pas été habituée à me défendre. Ma mère m’a toujours trop protégée.

- Tu es toujours élégante comme ça ?

- Je suis comme ma mère. Elle est toujours bien vêtue, sobrement et sans exagération.

- Veux-tu voir ma collection de bottes de cuir ? Tu vas pouvoir sentir l’odeur du cuir. Viens-tu ?

Le téléphone sonna. Maryse répondit. Pendant ce temps, Benjamine alla voir le petit Serge qui dormait les deux poings fermés et appuyés sur les joues. "C’est peut-être un futur travailleur de la construction, se dit-elle." Elle l’imagina dans des petites bottes de cuir et le trouvait mignon.

- Imagine qui m’a téléphoné, lança Maryse de son salon.

- Aucune idée.

- C’est Sébastien. Il a dîné ce midi avec un dénommé Bruno de Québec, un de ses amis d’enfance. Bruno a rencontré ton frère, Fred-Éric. Installe-toi bien. Tu n’en croiras pas tes oreilles. Fred-Éric est ...

- Est quoi ?

- Il est gai.

- Répète, j’ai dû mal comprendre. Voyons, c’est impossible. Pas mon frère. Ça ne peut pas arriver à un Dugris. Il serait le premier de la famille depuis toutes ces générations. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Ce Bruno, est-ce qu’on peut le croire ? Comment l’a-t-il su ?

- Bruno lui-même est gai. Il l’a dit à Sébastien, l’année dernière.

- Il y a des gais à Sérigny ? Je n’en ai jamais rencontré.

- Bruno ne vit plus ici. Il demeure à Québec depuis deux ou trois ans.

Benjamine était assise sur le divan, les deux mains cachant ses yeux. Elle ne voulait pas voir ce qui lui était raconté. Son moteur interne de recherche était bloqué par cette phrase qu’elle martelait dans sa tête en un va-et-vient perpétuel : "Mon frère est gai.". Maryse s’approcha doucement d’elle et se mit à caresser le revers de ses mains. Peu à peu, la phrase s’étira et vint à intervalles moins saccadés. Maryse, elle aussi émue, savourait ce moment et était imprégnée de frissons qui lui réchauffaient le cœur. Elle dit d’un ton rempli de douceur :

- Bien plus, imagine-toi que Bruno sort avec Fred-Éric.

- Je m’en fous qu’il sorte avec Fred-Éric. C’est normal ; ils viennent du même coin. Ils se sont sûrement connus à l’école.

- Écoute Benjamine. Bruno fréquente Fred-Éric, comme moi et Sébastien l’avons fait.

- Tout de même, ils ne peuvent pas se marier.

- Tu sais, la vie a changé.

- Quand maman va apprendre la nouvelle, ça va être terrible. De toute façon, ce n’est pas moi qui vais lui apprendre. Puis après, Fred-Éric a 22 ans. Il est en mesure de prendre ses responsabilités.

Un cognement discret à la porte les fit sursauter. Après quelques secondes passées à reprendre leur esprit, Maryse ouvrit la porte. C’était maman Dugris.

- Excusez-moi, Maryse, je vous pensais absente. Benjamine est demandée au téléphone.

Benjamine s’avança l’air penaud.

- Ça te dérange, Benjamine, dit la mère ?

- Mais, non, maman, je vais aller répondre.

Maryse aussi semblait importunée. "J’espère qu’elles n’étaient pas en train de se chicaner, pensa Madame Dugris." Benjamine quitta le logement. Maman Dugris conversa quelque peu avec Maryse.

Quand Benjamine pénétra dans l’appartement de sa mère, une odeur de tabac l’assaillit. Elle vit un homme assis sur le divan. Il avait les cheveux frais rasés, le teint brûlé par le soleil. Il devait être dans la soixantaine.

- Excusez-moi, monsieur, je pensais m’être trompé d’appartement.

- J’imagine que tu es la fille de Marie-Rose. Je suis venu jaser avec elle. Mon nom est Raymond.

- Bonjour, Monsieur Raymond. Je dois parler au téléphone.

Elle se renferma dans sa chambre. Quand elle eut terminé son téléphone, elle trouva sa mère seule dans la cuisine.

- Alors, maman, tu as une nouvelle flamme ?

- Bien non ! c’est une connaissance de vieille date. Quand j’ai su que je serais seule cet après-midi, je l’ai appelé. Je l’ai rencontré la semaine dernière à la Salle communautaire. Nous nous connaissons depuis une dizaine d’années.

Benjamine ne prisait pas du tout, mais pas du tout, qu’un étranger puisse venir s’installer chez elle. Elle le trouvait mal usiné. Trop court, trop gros, des pantalons gris pâles mal entretenus, une chemise qui laissait voir un bedon pas trop appétissant.

- Maman, j’espère que ce n’est pas sérieux, vous deux. Ce n’est pas un homme pour toi.

- Pour le moment, c’est seulement une connaissance. J’ai besoin de voir du monde.

- Tu n’es pas heureuse avec moi ?

- Tu es ma fille, ce n’est pas pareil.

- Maman, je te promets de toujours rester avec toi. Je n’ai pas l’intention de me marier. Les gars de mon âge ne savent vraiment pas ce qu’ils veulent. Quand ils le savent, ils n’ont qu’un seul but avec une fille : vite et vite.

Maman Dugris était contrariée. Voilà qu’elle ne se sentait plus chez elle. "J’aurais dû garder ma terre, se disait-elle. Benjamine n’aurait pas pu prendre possession de la maison paternelle."

- Ne sois pas si sévère, Benjamine.

- En plus, maman, n’oublie pas qu’il y a seulement trois mois que papa est décédé. Les mauvaises langues pourraient se délier.

Voulant éviter une confrontation, maman Dugris enchaîna.

- Vous m’avez semblé bizarres toutes les deux tantôt. Y a-t-il une raison ?

- Ne sois pas inquiète, maman. Maryse va très bien. À la dernière minute, sa réunion a été annulée. Nous pensions en profiter pour jaser.

- Je vois, je vois. Si vous avez des conflits entre vous deux, tu vas m’informer, hein Benjamine.

- Sûrement, maman.

* * * * *

En rentrant de son travail, Michel trouva une enveloppe rose dans la boîte aux lettres. Il y était écrit "Michel". Pas de timbres, pas d’adresse. "Qui peut savoir que je demeure chez Fred-Éric, pensa-t-il ?"

Michel n’avait pas trouvé de logement convenable et il était hébergé depuis cinq jours. La vie à deux dans une petite chambre vieillotte était pénible ; mais c’était mieux que de coucher dans la rue. Michel projetait d’appeler son ex pour aller chercher ses affaires. Le propriétaire de la chambre avait finalement accepté d’entreposer ses biens, pour une semaine, dans une pièce au sous-sol. Mais, il était anxieux d’ouvrir la lettre. Il ne prit même pas la peine de s’asseoir.

"Cher ami,

J’attends toujours de tes nouvelles. Je suis déçu que tu ne m’aies pas appelé. Mais, je ne désespère pas. Je suis prêt à attendre.

Je suis allé à Sérigny dernièrement. J’ai rencontré Sébastien. Nous avons longuement parlé de toi. Sébastien sait que je suis gai. Il croit que ce serait possible que tu le sois ; mais je ne lui ai jamais dit que tu l’étais. Un gars correct se mêle de ses affaires, n’est-ce pas ?

Je lui ai proposé de nous rencontrer prochainement et que tu pourrais m’accompagner. Mais, il ne veut pas. Il m’a dit que ce serait trop pénible pour lui de te voir. Ta mère demeure maintenant dans le même immeuble que lui. Elle garde souvent son garçon.

Je ne t’oublie pas, Fred-Éric. Quand je pense à toi, mes sens reprennent une grande énergie. Téléphone-moi sans faute. Nous pourrons prendre un verre ensemble et bavarder. Nous pourrions aller au Béret de nuit. Pourquoi ne pas aller converser avec ton tilleul ?

Je sais que tu n’es plus seul. Quand tu vas me connaître plus à fond, tu vas apprécier ma gentillesse et toute l’attention que je vais te donner. Tu sauras jusqu’à quel point tu es fait pour moi et tu ne seras plus jamais seul dans la vie.

Ton ami de tous les instants."

Michel était mystifié. Il comprit rapidement que la lettre était à l’intention de Fred-Éric. "Mais, pensait-il, pourquoi me l’a-t-il adressé ?" Il trouvait les propos bizarres et empreints de harcèlement. C’est comme si le gars voulait agripper Fred-Éric et le mettre en cage. Il se dit que, lui aussi, voulait partager l’amour de Fred-Éric. Il se sentit menacé. Il prit en note le numéro de téléphone qui apparaissait en post-scriptum. Il fit le geste de déchirer la lettre ; mais il s’arrêta. "Ce n’est pas la bonne façon de conquérir Fred-Éric, se dit-il. Un jour ou l’autre, il l’apprendra et je serai cuit. La sournoiserie n’est pas mon genre. Je ne veux pas emprisonner personne." Il remit la lettre dans l’enveloppe et la déposa sur la table.

Michel signala le numéro de téléphone de Christophe, son ex.

- C’est Michel qui parle. Demain matin, je vais chercher le reste de mes affaires.

- Ne te déplace pas pour rien. J’ai tout vendu.

- Quoi, tu n’as pas le droit de faire ça. Ce sont mes biens.

- Vois-tu, j’ai fait de nouveaux calculs et j’ai réalisé que ta contribution financière avait été insuffisante. Un ami était intéressé par tes appareils. Je les lui ai vendus.

- Tu es un hostie de chien. L’affaire ne restera pas là. Tu vas avoir des nouvelles de moi bientôt.

Michel déposa l’acoustique. Il n’avait plus rien. Il appela sa mère qui lui donna le numéro de téléphone de l’avocat de la famille. Ce dernier avait quitté le bureau. Michel s’effondra en larmes. Ses yeux arpentaient les murs. Il tirait sa moustache comme pour l’arracher. Il s’étendit sur le lit de Fred-Éric et s’endormit. Il rêva qu’il emménageait avec Fred-Éric dans un luxueux condo. Le bonheur était au maximum. Même le condo semblait heureux. Des filets colorés de clarté envahissaient les deux êtres dans leurs ébats amoureux. Plus rien ne pouvait les séparer.

- Michel, qu’est-ce que tu fais dans mon lit ?

Michel ouvrit les yeux, passa sa main sur son front.

- Ah ! le malheur s’est abattu sur moi. Mon ex a vendu tout le reste de mes biens. Je n’ai plus rien.

- Tu n’es pas sérieux. Il se prend pour qui. De qui as-tu appris ça ?

- Je lui ai parlé au téléphone.

- Dans quel monde vit-on ? C’est épeurant. La jungle s’est transportée en ville.

Michel continua à s’apitoyer sur son sort. En jetant un regard sur la table, il rencontra la lettre.

- La lettre que tu vois, je l’ai recueillie dans ta boîte aux lettres. Elle m’est adressée ; mais elle a été écrite pour toi. C’est un Valentin qui ...

- Comment ça ? Si la lettre t’est adressée, elle est à toi.

- Légalement peut-être que oui. Dans la pratique, le Valentin parle à toi et non à moi. Il est assez bizarre. Il dit qu’il attend toujours un appel de ta part et donne des nouvelles de ta mère.

Le jeune Dugris tourna au gris. "Sans doute, c’est le petit trou de cul qui revient à la charge."

- Est-ce qu’il disait d’autres choses ?

- Oui, il a rencontré un de tes amis à Sérigny. Son nom est Lucien, non Gratien, non Sébastien.

- Je n’ai pas du tout le goût de lire cette lettre. Je ne veux même pas y toucher. Elle est marquée de ses mains sales. Elle a peut-être même été touchée par ses lèvres sales. Fais-moi plaisir, Michel, détruis-la.

- Tu ne veux pas connaître les nouvelles de ta mère ?

- Tout ce qu’il dit ce gars-là, c’est du venin. Il adore emmerder le monde. Il provoque des conflits ; puis, il court se cacher.

Michel prit la lettre et l’inséra dans un livre qui était sur la table.

- Comme ça, quand tu seras prêt, tu pourras la lire.

- J’ai besoin de me détendre un peu, Michel. Allons prendre un verre au Béret.

Les deux amis s’attablèrent au bar.

- Ça fait longtemps que je voulais t’en parler, Michel. Qu’est-ce qui s’est passé avec ton ex ?

- Je vais te le conter ; mais après, on ne parle plus jamais de lui.

- D’accord.

- Mon ex était super gentil. Il était très attentionné à mon égard, même trop. La routine s’installa rapidement dans notre couple. Par exemple, il avait décidé que lui seul pouvait préparer le souper. Il me le permettait le dimanche soir. Quand j’arrivais du travail, il me disait de m’asseoir au salon et me servait une bière ou un apéritif. Il installait du rap, ma musique préférée.

- Tu as laissé faire ça ?

- J’étais sûr que c’était une preuve de son amour. Il préparait le souper : toujours un souper aux chandelles avec des mets raffinés et variés. Après le repas, je m’occupais de la vaisselle ; pendant que lui écoutait sa musique. De temps en temps, il venait dans la cuisine et me tapotait les fesses. Pourtant, moi, je n’avais pas le droit d’entrer dans la cuisine quand il était là.

Fred-Éric vit passer non loin de sa table le fameux Bruno. Ce dernier le regardait avec un sourire hautain et conquérant.

- Regarde Michel, c’est lui qui écrit des lettres anonymes. Regarde-le comme il faut. La prochaine fois que tu le verras, tu ne le reconnaîtras pas.

- Comment ça ?

- Quelqu’un par hasard l’aura défiguré. Revenons à nos moutons, je ne veux pas le voir.

Le jeune Dugris déplaça sa chaise pour tourner le dos à Bruno. Il n’avait pas le goût de raviver des plaies. Il se demandait, toutefois, pourquoi ce personnage retors venait à ce bar. C’était la première fois qu’il le voyait là. Michel continua :

- Quand j’avais terminé la vaisselle, c’était les caresses sur le divan. Il me caressait de bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite, de droite à gauche. C’était un étudiant en géographie à l’université. Alors, il considérait mon corps comme un globe terrestre. Il pouvait dire : ma main est en France, se déplace lentement vers la Russie, vient au Québec, passe par Vancouver, etc. Au début, je le trouvais très drôle. J’adorais le culte qu’il vouait à mon corps.

- Il te considérait comme un esclave.

- Je lui ai, un jour, posé la question. Il m’a répondu non en m’expliquant que j’avais emménagé chez lui et qu’il tenait à garder le décorum de son logement.

- C’est un vrai comique ce gars-là. Y avait-il des caméras de cachées chez lui ?

- C’est impossible. Mais, il avait un ordinateur. Il était abonné à Internet.

- S’il avait filmé vos ébats, comment prendrais-tu ça ?

- Je te le dis : c’est impossible. Je n’ai rien vérifié. Mais, voyons, tu fabules.

Le serveur s’approcha de leur table et y déposa une bière.

- C’est pour toi, Fred-Éric. Le client désire rester anonyme.

- Non, je n’accepte pas la bière. Va dire à ce client qu’il perd son temps.

Le serveur reprit la bière. Fred-Éric était insulté. Il bouillait de colère. Il avait compris tout de suite que c’était Bruno qui continuait son harcèlement.

- Penses-tu que c’est le même qui a écrit la lettre ?

- Tu sais bien que oui. Il ne me lâche pas d’une semelle.

Michel leva les yeux et vit le serveur parler avec Bruno. Leurs regards se croisèrent.

- Je te parlais de mon ex. Le matin, je me levais le premier. Je restais assis sur le lit pour m’habiller. Il tirait alors sur ma ceinture et m’implorait de rester plus longtemps avec lui.

- Je vois. Tu devais te sentir exploité.

- Pas au début. À la longue, oui. Imagine. Mes besoins étaient largement satisfaits. En plus, le dimanche soir alors que j’avais le droit de faire la cuisine, monsieur m’amenait au restaurant.

- Je vois pourquoi la relation fut plutôt de courte durée.

- Le dernier matin, quand il a tiré sur ma ceinture, je me suis fâché. Je lui ai dit : "Pas question, c’est fini ce petit jeu." Il était furieux et s’est retourné en faisant semblant de dormir. Le soir, j’avais mon 4 %.

- C’est une histoire invraisemblable.

- Le pire, c’est que c’est vrai.

Les deux amis sirotèrent une dernière bière et décidèrent d’aller se coucher. En chemin, Fred-Éric rappela à Michel qu’il l’hébergeait déjà depuis cinq jours. Mais, cette fois, le ton de sa voix était tellement doux que Michel comprit que le degré de tolérance de Fred-Éric avait augmenté.

* * * * *

Claude frappa à la porte du bureau de son patron à Montréal. Ce dernier lui avait demandé de venir le rencontrer.

- Bonjour, Monsieur Dumais. Vous avez de bonnes nouvelles pour moi ? Je dois partir plus tôt que prévu ? J’ai tellement hâte de vivre le smog londonien.

- L’apprentissage de l’anglais, comment ça va ?

- Je fais de réels progrès.

- Je pense que tu vas avoir encore plus de temps pour perfectionner ton anglais.

- Vous voulez dire ?

- Le bonhomme que tu remplaces à Londres est présentement en congé de maladie. Il sera de retour au travail à la mi-avril, ce qui veut dire que tu pourras être transféré là-bas à la mi-mai. Le retour se fera avant Pâques, l’an prochain.

Claude était déçu. Il tenait tellement à vivre cette aventure le plus tôt possible. Les deux hommes continuèrent à discuter. Ils parlèrent de la croissance de l’entreprise, des performances de certaines succursales, comme celle de Montréal. Monsieur Dumais était le patron de l’usine depuis un an. À brûle-pourpoint, il dit à Claude :

- Depuis combien de temps travailles-tu ici, Claude ?

- Il y aura trois ans le mois prochain. J’adore mon travail. Je suis fier de collaborer avec une équipe d’ingénieurs aussi compétents. Quand je suis arrivé ici, je venais de terminer mon diplôme d’études collégiales en électrotechnique.

- Tu es né à Montréal ?

- Non, dans le Bas-St-Laurent.

- Ma secrétaire est originaire de Gaspé. Ce n’est pas très loin de chez vous, n’est-ce pas ?

- C’est un peu loin. Sérigny est à peu près à mi-chemin entre Gaspé et Montréal.

- Comme ça, tu es né à Sérigny ?

Claude était un peu mal à l’aise.

- Je suis originaire d’une petite paroisse, au sud de Sérigny. Mon père était producteur agricole. Il s’adonnait à l’industrie laitière et ovine.

- J’aurais tant aimé vivre sur une ferme. J’allais parfois sur la ferme de mon oncle dans les Laurentides et j’adorais.

Le téléphone sonna. Monsieur Dumais tendit l’acoustique à Claude et sortit de son bureau.

- Monsieur Dugris, votre femme est à la salle d’urgence. Il y a probablement des complications dans la progression de la grossesse. Pouvez-vous venir ?

- Indiquez-moi le nom de l’hôpital et je m’y rends.

Ce jour-là, c’est Marthe qui avait gardé l’auto. Claude avait pris le métro. Il décida donc de prendre un taxi et 15 minutes plus tard, il était près de sa femme. Il rencontra une infirmière.

- Votre femme a eu des douleurs assez importantes et une hémorragie. Le docteur Dubois s’en occupe. Attendez ici quelques instants.

Au bout d’une dizaine de minutes, l’infirmière revint.

- Votre femme est dans un état stable. Il n’y a pas eu de complications majeures lors de l’opération.

- Une opération ?

- Vous n’avez plus à être inquiet pour la santé de votre femme ; mais pour le foetus, c’est autre chose.

- Je veux savoir la vérité. Ma femme a perdu son enfant, hein ?

- C’est ça. Vous pourrez voir votre femme dans une petite demi-heure.

Claude avait rarement pleuré dans sa vie. Mais là, un torrent de larmes s’écoula. Il fut pris d’un spasme qui lui rendait la respiration difficile. L’infirmière tenta de le réconforter et l’invita à s’étendre sur un divan dans le corridor.

Un peu plus tard, il put parler à sa femme. Quand il la vit, il se sentit plus fort.

- Marthe, nous sommes capables de passer à travers cette épreuve. Nous en aurons un autre enfant.

- C’est de ma faute. J’aurais dû arrêter mon entraînement au gym.

- Tu sais bien que ça n’a aucun rapport.

- C’est ce que le médecin m’a dit ; mais je ne le crois pas.

La mort dans l’âme, Claude retourna à son travail. Il n’avait pas conscience des gestes qu’il posait : tout était devenu mécanique. L’esprit avait quitté son corps. Arrivé à son logement, il signala le numéro de téléphone de sa mère.

- Ceci est un message enregistré. Il n’y a plus de service au numéro que vous avez composé. Appelez au ...

Il échappa l’acoustique. Il pensa d’abord que sa mère était décédée. Il se ressaisit. Il signala à nouveau et prit en note le nouveau numéro. Ce faisant, il comprit que sa mère avait déménagé. Il composa le numéro.

- Bonjour maman, comment ça va ? Tu es rendu à Sérigny, depuis quand ?

- J’ai vendu ma terre et je suis ici depuis une semaine. Je pense souvent à ton père. Je commence une nouvelle vie. Je voulais justement t’appeler.

- Tu as eu un bon prix pour ta terre ?

Maman Dugris lui raconta l’entente qui était intervenue entre elle et l’acheteur.

- Ça n’a pas de bon sens, maman, les arrangements que tu as faits. Tu aurais dû me consulter avant de poser ce geste.

- J’en ai parlé à plusieurs personnes de mon entourage. Leur conseil : vends. D’ailleurs, l’acheteur m’a remis des chèques postdatés. J’ai ma rente de veuve. De plus, Benjamine paie sa part du loyer.

- S’il décide de ne pas passer le contrat dans un an, tu vas faire quoi ?

- Je ne suis pas inquiète. Toi, comment ça va ?

Pour un instant, Claude avait oublié ses problèmes. Il raconta alors à sa mère la fausse couche de Marthe.

- J’attendais cet enfant avec tellement d’impatience, dit sa mère. J’avais hâte au jour d’être grand-maman. Marthe n’est pas trop affectée ?

- Beaucoup, mais sa vie est hors de danger. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Je vais faire un stage d’un an à Londres. Je pars dans trois mois.

- C’est loin Londres. Je vais m’ennuyer de toi, mon grand garçon. Quand est-ce que vous venez me voir dans mon nouveau logement ?

- Je ne sais pas. Maman, je vais t’appeler plus souvent à l’avenir.

- Oui, j’aimerais ça.

Maman Dugris raconta à son fils qu’elle gardait le petit Serge, le fils de Sébastien, quand Maryse allait à ses cours. Coïncidence, Sébastien demeurait dans le même bloc qu’elle. Claude s’informa de Fred-Éric.

- Je suis inquiète, Claude. Il ne m’a pas appelé depuis la mort de son père. J’ai peur de l’appeler. J’aimerais tellement ça avoir de ses nouvelles. Cet été, il faudrait faire une petite fête de famille.

- Moi aussi, il ne m’appelle presque plus depuis le décès de papa. On dirait qu’il regrette son absence au service.

- D’ailleurs, je n’ai jamais compris son attitude à cette occasion. Penses-tu qu’il prend de la drogue ? Il y a sûrement une raison. J’ai toujours senti qu’il était différent de toi.

- Je ne crois pas qu’il prenne de la drogue. C’est probablement sa crise d’adolescence qui se prolonge. Tu te souviens de lui, sur la terre, quand il se renfermait dans sa chambre. Il pouvait être deux ou trois jours sans nous parler. Il passait son temps à dessiner et à lire.

Claude prit des nouvelles de Benjamine. Sa mère était heureuse de lui annoncer que ses résultats étaient excellents à l’université.

- Je suis certaine qu’elle va être une très bonne institutrice à la maternelle. Elle est tellement chaleureuse. D’ailleurs, on dirait qu’elle change un peu. Elle me dit souvent qu’elle a peur de me perdre.

- Pourquoi dit-elle cela ?

- Je n’en ai aucune idée.

La raison, maman Dugris, la connaissait. La venue de Raymond dans sa vie semblait importuner Benjamine au plus haut point. Toutefois, elle ne voulait pas informer son fils de cette nouvelle présence auprès d’elle.

- Aimes-tu vivre en ville, maman ?

- J’avais toujours pensé que jamais je ne serais heureuse en ville ; mais là, j’ai découvert une nouvelle façon de vivre et j’adore.

La conversation continua sur la nouvelle vie de maman Dugris et les deux se quittèrent, heureux de s’être enfin parlé.

Chapitre 4
À plusieurs reprises, Michel avait essayé de rejoindre l’avocat de la famille. Il voulait le consulter concernant la vente de ses affaires par son ex. Peine perdue. Il parla de ce qui lui était arrivé à un collègue de travail qui avait vécu une situation similaire.

- Tu as tes factures ?

- Je n’ai aucune facture. Le seul papier que j’ai conservé, c’est le papier écrit de la main de Christophe où il me disait d’aller chercher mes affaires.

- Tes chances de gagner quoi que ce soit sont presque nulles.

En après-midi, Michel et son copain de travail concoctèrent une formule qui, à leurs yeux, pourrait être efficace. Arrivé à la chambre de Fred-Éric, Michel joignit Christophe par téléphone.

- Salut Christophe. Tu recevras bientôt un avis de convocation pour te présenter à la cour des petites créances.

- Comment ça ? Je ne t’ai rien pris.

- Tu as bien dit : " Je ne t’ai rien pris. " Christophe, tu as vendu mes appareils. Tu me l’as dit, l’autre jour.

- Je t’ai expliqué.

- Tu auras de la difficulté à te défendre devant la cour des petites créances. J’ai conservé le papier que tu as mis dans le sac vert.

Michel frappa le grand coup qui était au cœur de sa stratégie.

- Tu as vendu aussi mon téléviseur.

- Non, je n’ai pas vendu ton téléviseur. Tu l’as vendu toi-même avant d’emménager.

- C’est drôle ; j’ai, ici, la facture de mon téléviseur. D’ailleurs, j’ai toutes mes factures.

Christophe se mit à craindre la surenchère. Il lança :

- On pourrait peut-être s’entendre à l’amiable, non ?

- Combien as-tu eu pour mes appareils ?

- Autour de 400 $.

- Tu me fais un chèque de 500 $, sinon tu auras l’air piteux devant le juge.

- Je t’en donne la moitié.

- Non, pas la moitié, c’est 500 $. Il faut que je m’en achète des neufs. Tu comprends. Le juge va te condamner à me verser le montant équivalent pour des appareils neufs. Ça va te coûter une beurrée.

- On fait un marché, Michel. Je te donne 300 $ et on n’en parle plus.

- Marché conclu.

- Donne-moi ton adresse. Je t’envoie un chèque.

Michel avait patiné sur une glace fragile. Il avait bluffé et cela avait marché. Il savait bien qu’il avait lui-même vendu son téléviseur avant d’emménager. Quand Fred-Éric arriva à la chambre quelques heures plus tard, Michel lui raconta son exploit.

- Bien sûr que je perds beaucoup d’argent ; mais au moins, j’ai 300 $. Mieux encore, j’ai pris ma revanche. Au fait, Fred-Éric, je veux te parler de quelque chose. Sur l’heure du midi, j’ai visité un 4½.

- Pourquoi un 4½ ?

- Le logement est à un demi-kilomètre d’ici. Plancher de bois franc à la grandeur, belle salle de bain, deux chambres assez grandes.

- Tu veux en venir où ?

Michel tournait autour du pot ; il était un peu gêné de faire directement la proposition qu’il avait en tête.

- Voilà, Fred-Éric. J’avais pensé que nous pourrions prendre un logement à deux. En partageant les frais du loyer, nous aurons un certain confort pour un coût abordable.

- Tu le sais très bien. Je ne veux pas d’amant.

- J’ai parlé d’un 4½. Nous aurions chacun notre chambre, chacun notre intimité. Tu serais pour moi un colocataire ni plus ni moins. Tu te rappelles quand je t’ai dit que tu méritais mieux que cette chambre.

- Ça m’avait fâché à l’époque. J’ai compris peu à peu que tu avais raison.

Michel caressait sa moustache. "Il est mon coloc dans un premier temps ; je vais l’amadouer et dans un deuxième temps, il deviendra mon amant ; puis, dans un troisième temps, mon amoureux. Il est sauvage, le petit Fred-Éric Dugris."

- Qu’est-ce que tu en penses ?

- En principe, je dis oui. J’aimerais tellement changer d’air. Je commence à dépérir dans cette chambre. Mais, il y a l’argent.

- L’argent, on peut toujours s’entendre.

Il y avait une bonne différence entre la paie des deux amis. Alors que Michel gagnait autour de 11 $ l’heure, Fred-Éric gagnait 6 $.

- Je paie les deux tiers du loyer et tu paies le tiers, enchaîna Michel.

- Non, tant qu’à déménager, je ne veux pas être à ta charge. Je veux être chez moi à part entière. En plus, une rumeur circule au cinéma que le propriétaire s’apprête à mettre la clef dans la porte. Avec le complexe cinématographique de 15 salles qui va ouvrir bientôt, ça va tuer mon cinéma. Déjà, depuis un an, le chiffre d’affaires baisse sans cesse.

- Je te fais une proposition. Chacun paie la moitié du loyer. Moi, j’assume les frais d’électricité et de téléphone. Ça va me coûter à peu près le même montant que pour le 3½ que j’avais loué auparavant.

- Je vais y réfléchir. Financièrement, le moment est peut-être mal choisi.

Le cœur de Fred-Éric palpita toute la nuit. Il avait tellement besoin de changer d’air. Depuis quelques mois, il étouffait dans cette minable chambre. Il pensait que ça pourrait être plaisant de vivre dans un espace plus grand. Là, il ne serait pas gêné d’inviter des amis ou des membres de sa famille. Il était un peu las d’assurer ses connaissances qu’il vivait, pour un gars seul, dans un grand logement. Le lendemain matin, il indiqua à Michel qu’il acceptait la proposition.

- Il faut que ce soit clair entre nous deux. Nous serons des colocs, dit Fred-Éric.

- Bien sûr, répliqua Michel, tu pourras recevoir des gars dans ta chambre, comme moi d’ailleurs dans la mienne.

Un peu surpris et légèrement agacé, Fred-Éric ne répondit pas. Michel reprit :

- Peux-tu venir voir le 4½ sur l’heure du midi ?

- Sûrement.

Les deux copains visitèrent le logement. Fred-Éric le trouva à son goût. Pour lui, les chambres étaient très grandes. Ils signèrent le bail comme colocataires.

* * * * *

Benjamine tranchait le rôti de bœuf. Sa mère mettait la table.

- J’ai eu une idée, Benjamine. J’aimerais faire un petit voyage : visiter Claude et Fred-Éric. Quand tu auras terminé ta session, nous pourrions partir ensemble.

- Je n’ai pas assez d’argent pour me permettre ce voyage.

- J’avais prévu. Raymond nous conduirait en automobile. Il a un neveu à Montréal et une sœur à Québec.

- Tu n’y penses pas, maman. Moi, voyager dans l’auto de ce primitif, non jamais.

- Tu as l’air de ne pas l’aimer. Pourquoi ?

- Tu ne t’en rends pas compte, il te manipule. Quand il fait des farces grossières, tu ne dis pas un mot. Il se pense bien fin quand il fait des jokes sur les gais.

Benjamine s’arrêta. Elle pensa à ce que lui avait raconté Maryse concernant son frère.

- Maman, c’est certain que Fred-Éric ne pourra jamais sentir Raymond. On dirait qu’il a conservé son caractère rural dans le sens épais du terme. 

- Il n’est pas pire que ton père.

- Oui, il est pire. Il n’a aucun respect pour toi. Il te traite comme une servante. J’imagine que c’est lui qui t’a parlé de ce voyage.

Maman Dugris ne répondit pas. Il y avait du vrai dans les propos de sa fille. On frappa à la porte. Madame Dugris s’avança.

- Bonjour Sébastien. Quel bon vent t’amène ?

- Nous avions pensé vous demander de venir garder Serge, ce soir. Nous rencontrons un médiateur de couples.

- Ton couple est en difficulté ?

- Pas vraiment ; mais on dirait qu’il manque un peu de souffle. Je tiens absolument à mon couple.

- Je suis d’accord pour garder Serge. À moins que tu veuilles le garder, Benjamine ?

Benjamine prétexta un travail de dernière heure qui devait se faire dans le calme. Elle regrettait de ne pas pouvoir rendre ce service. Elle se demandait, toutefois, pourquoi Sébastien commençait à réaliser la fragilité de son couple. En effet, un jour, Maryse lui avait dit :

- Je n’ai pas l’intention de passer toute ma vie avec Sébastien.

Sébastien fit le geste de partir. Maman Dugris le retint.

- Tu as connu Fred-Éric à l’école. Penses-tu qu’il est aux hommes ?

- Quelle question, Madame Dugris ? Pourquoi me posez-vous cette question ?

- Raymond ne cesse de me dire que mon fils est ... Je ne dis pas le mot qu’il emploie, parce que mon cœur de mère ne peut pas prononcer ce mot.

Benjamine intervint :

- Tu sais bien, maman, que Raymond fait exprès pour t’inquiéter. Il te met toutes sortes d’idées dans la tête. On dirait qu’il voudrait détruire notre famille.

- Je vais vous le dire à tous les deux, dit Madame Dugris. Il y a deux semaines, Bruno est venu me voir. Il m’a dit que c’est toi, Sébastien, qui lui avait donné mon adresse.

- C’est vrai, il m’a demandé mon adresse et, plus tard, votre numéro de porte.

- Bruno m’a dit que Fred-Éric avait été bien malheureux ; mais que ça allait mieux maintenant. Il a dit exactement ceci : "Je suis devenu ami avec Fred-Éric et bientôt nous allons cohabiter ensemble. Il y a longtemps que Fred-Éric cherche un homme dans sa vie."

- Incroyable, dit Sébastien, dernièrement, j’ai dîné avec Bruno. Il ne m’a jamais dit qu’il allait cohabiter avec Fred-Éric. C’est de la bouillie pour les chats. Lui avez-vous demandé si votre fils était gai ?

- Non. Je ne savais pas comment lui poser la question. J’ai été prise au dépourvu.

- Ne vous inquiétez pas, Madame Dugris ; je vais en savoir plus long.

Sébastien se rendit compte que Bruno jouait un jeu dangereux. " La prochaine fois qu’il m’appelle celui-là, pensa-t-il, je vais tirer l’affaire au clair. "

C’est Sébastien qui avait fait les démarches auprès de Monsieur Primeau, un médiateur de couples. Un collègue de travail lui avait conseillé cet homme, l’ayant jugé très compétent. Une demi-heure plus tard, le couple se présenta au bureau du spécialiste. Un bonhomme d’une cinquantaine d’années se présenta. Il était bien vêtu et avait l’air sympathique.

- Bonsoir, Maryse et Sébastien.

- Bonsoir, Monsieur Primeau.

- C’est la première fois que vous rencontrez un médiateur ?

Maryse regarda sur les murs. Il n’y avait pas de diplôme.

- Avant d’aller plus loin, j’aimerais connaître votre statut professionnel, dit Maryse.

- Il me reste six crédits à compléter pour avoir mon bacc en psychologie. J’ai travaillé pendant 10 ans avec une psychologue reconnue au Québec, Madame Éthier. J’ai ouvert mon bureau, il y a deux ans. De toute façon, la première séance est gratuite. Vous pourrez juger par vous-mêmes. Mes clients sont toujours très satisfaits.

- D’accord.

Sébastien prit la parole.

- C’est moi qui ai proposé cette rencontre à Maryse. Au début, elle s’y objectait pour finalement accepter. Je tiens à conserver mon couple. Mais, je ne sens pas la même ardeur chez elle. Parfois, je la sens distante. Ses études et notre Serge prennent de plus en plus de place. J’ai peur que le rail s’affaiblisse et que nous fassions une embardée.

- Et vous, Maryse, que dites-vous de cela ?

- C’est vrai que je suis accaparée par les tâches du ménage, notre fils et mes études. Des fois, aussi, je sens que Sébastien s’éloigne de moi. Il est préoccupé par ses élèves, par son avenir. Peut-être qu’en septembre, il n’aura pas de contrat d’enseignement.

Les échanges continuèrent ; ils étaient empreints de sérénité. Parfois, le ton montait un peu ; mais Monsieur Primeau semblait avoir le doigté pour dénouer des situations délicates. Les conjoints mentionnèrent au spécialiste qu’ils avaient de moins en moins de relations intimes. Peu à peu, la confiance s’installa. Maryse prit la parole.

- Monsieur Primeau, je voudrais vous parler en tête-à-tête. Est-ce possible ?

- D’habitude quand les conjoints sont capables de se parler, je préfère ne pas isoler l’un d’eux.

- C’est important pour moi.

- Si c’est votre désir, j’accepte. En retour, je pourrai rencontrer Sébastien seul.

Le spécialiste et Maryse s’installèrent dans un petit bureau à côté. Son conjoint pouvait les voir à travers la vitre. Il se demandait bien quel secret Maryse voulait confier au spécialiste. Il regretta un instant cette rencontre se disant qu’au lieu de renforcer le couple, elle pourrait introduire des grains de sable dans l’engrenage. Il avait d’abord pensé au rail ; mais là, il se rendait compte qu’il est aussi important que le wagon puisse avancer. Dans ses pensées, il voyait une pluie de grains de sable frapper le wagon pour finalement le recouvrir. Son corps vivait de la douleur puisque des grains s’infiltraient sous sa peau. Il sentait la poussière qui se dégageait du sable.

Dès le début de sa rencontre en tête-à-tête, la jeune femme lança :

- Monsieur Primeau, je me sens de plus en plus attirée vers les femmes.

- Ça fait longtemps ?

- D’aussi loin que je me souvienne.

- Vous avez déjà eu une relation sexuelle avec une autre femme ?

- Bien non, je ne suis pas une lesbienne.

- Vous avez, dans votre vie, une amie avec qui vous partagez une grande intimité ?

- Pas vraiment.

Maryse ne réalisait pas l’importance de cet aveu. Le spécialiste, lui, restait froid de glace pour que Sébastien, qui l’observait sans doute, ne puisse avoir d’appréhension.

- Je ne suis pas prête à raconter cela à Sébastien.

- Voyons, Maryse, ça ne marche pas de même. Si vous ne le dites pas à Sébastien ici même, il va se sentir trahi par moi et il perdra ma confiance. Si la confiance disparaît, la consultation prend l’eau.

- Tant mieux. C’est Sébastien qui a eu l’idée et je n’aurais pas de peine à abandonner.

- Tantôt, tout semblait aller assez bien entre vous deux. Il n’est pas question de cacher ce secret à Sébastien et vous devez le faire sur place. Seule la transparence va aider votre couple à progresser.

Le trio se réunit à nouveau.

- Sébastien, j’ai raconté à Monsieur Primeau que Benjamine grugeait mes énergies. Elle prend trop de place dans notre vie.

- Je voulais le dire tout à l’heure. Je suis très content que tu mettes ça sur la table. Quand j’arrive à la maison et que Benjamine s’amuse avec notre petit gars, j’éprouve de drôles de sensations. Je ne dis pas de jalousie ; mais c’est très proche. Je me sens alors étranger.

- Je vais en parler à Benjamine.

Monsieur Primeau offrit à Sébastien de le rencontrer seul.

- Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit Sébastien.

- Je pense que la séance est terminée. Vous revenez quand ?

- Nous allons y penser, dit Maryse, et nous vous rappellerons.

- Bien, à la prochaine.

Les deux conjoints quittèrent le bureau main dans la main : ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps. Ils semblaient tous deux heureux et soulagés. Ils avaient transféré la responsabilité de leur malaise vers Benjamine.

* * * * *

Ce jour-là, Fred-Éric était en congé. Tout l’après-midi, il avait arpenté les rues de la ville : de la rue St-Jean jusqu’à l’esplanade du Château Frontenac. Il désirait ardemment avoir des relations. Son corps était en train d’exploser. Il voulait rencontrer un parfait inconnu pour que le geste posé soit sans lendemain ; il n’avait pas encore eu de relations sauf avec Sébastien. Cela avait été presque naturel. Personne ne songeait à exceller, parce que chacun vivait sa première expérience. C’était d’ailleurs beaucoup plus une recherche de plaisirs. Maintenant, Fred-Éric voulait apprendre comment se comporter dans une relation avec un adulte. Il voulait aussi chasser les démons sexuels qui l’habitaient depuis quelque temps.

Tout l’après-midi, il tenta de repérer un gars de son âge qui aurait pu être disponible et le recevoir. Il croisa des dizaines de regards. À un moment donné, dans une rue transversale, il vit un jeune homme qui déambulait lentement. Il se dirigea vers lui. Ce dernier lui adressa la parole.

- Tu voudrais t’amuser ?

- Oui.

- Tu as une place où aller ?

- Oui, mon coloc travaille.

- Tu sais ; moi, je suis commercial.

- Tu veux dire qu’on te paie pour avoir une relation avec toi ?

- Tu as très bien compris.

Le jeune prostitué lui fit part de ses tarifs selon les gestes posés : des caresses à la relation complète. Fred-Éric était sidéré de voir avec quel calme cet inconnu lui proposait ses services.

- Tes services sont pas mal chers.

- Tu sais, il y a des risques dans mon métier. Puis, comme tu es jeune, je peux te faire une réduction.

- Je vais y penser, salut.

Cette rencontre avait fait augmenter le taux d’angoisse de Fred-Éric. Il ne comprenait pas que ce jeune homme puisse avoir une relation physique sans que l’émotion ne soit de la partie. Plus il pensait à cela, plus il se disait : "Finalement, je suis un peu comme lui, je désire une relation purement physique." Il finit par comprendre qu’il recherchait une relation où vraiment les deux seraient sur le même pied.

Il alla sur les Plaines d’Abraham. Le tilleul refusa encore de lui parler. Il s’éloigna et vit des sentiers où il semblait avoir un va-et-vient. Il entra dans un de ses sentiers. Il vit un bonhomme qui se caressait. Plus loin, il surprit deux tourtereaux qui s’embrassaient. Il était abasourdi, d’autant plus que le mercure marquait autour de cinq degrés.

Fred-Éric décida alors de s’en retourner chez lui. Il passa devant un bain sauna. Il vit un homme d’une quarantaine d’années entrer rapidement dans la bâtisse. Il eut le temps de remarquer son visage quelque peu vieilli, mais très calme. Il sentit chez lui une grande maturité. Sans réfléchir, il le suivit. Il surveilla les moindres gestes de cet homme pour savoir quoi faire et quoi dire. Il entendit l’homme demander une chambrette. Le commis lui remit une clef avec une serviette sur laquelle trônait un condom. Fred-Éric remarqua le numéro de chambre : c’était la 23. Lorsque l’homme partit, ce dernier jeta un regard intéressé à Fred-Éric, sans dire un mot.

Le jeune Dugris demanda aussi une chambrette : c’était la 17. "C’est drôle, se dit-il, 1723, c’est le numéro de mon appartement." Il s’en alla dans sa chambre. Il se déshabilla et noua, comme il l’avait vu, sa serviette autour de la taille. Il fit le tour des corridors et rechercha le bain sauna. Il vit une salle commune de douche. Il y entra. L’homme de la 23 était là. Il s’installa non loin de lui, le regardant discrètement. Ce dernier, lui aussi, semblait être attiré. Fred-Éric pensait qu’il était bien vieux pour lui ; mais au moins, il avait sûrement de l’expérience. Il vivait une anxiété qu’il n’avait jamais connue. L’homme de la 23 semblait montrer les mêmes signes. Perdu dans ses peurs, le jeune Dugris vit quand même l’homme s’approcher de lui :

- Ça te tenterait de venir dans ma chambrette ?

- Oui.

Pendant qu’il suivait cet homme, il passa à une phase plus réaliste. "Comment vais-je faire, se dit-il ? Ça va sûrement se terminer par une déception." 

Quand tout fut terminé, l’homme remercia Fred-Éric. Il prit sa serviette, la passa autour de son corps et se dirigea vers la douche. Pas un autre mot n’avait été dit. Le jeune Dugris retourna dans sa chambrette. Tout à coup, il se mit à avoir honte. Il se sentit sale. Il ne voulut pas retourner à la douche de peur d’y voir son partenaire. Il s’habilla. Sur le chemin de sortie, il était incapable de jeter un regard sur quelqu’un d’autre. Il marchait tête baissée. Il sortit en trompe du bain sauna et héla un taxi. Rendu chez lui, Michel le taquina.

- C’est la première fois que je te vois arriver en taxi. Que se passe-t-il ?

- Il commençait à faire froid dehors.

Il emplit le bain, saupoudra l’eau d’une poudre mousseuse. Il s’y laissa aller pendant au moins une quinzaine de minutes nettoyant les moindres recoins de son corps. Il pensait à la relation si harmonieuse qu’il venait de vivre. "Même, se disait-il, je suis pas mal certain que cet homme n’a pas remarqué mon manque d’expérience." Il était très content. Il vivait d’exultation et d’exaltation. Toutefois, il craignait une maladie, se disant que ceux qui vont là en sont peut-être porteurs.

Il n’arrêtait pas de penser à cet homme qui lui avait semblé être d’un autre monde. "S’il avait mon âge, nous pourrions peut-être faire un bout de chemin ensemble." Il pensa alors qu’il était peut-être marié. Mais, il ne voulut pas s’arrêter à cette hypothèse de peur de perdre tout le charme de cette rencontre. Au bout d’une dizaine de minutes, une idée s’imposa dans sa tête. "Je suis gai, maintenant. Je suis gai. Je suis gai." Il accueillit l’idée avec une grande satisfaction et se sentit soulager de toutes les luttes passées à refouler et à cacher son homosexualité. Il ne se voyait plus de la même façon ; il ne voyait plus les gais de la même façon. Un étrange changement s’était opéré dans sa tête. "C’est vrai, se disait-il, notre relation a été physique ; mais elle était empreinte de tellement de douceur et d’émotions."

Il songea aux numéros des chambrettes. Il ne comprenait pas. Il se mit à croire que c’est son ange gardien qui avait mis cet homme sur sa route ou peut-être le tilleul. "Désormais, se dit-il, non seulement j’accepte ma gaieté ; mais je suis prêt à la vivre pleinement. Je sais que j’aurai des embûches sur ma route ; mais au moins, je ne me morfondrai plus dans des pensées morbides qui n’ont fait que me détruire."

Il sortit de la salle de bain ; alla saluer Michel ; puis, se dirigea vers sa chambre.

- Qu’est-ce qui se passe ? Fred-Éric, tu me sembles tellement épanoui.

- Prendre un bon bain, ça stimule un homme. Bonne nuit.

* * * * *

C’était un samedi du mois de mars. À Montréal, le mercure grimpait sans cesse et on sentait que la nature avait hâte de se réveiller. Claude signala le numéro de téléphone de Fred-Éric. Une voix répondit ; mais Claude ne la reconnut pas. Il hésita.

- Suis-je bien chez Fred-Éric ?

- Oui, monsieur, je vais vous le passer.

- Ici, Fred-Éric, à qui ai-je l’honneur ?

- C’est ton frère Claude.

- Salut, mon beau Claude, je suis tellement content de te parler.

- Tu as l’air en pleine forme ?

Fred-Éric expliqua à son frère qu’il avait emménagé avec Michel dans un 4½ depuis environ deux semaines ; qu’il était très heureux de son nouveau logement.

- Je ne sais pas comment j’ai fait pour vivre presque cinq ans dans une chambre. Y penses-tu ? La salle de bains était au bout du corridor. Je m’entends très bien avec Michel.

- C’est ton petit ami ?

- Pas du tout, c’est mon coloc.

- Maman m’a appelé hier et elle craint que tu sois gai.

Fred-Éric ne s’attendait pas du tout à cela. Il prit une bonne respiration.

- Je vais te le dire ; c’est vrai que je suis gai. Mais, le gars avec qui je vis, c’est vraiment un coloc.

- J’y ai souvent pensé, Fred-Éric, que ça pourrait arriver. Tu demeures mon petit frère et je suis toujours fier de toi. Tu peux compter sur moi pour t’aider. Je connais des gais au travail et nous nous entendons très bien. Je t’aime autant, sinon plus qu’avant, Fred-Éric.

- C’est vrai que c’est plus ouvert à Montréal qu’ici. Me rendrais-tu un service ? Pourrais-tu appeler maman et le lui dire ? J’aimerais aussi que tu l’annonces toi-même à Benjamine. La situation sera claire. Depuis quelque temps, j’ai entrepris de faire un ménage en moi. Je n’en pouvais plus de refouler mes impulsions.

- Compte sur moi, Fred-Éric. Je me doute de ce que tu peux avoir vécu ; mais à un moment donné, il faut tourner la page.

Fred-Éric était très ému. C’est la première fois qu’il en parlait à un membre de sa famille. Il faut dire que les deux frères avaient déjà communiqué des émotions communes dans le passé.

- Claude, j’ai tout oublié. Je n’en veux plus à mon père.

- Ça tombe bien. Je t’appelais pour te proposer d’aller visiter maman à Pâques. Tu sais qu’elle demeure maintenant à Sérigny. Elle a vendu la terre. Oui, il faut le dire vite.

- Que s’est-il passé ?

- Je t’expliquerai un jour, rien de grave. Benjamine termine sa première année d’université à la fin d’avril. Elle demeure avec ma mère.

- Ça veut dire que nous n’aurons pas besoin d’aller à Sault-aux-Roses.

Les deux frères se rappelèrent la mentalité des gens de cette paroisse rurale et se demandaient comment ils avaient pu s’en sortir sans trop d’égratignures. À un moment donné, Claude revint à la charge.

- J’ai mon auto. Je passe te prendre à Québec ; puis, nous filons vers le Bas-St-Laurent. Es-tu d’accord ?

- J’accepte avec plaisir ton invitation. Le fait de ne pas aller à Sault-aux-Roses me convainc largement. Je vais demander à mon patron de me donner congé à Pâques. Ça fait ton affaire ?

- On se rappelle à ce sujet.

Claude déposa l’acoustique. Il ne comprenait pas très bien la réaction de son frère. Il avait imaginé plusieurs scénarios négatifs. Il avait pensé que Fred-Éric trouverait une raison pour refuser son invitation. Au contraire, il semblait détendu, de bonne humeur et sûr de lui-même. "Une mouche gaie a sûrement piqué mon frère, se disait-il en riant. Du moment que le dard continuera à lui donner de l’énergie positive. Pourquoi tant de gais sont-ils malheureux ? J’espère qu’en s’assumant, il pourra goûter aux plaisirs de la vie et aux fruits défendus." Il entendait les paroles de certains de ses collègues gais qui lui avaient décrit les misères et les grandeurs d’être gais. Il se sentait de plus en plus proche de Fred-Éric.

Il continua à divaguer sur le sujet. "Espérons que ma mère et Benjamine ne monteront pas aux barricades parce qu’un Dugris est gai." Il signala le numéro de sa mère.

- Madame Dugris, s’il vous plaît.

- Hello ! Claude, c’est Benjamine. Je suis contente de te parler.

- Maman n’est pas là ?

- Elle est allée magasiner avec Raymond.

- Qui est Raymond ?

- C’est le nouvel ami de ma mère. Il est profondément désagréable.

Benjamine continua à déblatérer sur le dos de Raymond.

- J’espère qu’il n’est pas aussi pire que tu le dis. Benjamine, j’aimerais aller vous visiter à Pâques. Qu’est-ce que tu en penses ?

- Je serais la fille la plus heureuse au monde. As-tu des nouvelles de Fred-Éric ?

- Il viendrait lui aussi. Qu’est-ce que tu fais ?

- Je me roule par terre, tellement je suis contente. Ma mère aussi va être contente. J’en suis certaine.

- J’ai quelque chose à te dire.

Claude arrêta de parler. Il semblait mal à l’aise. Il ne savait pas comment l’annoncer à sa sœur.

- Écoute, Benjamine ; Fred-Éric est attiré vers les gars. Il est gai.

- Ah !

- C’est Fred-Éric lui-même qui me l’a dit et il m’a demandé de vous l’annoncer.

- Ah !

- Tu as de la peine, Benjamine ?

- Oui, un peu ; mais ça va passer. Ma mère aimerait tellement avoir une trâlée de petits-enfants.

Ces derniers mots touchèrent au cœur de Claude.

- Je vais peut-être ouvrir davantage la plaie. Mais, Marthe ne pourra pas avoir d’enfant. C’est le médecin qui lui a conseillé. Ce serait dangereux pour elle.

- Je sympathise avec toi, Claude. Je vois que la vie n’est facile pour personne. Comme ça, Fred-Éric est gai.

- Hé oui, notre frère est sorti du placard. Si tu savais comme il est maintenant heureux, tu ne tiendrais pas compte de son état. Je lui ai dit que je l’aime encore plus. Tu sais, ici, à Montréal, je connais plusieurs gais à l’usine et, en majorité, ils sont très sympathiques. On dirait que la lutte qu’ils ont menée pour s’accepter et se faire accepter les rend plus proches des autres. Je suis fier de mon frère.

- J’aime que tu me racontes ça, Claude. Je vais lui dire moi aussi à Fred-Éric que je l’aime toujours. Mais, ma mère, j’espère qu’elle ne le prendra pas mal, d’autant plus que le fameux Raymond ne cesse de raconter des farces sur les gais.

- Là, j’aime moins ça. C’est quoi son problème ? Pourrais-tu annoncer la nouvelle à maman ?

Benjamine lui promit de dire à sa mère qu’il avait appelé et qu’il viendrait à Pâques avec Fred-Éric.

- Quant au fait que Fred-Éric soit gai, donne-moi quelques jours. Je promets de le faire et de trouver le meilleur moment et les meilleurs mots pour que maman ne soit pas blessée.

Claude parla de son voyage prévu à Londres et Benjamine, de ses cours à l’université ; puis les deux Dugris se laissèrent sur des notes d’amitié.

Chapitre 5
Benjamine était assise devant le téléviseur. Elle regardait distraitement une émission de variétés. Sa mère lisait la Terre de chez nous. Même si elle n’avait plus de ferme, elle s’intéressait encore aux affaires agricoles. Entre autres, elle raffolait de la section réservée à l’artisanat. Benjamine réfléchissait à la façon d’annoncer à sa mère la gaieté de Fred-Éric. Elle ne trouvait pas de mots, mais surtout pas de ports d’attache. Sa barque oscillait à travers le parfum du varech ; mais pas d’endroit où la fixer. Le quai très haut se projetait devant elle et elle ne voyait plus au loin. Elle se leva.

- Je vais voir Sébastien. Il doit me payer mes dernières heures de gardiennage.

- À bientôt.

Elle faillit plusieurs fois revenir sur ses pas ; même, elle s’arrêta quelques minutes dans le corridor du deuxième étage. Elle avait promis récemment à Maryse de ne plus y aller quand Sébastien était là. Déjà, elle ne respectait pas sa promesse. Elle finit par se persuader qu’elle pouvait le faire, vu que, cette fois, c’est Sébastien qu’elle allait voir. Elle fut surprise de constater l’absence de ce dernier.

- Il est allé à une réunion, dit Maryse. Des fois, je me demande s’il n’a pas une autre femme dans sa vie. Il était supposé rentrer tôt. Mais, pourquoi veux-tu parler à Sébastien ?

- En fin de compte, je suis contente qu’il ne soit pas là ; car, je ne suis pas certaine que je fais la bonne démarche en lui demandant ce délicat service.

- Je puis connaître la nature du service ?

- Voilà, mon frère Claude a appelé avant-hier. Il m’a annoncé que Fred-Éric est gai.

Maryse semblait indifférente ; elle cachait ses émotions.

- Comment tu as pris ça ?

- Je n’acceptais pas de le croire. Le temps passant, je réalise que c’est la réalité et que maman doit le savoir.

- Fred-Éric ne veut pas que sa mère le sache ?

- Pas du tout. Il a demandé à Claude d’avertir ma mère. Comme elle était absente, quand mon frère a appelé, il m’a chargé de lui dire et j’en suis incapable.

- Alors, tu avais pensé à Sébastien pour informer ta mère ?

- C’est ça.

- À quel titre ? Je ne comprends pas.

Benjamine expliqua que sa mère avait déjà interrogé Sébastien à ce propos. Elle lui raconta en détails la conversation qui avait été provoquée par l’intervention de Bruno et comment sa mère semblait inquiète depuis ce temps.

- Sébastien ne t’en a pas parlé ?

- Pas du tout.

- Penses-tu que Sébastien accepterait ?

- Je sais qu’il n’a pas oublié son amitié envers Fred-Éric ; mais il y a tellement longtemps qu’il l’a vu.

Sur les entrefaites, Sébastien entra. Il salua les deux femmes.

- Comment va Serge, dit Sébastien ?

- Tu sais bien qu’il dort, reprit Maryse sur un ton sec.

Maryse se rendit compte que Sébastien était gêné, peut-être à cause de la présence de Benjamine, mais peut-être aussi à cause de son absence prolongée. La jeune Dugris brisa la glace.

- Je suis venu pour te voir Sébastien. J’ai un service important à te demander. C’est à cause de Fred-Éric.

- Il est malade ?

- Oh, non ! C’est plus grave que ça. Mon frère est gai.

- Désolé et tu voudrais que je fasse quoi ?

- Que tu en informes ma mère.

- Toute une commande.

Sébastien prit le temps de réfléchir. Il demanda l’avis de Maryse qui lança :

- Fred-Éric n’est pas un criminel. Pourquoi des milliers de personnes se déplacent-elles pour voir la parade de la fierté gaie à Montréal ? Alors que, dans notre petite tête, nous avons de la difficulté à accepter qu’un des nôtres soit gai. Va, pour les autres ; mais pas dans notre cour. Sébastien, tu as peut-être des gais dans tes classes. Non, tu ne les connais pas, parce qu’ils se cachent. Notre méconnaissance des gais nous amène à adhérer à des stéréotypes réducteurs et mensongers.

- Tu me surprends, Maryse. J’admire ton ouverture d’esprit, reprit Sébastien.

- Fred-Éric est-il différent d’hier quand il le cachait ? Dans son être, il est sûrement resté le même. Mais, dans ses relations avec autrui, il est sûrement plus épanoui, parce qu’il a délesté un poids lourd. Nous, est-ce que nous allons être différents avec lui ? Non, si nous le prenons comme il est.

Benjamine écoutait avec admiration les propos de Maryse. Jamais, ce sujet n’avait été abordé entre elles. Elle constatait la maturation de son amie face à l’homosexualité et se demandait bien comment elle en était venue à prendre cette position. Un court silence glaça la pièce. Les chandelles sur le buffet se transformèrent en glaçons. C’est comme si les murs étaient recouverts de frimas. Sébastien se leva.

- Benjamine, appelle ta mère et dis-lui de venir nous rencontrer.

- Tu ne préfères pas venir chez nous ?

- En te proposant cela, je pense à ta mère. Si je lui annonce chez elle, chaque jour elle me verra assis sur le divan. Elle sera habitée par mes paroles, parce qu’elles ont été dites dans la pièce où elle passe une bonne partie de son temps. Si je lui annonce ici, elle devra parcourir un plus grand chemin pour se remémorer. Les images et les sons l’habiteront moins longtemps.

Maryse était fière de son ami.

- Génial, Sébastien. D’où t’est venue cette idée ?

- C’est un vieux truc que j’ai appris dans mes cours d’histoire. Quand des adversaires ou des négociateurs se rencontrent, ils choisissent avec attention le lieu et même l’aménagement du lieu. Cela a des conséquences sur le résultat des discussions. La guerre armée est déclarée dans les salons ; mais elle ne s’y déroule pas là. Plus encore, il faut penser à l’ambiance. Je vais mettre une musique douce et envoûtante. Vous allez vous comporter comme si la nouvelle était banale. Il ne faut pas que vous cachiez vos émotions ; il faut que vous les fassiez ressortir dans tout ce qu’elles ont de plus positives. Aussi, nous allons prendre un verre et après nous inviterons Madame Dugris.

Les deux amies acquiescèrent avec plaisir aux propositions de Sébastien. Ce dernier servit un verre de vin à chacune. Il sortit un livre d’énigmes. Pendant un bout de temps, les trois amis baignèrent dans une mer d’énigmes, riant en cascades et souvent très fort ; surtout, quand elles tombaient têtes baissées dans les pièges de l’auteur. Même, à l’occasion Benjamine se roula par terre.

- Benjamine, téléphone à ta mère, déclara Sébastien. Après, vous deux, allez dans la chambre de Serge. Quand Madame Dugris sera entrée, Benjamine, tu nous joins la première et Maryse, quelques secondes plus tard.

Sébastien ouvrit la porte à Madame Dugris.

- Tu as des choses importantes à me dire, Sébastien ?

- Venez vous asseoir. Je vous ai préparé un demi-verre de vin.

- Merci. Salut Benjamine. Tout va bien.

- Ah ! oui.

- Salut, Maryse. Le petit Serge va bien ?

- Ne soyez pas inquiète. Il dort comme un ours en hibernation.

Tous partirent à rire. Sébastien intervint.

- Madame Dugris, nous avons une nouvelle à vous apprendre.

- Ce n’est pas une mauvaise nouvelle, toujours ?

- Ça dépend de la façon dont on prend la chose.

- ...

- C’est au sujet de Fred-Éric.

- C’est ça, il est aux hommes ?

- Oui.

Madame Dugris se mit à pleurer. Pendant quelques secondes, elle sentit son cœur de mère défaillir. Elle se disait : "J’ai mis au monde un garçon qui n’aime pas les filles ; un garçon qui n’aura pas de descendance."

- Mon fils, Freddy, je l’aime. Je l’aimerai toujours. Je n’accepte pas qu’il soit ... Quel est le mot que vous dites ?

- Gai, reprit Sébastien.

- Je n’ai jamais été capable de prononcer ce mot. Je disais. Je n’accepte pas qu’il soit gai ; mais il sera toujours mon fils. J’ai hâte qu’il me revienne pour que je le serre dans mes bras. Je préfère avoir un fils gai qui vienne me voir à un fils qui se cache de moi. De toute façon, je le savais qu’il était comme ça. Mon cœur de mère me l’avait dit. Il était tellement différent de Claude. Là, je suis rassurée. Il n’y aura plus de rumeurs qui font tant de mal.

Sébastien intervint :

- Que diriez-vous, Madame Dugris, d’une partie de cartes. Justement, nous sommes quatre. En réalité, nous sommes cinq ; mais le cinquième est occupé à son hibernation.

Il savait que cette phrase détendrait l’atmosphère.

* * * * *

Michel s’apprêtait à se coucher. Fred-Éric entra et déposa deux grosses bières sur la table.

- Une pour toi, une pour moi.

- Que se passe-t-il, Fred-Éric ? Tu as gagné à la loterie ?

  Fred-Éric donna une bière à Michel et prit l’autre. Il s’assit sur le divan.

- Ça y est, dit Fred-Éric.

- Avant que tu ailles plus loin, j’ai une nouvelle importune à te dire, reprit Michel.

- Importune, tu dis ?

- Oui, importune. Tu n’aurais jamais pu imaginer ce qui arrive.

- Raconte.

- Ton ami Bruno a emménagé aujourd’hui au deuxième étage du logement d’en face.

- Comment le sais-tu ?

- Un camion de déménagement est arrivé. C’est Bruno qui est venu accueillir les déménageurs.

 

Fred-Éric n’en revenait pas. « C’est le comble du harcèlement, se dit-il. Il va maintenant surveiller mes allées et venues tous les jours. C’est un malade. »

- Il devrait voir un psychiatre, reprit Fred-Éric. Tu es sûr de ce que tu me racontes ?

- Après le souper, je l’ai vu sortir. Il est allé au dépanneur au coin de la rue et est revenu avec un sac.

- J’ai décidé de l’oublier complètement. Je n’ai pas le goût d’y parler. La meilleure chose pour moi, c’est de l’ignorer. Je n’ai même pas le goût de lui faire un doigt d’honneur. Ce serait lui accorder trop d’honneur. J’aimerais, Michel, qu’une bonne fois on sorte ensemble en se prenant par la main juste pour le faire chier. J’y pense. Où est rendue la lettre qu’il m’a écrite ?

- Je ne l’ai pas revue.

 

Fred-Éric fouilla dans sa bibliothèque. Il ne trouva pas le livre.

- J’y pense, Michel. J’ai jeté des livres quand j’ai déménagé.

- Maintenant que tu me parles de la lettre, il y a une question que je voulais te poser. Ça m’intrigue.

- Vas-y ?

- Dans la lettre, il espérait te rencontrer au Béret ou auprès du tilleul.

 

Le jeune Dugris alluma. Il devina tout de suite que Bruno était allé visiter le tilleul pour, sans aucun doute, dire du mal de lui. « Voilà la raison pour laquelle le tilleul a cessé de me parler, se dit-il. »

- Je t’expliquerai un jour, Michel. Mais ce soir, j’ai des choses plus importantes à te raconter. Je vais perdre mon emploi. Le patron ferme les portes du cinéma le lundi avant Pâques.

- Est-ce encore une rumeur ?

- Non. Je suis allé rencontrer le patron pour avoir mon congé à Pâques. Il m’a répondu : « Pas de problèmes. Tu pourras le prolonger, si tu veux. » Il m’a alors expliqué que le nouveau complexe cinématographique ouvrirait ses portes deux semaines avant Pâques.

- Je vois. Il sera incapable de soutenir la concurrence, n’est-ce pas ?

- C’est ça. Il m’a confirmé que, depuis un an, les entrées avaient diminué. « Dans ce contexte, m’a-t-il dit, je n’ai pas le choix. Je dois fermer. »

- Je suis désolé pour toi.

 

Fred-Éric éclata d’un rire débridé. Michel le regarda avec surprise.

- Tu te moques de moi ?

- Ça, c’est la mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est qu’il me donne, en plus de mon 4 %, une prime de 1000 $.

- Comment ça ?

- Il m’a demandé de ne pas en parler. Il m’a dit que j’étais l’employé qui avait le plus d’années d’ancienneté ; que j’avais toujours donné un excellent service et que j’étais apprécié autant des clients que du personnel.

- Ouais, méchante prime pour une petite entreprise. Tu dois être content qu’on apprécie et reconnaisse la qualité de tes services.

- Le montant est important ; mais la reconnaissance est encore plus flatteuse.

 

Michel interrogea alors Fred-Éric sur son avenir.

- Je ne suis pas inquiet. À la suite de la rencontre avec mon patron, j’ai appelé à l’Institut privé où je m’étais, au préalable, inscrit.

- En graphisme ?

- C’est ça. J’ai parlé à la directrice du Service aux admissions. Elle m’a dit que mon dossier avait été étudié par le comité responsable et que ce dernier avait recommandé mon admission. Il ne reste plus que la signature du directeur pédagogique.

- J’imagine que c’est une formalité.

 

Fred-Éric se rapprocha de son copain et lui passa la main dans les cheveux. Michel ne broncha pas.

- Je commencerai mes études en septembre. En décembre l’an prochain, j’aurai mon diplôme. Le cours s’étale sur 16 mois consécutifs avec une semaine de relâche à chaque deux mois. Nous recevons une formation professionnelle aussi complète que dans un cégep. Je n’aurai pas de cours de formation générale. Ça fait drôlement mon affaire, cette formation rapide.

 

Fred-Éric caressa le cou de son ami. Ce dernier lui passa la main sur les cuisses. Ils se mirent joue contre joue. Puis, Fred-Éric donna un bec à son copain.

- Michel, j’aimerais ça ce soir.

- C’est impossible. Tu te rappelles ce qu’on s’est dit : « Nous ne sommes que des colocs. » Ça risquerait de créer un froid.

- C’est toi qui as dit que nos relations seraient fraternelles.

 

Michel était loin de se douter qu’un jour son coloc lui ferait une telle proposition. Il en était à la fois flatté et froissé.

- Moi aussi, Fred-Éric, j’aimerais ça.

- Merveilleux.

- Je voudrais un endroit neutre. Je ne veux pas qu’on aille dans une de nos chambres. On se couche sur le divan.

 

Dans le temps de le dire, le divan était recouvert de draps, d’une couverture et de deux oreillers. Les ébats amoureux s’amorcèrent dans une fougue mutuelle. Peu à peu, la fougue s’atténua et se traduisit en des mouvements plus lents.

 

Vers cinq heures, Michel se réveilla. Son ami avait regagné son lit. Il avait maintenant peur : peur d’avoir embrouillé les relations, peur de perdre cet ami qu’il avait appris à connaître, peur de cohabiter en s’ignorant mutuellement, peur de rompre le dialogue qui était si chaleureux.

 

Dans les jours qui ont suivi, lorsque Fred-Éric rentrait à la maison le soir, Michel était couché : ce qu’il faisait rarement auparavant. Fred-Éric en était satisfait. Chacun, de leur côté, avait besoin de dédramatiser, dans leur tête, cette première relation qui leur avait apporté tellement de bonheur. Tous les deux savaient qu’ils ne pourraient pas se fuir éternellement.

 

Quatre jours plus tard, Fred-Éric était en congé. Il en profita pour aller s’acheter quelques vêtements pour son voyage à Sérigny. En passant devant une boutique d’artisanat, il vit un petit camion en bois. Il eut un coup de cœur en pensant à l’emploi de Michel. Il acheta le petit camion. Sur le chemin de retour, il n’était plus sûr d’avoir posé un bon geste. « Quelle sera la réaction de Michel ? Comment le prendra-t-il ? Croira-t-il que je veux acheter la paix ? Croira-t-il que je veux me faire pardonner ? Croira-t-il que je veux devenir son amant ? »

 

Vers 17 heures 30, Michel entra au logement. Il tenait une pizza dans ses mains. Il déposa la pizza sur le comptoir de la cuisine. Sans regarder son ami, il lui dit :

- J’ai pensé que ce serait bon une pizza.

 

Il vint au salon et donna un bec sur la joue de Fred-Éric.

- Ça fait un bout qu’on ne s’est pas vu.

- Tu es gentil, Michel.

- Pour la pizza ?

- Non, pour le bec.

 

Tous deux éclatèrent de rire. L’atmosphère d’abord un peu froide devint chaleureuse. Fred-Éric remit le camion à Michel qui en fut flatté.

* * * * *

Deux semaines avant Pâques, le patron du cinéma invita ses employés à un souper d’adieu. Fred-Éric avait de la difficulté à croire que l’échéance était si proche, lui qui avait consacré exactement quatre ans et huit mois de sa vie à cette institution qui n’avait pas été modernisée. Et c’était au cœur de sa vie de jeunesse. En même temps qu’il regrettait la fermeture, il en était heureux. Il voyait clair devant lui. La prime de 1000 $, le 4 % qui représentait environ 240 $ et, par la suite, l’assurance emploi lui permettraient de vivre convenablement jusqu’en septembre. Là, il pourra avoir accès à des prêts et à des bourses du Gouvernement.

Et pour ajouter à sa sécurité, le patron du nouveau complexe cinématographique l’avait engagé pour six mois en lui assurant un minimum de 10 heures par semaine. Soit pour faire du remplacement, soit pour assumer des tâches qui exigent temporairement un ajout de personnel. S’il avait été engagé, c’est grâce à son patron qui, mine de rien, avait 20 % des parts dans le nouveau complexe.

Après avoir obtenu son attestation d’études collégiales en graphisme, il pourrait devenir dessinateur d’animation, illustrateur, concepteur d’images ou monteur d’images. Il rêvait de travailler dans une agence de publicité ou de marketing ou encore de s’intégrer à une équipe qui développe le multimédia. «Il n’y a rien de trop beau quand on rêve, se disait-il. Pour que mon rêve aboutisse, il va falloir que j’y mette beaucoup d’énergie. J’en mettrai. Vous allez voir que le p’tit cul de Sault-aux-Roses va prendre sa place.» Enfin, il avait un projet à la hauteur de son talent. Il essayait de comprendre pourquoi il n’avait pas posé un tel geste auparavant et là, il revenait toujours à son départ rapide de la maison familiale.

Le vendredi avant Pâques, en fin d’après-midi, Claude et Marthe se présentèrent chez Fred-Éric. Michel était aussi là pour les accueillir. Claude se dit heureux de connaître Michel et on sentit entre les deux une complicité certaine. Après une dizaine de minutes, Fred-Éric en était encore étonné.

- Dis donc, Claude, tu sembles bien t’entendre avec Michel. Si j’ai des problèmes avec Michel à l’avenir, tu vas prendre pour lui, j’imagine ?

- Ne sois pas inquiet, Fred-Éric. Je ne suis pas gai, moooiiii.

- Michel aussi n’est pas gai.

Claude ne comprit pas très bien ce qui se passait. Il n’était pas certain d’avoir insinué que Michel était gai. Ses pensées furent freinées par les rires moqueurs des deux copains. Le souper et la veillée se déroulèrent dans une joyeuse ambiance. À plus d’un moment, Marthe souligna qu’elle était la seule femme du groupe. L’impair de la soirée se produisit quand elle ajouta que Claude était le seul homme du groupe. Devant des réactions de recul de Fred-Éric et de Michel, elle s’excusa en tentant de masquer la gaffe.

- Je voulais dire : «le seul homme du groupe à s’agenouiller devant une femme.»

Claude et Marthe couchèrent sur le divan. Fred-Éric en était un peu frustré parce que, dans sa tête, ce geste rompait le charme de la relation qu’il avait eue avec Michel. «Maintenant, une nouvelle image montrant Claude et Marthe va s’interposer devant celle où je vois nos corps entrelacés, se dit-il. Si je leur avais donné mon lit, j’aurais dû coucher sur le divan et c’est moi-même qui aurais brisé l’image. Je n’avais pas le choix.»

Le lendemain matin, après un brunch traditionnel, les deux frères et Marthe filèrent vers Sérigny. Une neige mouillée commença à tomber. Pas de vent cependant. Les gros flocons se rompaient en touchant le macadam. On aurait dit que le sol voulait reconquérir son droit à la verdure en zigouillant la neige. Claude craignait qu’une tempête ne l’attende dans le Bas-du-Fleuve. Depuis qu’il avait quitté le milieu rural, il avait perdu l’habitude de conduire sur une chaussée enneigée et parfois glissante. Il se rappela de certains voyages entre Sérigny et Sault-aux-Roses en pleine tempête d’hiver. Une fois, il avait même pris le clos. Heureusement, sans blessures et sans dommages majeurs. La neige cessa à St-Jean-Port-Joli. Le soleil traversait les nuages et se faisait radieux, voulant sans doute égayer les voyageurs.

Tout au long du trajet, Fred-Éric parla peu. Il était stressé et inquiet. Il savait que sa mère et sa sœur connaissaient sa gaieté ; mais il ne connaissait pas leurs réactions. Il avait honte d’avoir été si longtemps sans les voir. «Peut-être me feront-ils des reproches, se disait-il ? Si tel est le cas, je les mérite pleinement ; mais ça va me faire mal. J’ai bien fait de bouder le milieu où je suis né ; mais j’aurais dû avoir une plus grande compassion à l’égard de ma mère. Elle a sûrement eu besoin de moi, depuis ce temps, et je n’étais pas là. J’étais perdu ; perdu dans mes pensées ; perdu dans les gestes quotidiens ; perdu dans une ville qui m’avait semblé inhospitalière au départ puisque je n’avais pas frappé aux bonnes portes ; perdu dans la honte et perdu dans la honte d’avoir honte.» Son cœur qui avait commencé à se recoller voulait maintenant se disloquer.

Vers 15 heures, le trio entra chez Madame Dugris. Celle-ci était ravissante. Elle avait mis son plus beau collier, comme pour signifier l’importance de ces retrouvailles. L’accueil se fit dans des embrassades qui n’en finissaient plus. On sentait dans l’air des émotions que même ceux qui les vivent ne peuvent pas décrire. C’était l’euphorie totale. Toute l’attention était portée vers Fred-Éric. Claude et Marthe observaient attentivement la mère et la fille qui tournaient autour de l’enfant prodigue, comme des tigres qui ont identifié leur proie et qui ne veulent pas qu’elle s’échappe.

Après le souper, Benjamine fit une proposition à Fred-Éric.

- Fred-Éric, aimerais-tu venir rencontrer Sébastien et Maryse ? Ils t’ont invité à aller prendre un verre avec eux.

Fred-Éric acquiesça. Ils partirent, bras dessous bras dessus. Aussitôt la porte refermée, Benjamine sortit une clef de sa poche.

- Que veux-tu faire avec cette clef ?

- C’est la clef de l’appartement de Sébastien. Ils sont partis chez le père de Maryse.

- Tu m’as dit que Sébastien m’avait invité. Alors ?

- Je voulais te parler seul à seul sans que personne ne soit frustré.

- Petite coquine, tu m’as préparé un traquenard.

En même temps, il pinça le cou de Benjamine, comme il le faisait autrefois à la maison de campagne. Benjamine lâcha un cri ; mais elle l’étouffa tout de suite pour ne pas alerter les locataires de l’immeuble. Ils entrèrent dans le logement. Benjamine montra à Fred-Éric le mot de bienvenue qui trônait sur la table de cuisine.

- Tu as bien préparé ton coup, hein. Je ne pensais jamais me faire manipuler de même par ma petite sœur. Quand je vais raconter cela à Michel.

- Qui est Michel ?

- C’est mon nouveau coloc.

- Il est gai ?

- Oui. Et maman, comment elle a pris la grande nouvelle ?

- Tu vois. Elle t’aime autant. Mais, elle est incapable d’accepter qu’un de ses fils soit gai. Il faut lui laisser du temps. Au début, elle était incapable de dire le mot « gai ». Aujourd’hui, elle le place dans la conversation sans sursauter.

- Je ne lui parlerai pas de ça.

- Je pense que ce serait mieux de même. À quelques occasions, elle me disait espérer que tu ne lui en parles pas.

Fred-Éric devint songeur. «Elle a vécu toute sa vie dans un milieu fermé tout à fait anti-gai. Encore aujourd’hui, l’Église catholique répudie les gais. Ma mère est très catholique, remettant sa conscience entièrement au pape. Je comprends qu’il lui faut du temps.» Il entendit la voix de Benjamine.

- Ma mère a un nouveau chum. Il s’appelle Raymond. Elle soutient que ce n’est pas son chum ; mais ils passent beaucoup de temps ensemble. Elle est toujours heureuse quand il est là. Il est épais comme pas un. Je ne l’aime pas du tout. Ça cause des conflits entre moi et maman. Je pense parfois à prendre une chambre ailleurs en ville.

- Tu ne peux pas faire ça, Benjamine, lança spontanément Fred-Éric.

Cette remarque piqua la jeune femme au vif.

- C’est toi qui oses me dire ça ; alors que tu es parti depuis si longtemps.

- Excuse-moi. Tu as raison. J’avais oublié. Il t’appartient de faire ce que tu veux.

- Ma mère voulait inviter Raymond au dîner pascal. Je me suis opposée. Elle a finalement cédé à la condition de pouvoir l’inviter vers 14 heures. Il viendra donc en après-midi.

- Nous avions prévu partir demain vers 16 heures. Je vais en parler à Claude et il se peut que nous partions peu après son arrivée.

- Ce serait mieux. Il sait que tu es gai et il va sûrement t’envoyer des pointes. Il est de même. Lui seul a raison.

- Merci de m’avoir prévenu. Je ne lui laisserai aucune chance.

 Tout en parlant, Fred-Éric regardait partout dans l’appartement.

- Il a un bel appartement, notre Sébastien. Il est heureux ?

- Je viens souvent ici parce que je garde leur fils, le p’tit Serge. Maman aussi vient souvent le garder.

- Ah oui ! Je ne savais pas ça.

- Bruno ne t’en a pas parlé ? Il est au courant.

Le rêve que Fred-Éric vivait s’estompa temporairement. Il dut revenir à Québec en pensées. Il se rappela la fameuse lettre de leur voisin d’en face. Voulant extraire Bruno de la conversation, il dit :

- Je me souviens. Oui, il m’en a parlé.

- Il a dit à ma mère que vous alliez bientôt cohabiter. Qu’en est-il de cela ?

- Jamais, je ne cohabiterai avec lui. Je suis bien avec Michel et je te rappelle que c’est mon coloc. Penses-tu que Sébastien est libre demain ? J’aimerais lui parler quelques instants.

- Je pense qu’il est libre et tu vas avoir l’occasion de le rencontrer.

- Comment ça ?

- Maman l’a invité avec Maryse et Serge pour le dîner de Pâques, demain.

- Merveilleux.

- Maman voulait te faire une surprise. Voilà, j’ai trop parlé.

Le frère et la sœur discutèrent doucement encore quelques instants. Puis, ils rejoignirent l’appartement de maman Dugris qui sortit aussitôt son sucre à la crème. Quand le temps de se coucher arriva, Benjamine intervint.

- Voilà comment on s’organise. Maman conserve sa chambre. Claude et Marthe couchent dans ma chambre. Fred-Éric couche sur le divan.

- Et toi, de reprendre Claude ?

- Moi, je vais coucher sur le divan de Maryse.

- Sur le divan de Maryse, reprit Fred-Éric. Tu es une petite débrouillarde.

Quand le calme se fit dans l’appartement, on aurait pu entendre palpiter le cœur de maman Dugris. Elle était tellement heureuse de voir que tout se passait dans le calme. On n’avait pas parlé de la gaieté de Fred-Éric. On n’avait pas parlé de l’absence de ce dernier au service de son mari. Elle souhaitait que la ferveur pascale puisse soutenir cette saine complicité qui se développait peu à peu.

Pour le déjeuner, Maman Dugris avait tout mis sur la table. Le café bouillait sur le comptoir. À mesure que quelqu’un était prêt, il se servait. Il fut alors possible de converser en petits groupes de deux ou trois. Il était entendu que le déjeuner était léger, puisque le dîner se prenait à midi.

Vers 11 heures et quart, Maryse entra avec Sébastien et Serge. Pendant un instant, chacun se scruta, ayant peine à se reconnaître. Fred-Éric donna l’accolade à Maryse ; puis serra la main de Sébastien. Claude et Marthe firent de même. Le petit Serge était un peu ébloui devant ces inconnus qui semblaient avoir des liens étroits avec ses parents.

- Incroyable, dit Fred-Éric. Vous avez changé tous deux. Si je vous avais rencontrés dans la rue, je ne vous aurais pas reconnus.

- Toi aussi, tu as changé Fred-Éric, répliqua Maryse.

Sébastien et Fred-Éric se regardaient du coin de l’œil. Ils ne savaient pas trop comment initier la conversation.

- Bruno m’a longuement parlé de toi, Fred-Éric.

- Ça doit faire drôle, Sébastien, d’enseigner à la Polyvalente où nous avons étudié.

Tous s’assirent au salon et conversèrent. À midi, maman Dugris invita ses poussins à prendre place à la table. Benjamine avait préparé pour chacun une carte personnalisée de Joyeuses Pâques.

- Trouvez votre carte, dit maman Dugris. Vous trouverez votre place à la table.

D’un côté de la table, on trouvait Maryse, Serge et Sébastien. De l’autre côté, Madame Dugris, Claude et Marthe. À un bout, Benjamine entre Maryse et sa mère ; en face, Fred-Éric près de Sébastien. Au menu : soupe à l’orge, dinde farcie avec légumes, gibelotte aux bleuets avec blanc-manger. Benjamine, connaissant le goût de ses frères, avait choisi ce menu pour faire revivre des souvenirs du bon vieux temps rural. Le dîner se déroulait normalement. Après le mets principal, Fred-Éric se leva et sortit un papier de sa poche.

- Mes amis, si vous me le permettez, j’aurais un court message à vous livrer.

Madame Dugris sursauta. Tous étaient figés par la surprise.

- Je tenais à vous parler tous en groupe pour m’excuser de n’être pas venu au service de papa. Je m’excuse surtout auprès de maman. J’étais dans une phase de remise en question et je n’ai pas eu la force de sortir de ma torpeur. Depuis, j’ai tourné la page. Cet été, j’irai sur la tombe de mon père. Je m’expliquerai et ferai la paix avec lui.

Claude écoutait attentivement et comprenait de plus en plus le comportement de son frère. Ce dernier continua.

- J’avais coupé les ponts avec vous tous parce que j’avais de la difficulté à m’accepter. Aujourd’hui, je suis bien avec moi. Je m’accepte. C’est le plus beau jour de ma vie. J’ai retrouvé ma sœur, ma mère, deux vieilles connaissances et leur beau poupon.

Sébastien regardait par terre, un peu gêné. Il évoquait, pour une autre fois, les souvenirs qu’il avait conservés de Fred-Éric depuis le temps de l’adolescence.

- Je vous laisse sur une bonne nouvelle que j’ai soigneusement cachée.

Là, tous se demandaient bien ce qu’il allait leur dire.

- J’entreprends en septembre des études collégiales en graphisme. Je pense que je vais pouvoir me réaliser dans ce métier. Merci beaucoup.

Tous se mirent à applaudir. Personne n’avait été blessé par ses propos. Maman Dugris exprima sa grande satisfaction de constater que Fred-Éric retournait à l’école. Tous lui souhaitèrent de réussir dans sa nouvelle carrière. Après le dîner, Maryse partit avec son fils. Sébastien demeura un peu plus longtemps pour parler avec Fred-Éric. Il était quand même un peu mal à l’aise, vu que ce dernier avait fait sa sortie gaie. Vers 13 heures 45, Raymond fit son apparition. L’accueil fut plutôt frisquet. Seul Fred-Éric fit mine de s’intéresser à lui et le fit parler brièvement de sa vie d’agriculteur et de ses enfants. Une demi-heure plus tard, le trio quitta l’appartement de Madame Dugris. Elle ressentit un grand vide ; mais elle était entièrement satisfaite.

Chapitre 6
Depuis que Bruno avait emménagé sur la même rue que Fred-Éric, il n’avait plus tenté d’entrer en communication avec lui. Il se contentait de lever la tête vers le logement de Fred-Éric quand il sortait de chez lui. Peut-être Bruno épiait-il ses moindres gestes, caché derrière les rideaux. Fred-Éric ne le savait pas.

Fred-Éric et Michel vivaient le parfait bonheur. Une bonne soirée entre amoureux de temps à autre leur procurait des plaisirs qui les détendaient. Fred-Éric travaillait maintenant au Complexe Filmo de 10 à 15 heures par semaine. Il adorait travailler dans cet endroit moderne qui comprenait 12 salles de cinéma, des comptoirs de vente d’aliments, un restaurant et une salle de jeux électroniques. Sans compter les nombreux appareils de vidéo poker. Au bas mot, une vingtaine de personnes devaient travailler là à temps plein ou à temps partiel.

À la fin de juin, une rumeur circula parmi les employés à savoir que Fred-Éric était gai. Cette rumeur l’inquiétait beaucoup et il craignait de perdre son emploi. Il se disait : «C’est comme ça, on a le droit d’être gai ; mais on n’a pas le droit de le dire ou de le montrer.» Le patron était très populaire auprès des employés. Il était souvent dans la salle de repos bavardant avec l’un et l’autre. Après quelques conversations avec son patron, Fred-Éric se rendit compte qu’il avait une tendance homophobe. Cela décuplait sa crainte d’être un jour congédié. Il essayait alors, dans la mesure du possible, de ne plus lui adresser la parole, sauf pour le saluer.

Fred-Éric passa la première semaine de juillet avec sa mère à Sérigny. Il apprit à connaître Raymond et vit rapidement que Benjamine avait raison. En aucun temps, toutefois, Raymond ne raconta des blagues sur les gais. Quand il racontait une blague de nature sexuelle, il se censurait. Parfois, il cherchait ses mots. D’autres fois, il ne la terminait pas, prétextant avoir manqué son punch. Fred-Éric s’en rendait compte ; mais montrait de l’indifférence. «Sûrement que maman a posé des conditions strictes, se disait-il.»

Le jeune Dugris alla prier sur la tombe de son père. Il avait demandé à Sébastien de le conduire. Il choisit une journée pluvieuse où les rues du village de Sault-aux-Roses seraient plus tranquilles. Il s’affubla d’une casquette noire et remonta le collet de sa veste de nylon bleue. Sébastien s’arrêta aux portes du cimetière. Fred-Éric descendit de l’auto, sans regarder ni à droite ni à gauche. En particulier, une de ses tantes demeurait dans la maison voisine du cimetière. Il se plaça devant le monument funéraire de son père.

Le jeune homme lut d’abord l’épitaphe. Son cœur était gros.

- Papa, pardonne-moi de ne pas être venu à ton service. Je sais maintenant que, comme père, tu as fait ce que tu as pu avec les moyens et les connaissances que tu avais. Tu ne m’as jamais parlé de ton père. Peut-être a-t-il fait la même chose avec toi ? Si tu savais, papa, comment tu m’as troublé dans ma sexualité. Tu m’as éloigné des hommes en rompant le lien de confiance. Tu m’as lancé le message que la sexualité entre hommes, c’est dégueulasse. Tu sais papa, dans le fond, je t’ai toujours aimé. À mon tour, pardonne-moi. J’ai peut-être été maladroit dans la façon d’exprimer cet amour. Peut-être que toi, sentant ma différence, tu n’as pas trouvé le ton propice pour que je puisse me rapprocher de toi. Plus j’avançais en âge, plus je m’éloignais de toi dans mon cœur. C’est peut-être parce que tu me considérais comme un étranger que tu as voulu ...

Il se mit à pleurer. Après un moment, il continua :

- Papa, repose en paix maintenant. Ton fils t’est revenu. Les liens familiaux ont recommencé à se tisser. Papa, j’enfouis dans le sol tous les souvenirs négatifs que j’avais de toi.

Fred-Éric se pencha. Il prit quelques petites roches, creusa un trou au-dessus de la tombe et les enfouit. Ce geste non prémédité l’émut profondément. Il regarda la terre qu’il venait de saupoudrer et sentit que les mauvais souvenirs de son père allaient maintenant dormir avec lui. Il était fort soulagé. Il regarda une dernière fois le monument et dit :

- Papa, je t’aime.

Il partit en courant, à la fois troublé et apaisé par ce qu’il venait de vivre. C’était la première fois qu’il avait exprimé son amour à son père. Aucune parole ne fut échangée pendant le trajet de retour. En entrant en ville, Sébastien invita Fred-Éric à aller prendre une bière dans un bar. Ils parlèrent d’abord de Bruno. Sébastien raconta ce que Bruno lui avait dit. Pour sa part, Fred-Éric lui fit part des gestes de harcèlement qu’il avait posés à son égard. Il lui mentionna qu’il avait même mis la brouille entre lui et son tilleul.

- Écoute, Fred-Éric. Ce que tu me racontes est inconcevable. J’ai senti dans le passé qu’il était jaloux et possessif ; mais je ne pensais pas qu’il aurait pu aller aussi loin. C’est un être ignoble qui vient de perdre toute ma confiance. Tu sais ; le geste qu’il avait posé à la St-Valentin, je le trouvais anodin et plutôt drôle. Maintenant, je comprends qu’il visait à te culpabiliser. Maryse, là-dedans, dut sûrement ressentir ...

- En parlant de Maryse, comment va-t-elle ?

- Je suis pas mal inquiet. Je tiens mordicus à mon couple. Maryse semble ne pas avoir la même volonté. Nous sommes allés voir un médiateur. Ça nous a rapprochés. Mais, je sens que la tiédeur s’installe. C’est peut-être de ma faute.

- Comment ça ? Tu découches ?

- Oui et non. Je vais te le dire ; mais c’est un secret entre toi et moi. Je pense que je suis bisexuel. De temps à autre, depuis trois ou quatre mois, j’ai eu des relations sexuelles avec des gars et j’en retire beaucoup de satisfaction.

- Tu m’étonnes, Sébastien. Je te remercie de la confiance que tu me témoignes.

La conversation continua sur la bisexualité. Fred-Éric ne croyait pas que ça existait vraiment ; tandis que Sébastien racontait ses expériences.

- Tu sais, Fred-Éric, je me sens vraiment bisexuel. J’ai autant de plaisir avec un homme qu’avec une femme. Mais, je ne voudrais pas que cela puisse briser mon foyer. Nous avons trop investi, Maryse et moi, pour que notre château s’écroule.

- Que fais-tu, Sébastien, en septembre ?

- Je n’ai pas de contrat d’enseignement. L’enseignante que je remplaçais et qui avait pris un congé sabbatique reprend son poste. On m’a offert de la suppléance à la leçon en histoire et en géographie en ville et en campagne.

- Et Maryse ?

- Elle a été engagée pour enseigner les statistiques à deux groupes lors de la session d’automne au cégep. C’est peu ; mais c’est mieux que rien.

En soirée, le trio Dugris prenait un café quand Benjamine intervint.

- Il faudrait bien fixer une date pour le service anniversaire de papa. Normalement, il devrait avoir lieu en novembre.

- Oh ! Oh ! , reprit Fred-Éric. Je pense qu’on devrait attendre à Pâques l’an prochain, puisque Claude sera revenu de Londres.

- On ne peut pas faire ça, dit maman Dugris. On ne peut pas déplacer un anniversaire.

Benjamine expliqua que maintenant le clergé laissait aux parents le soin de décider la date du service anniversaire, compte tenu du fait que beaucoup de familles étaient dispersées aux quatre coins du Québec.

- C’est une bonne idée, conclut maman Dugris. Ce sera à Pâques l’an prochain.

* * * * *

Ce matin-là de septembre, Fred-Éric avait le cœur à la fête. Il retournait à l’école pour y apprendre le métier dont il rêvait depuis longtemps. Il était un peu intimidé par ce retour sur les bancs d’école, lui qui avait 22 ans. Il repéra le collège. C’était une vieille bâtisse dont la façade était revêtue de pierres des champs. «Ce doit être un ancien couvent de religieuses, se dit-il, en constatant l’air sévère de la bâtisse.»

Il entra. Il se sentait tout petit tellement le plafond était haut. Il repéra au mur une pancarte portant un D gothique. Il s’y dirigea pour confirmer son admission. On lui donna un guide d’étu­diant, de même que la liste des livres et du matériel dont il aurait besoin. Il alla s’asseoir sur un divan et commença par prendre connaissance de ces documents.

Un autre gars vint s’asseoir sur le même divan. Après quelques minutes, celui-ci intervint :

- Excuse-moi. J’ai cru me rendre compte que tu es inscrit en graphisme.

- C’est bien ça.

- Comme moi. Connais-tu beaucoup de monde ici ?

- Je ne connais personne.

- Alors, on pourrait peut-être louer la même case.

- Comment ça ? On n’a pas chacun notre case ?

- Tu vois. C’est écrit dans le guide de l’étudiant.

- Ah bon !  Je suis d’acc.

Le signal pour se rendre à l’amphithéâtre fut donné. Les deux nouveaux amis s’y rendirent et s’assirent l’un près de l’autre. Fred-Éric était heureux de cette rencontre. «J’aime son entregent et son physique, se dit-il. Ce serait charmant s’il était gai. Je pourrais peut-être m’en faire un ami.» Pendant ce temps, la directrice générale faisait son allocution d’accueil. À l’entendre discourir sans notes et sur un ton monocorde, on sentait qu’elle servait le discours des années précédentes. À la fin, certaines questions furent posées et la plupart des étudiants se dirigèrent vers la cafétéria.

Fred-Éric n’avait pas mangé dans un tel lieu depuis l’école secondaire. Il se revit à la cafétéria de la Polyvalente avec ses amis du temps. «Que sont-ils tous devenus ? se disait-il. La plupart doivent avoir un travail. Et moi, je suis à l’école.» Ce changement souhaité paraissait maintenant si brutal qu’il se mit à avoir peur. Chacun déposa son cabaret sur la table.

- Mon nom est Stéphan.

- Et moi, Fred-Éric en deux mots. Comment trouves-tu ça ici ?

- Je suis un peu intimidé. Imagine. J’ai 29 ans et je n’ai pas mis les pieds dans une école depuis le cégep.

- Tu as ton diplôme d’études collégiales ?

- Non. J’ai abandonné mes études à la session d’hiver de ma première année. Je suis allé vivre deux ans en Europe. Je m’installais dans une ville et, après deux ou trois mois, j’allais ailleurs. Ça m’a permis de faire 1001 métiers et d’apprendre l’anglais. Et toi ?

Fred-Éric parla de son état de scolarité et de son travail au cinéma. Stéphan ajouta.

- Les deux dernières années, j’ai été homme d’entretien dans deux bars : le Coquelicot et le Béret de nuit. Inutile de te dire que je travaillais la nuit. J’en avais marre de ce travail. Ramasser les cochonneries qui traînent, astiquer les salles de bain, c’est bien fini et j’en suis fort heureux. Tu connais ces bars ?

Fred-Éric ne savait pas quoi répondre. S’il disait qu’il fréquentait le Béret, Stéphan comprendrait qu’il était gai. S’il le niait, ce serait un retour au placard, un retour dans la clandestinité. Il choisit de ne pas répondre à la question.

- Comment as-tu décidé, Stéphan, de choisir le métier de graphisme ?

- Quand j’étais jeune, j’ai lu une quantité incroyable de bandes dessinées. Mon père en avait beaucoup, ma mère aussi. J’ai commencé vers l’âge de trois ou de quatre ans.

- Tu savais lire à cet âge ?

- Je ne savais pas lire. Je regardais les images et j’imaginais ce qui était écrit. Voilà six mois, j’ai commencé à créer des personnages et à faire des croquis. Mes dessins manquaient de vie. Alors, j’ai pensé venir ici pour apprendre les techniques, peut-être pour créer des bandes dessinées un jour.

- Moi, aussi, j’adore le dessin.

Les deux amis comparèrent leur horaire et ils se rendirent compte qu’ils avaient quatre cours sur six en commun. La première semaine, les professeurs présentèrent leur syllabus. On y trouvait entre autres le contenu du cours, l’horaire et la liste des travaux. Certains professeurs exigeaient des travaux individuels et en équipes. Stéphan et Fred-Éric décidèrent alors de faire équipe pour la production d’un poster dans le cadre d’un salon ou d’une campagne de publicité. Ils devaient non seulement produire l’affiche, mais expliquer en détails la signification de tous ses éléments. Tous les deux étaient anxieux de relever un tel défi.

Fred-Éric et Stéphan devinrent vite inséparables. Fred-Éric prenait toutes les occasions de coller sa jambe contre celle de son ami ou de lui toucher les mains. Par exemple, quand Stéphan était à dessiner, Fred-Éric l’arrêtait.

- J’ai une idée.

Il plaçait sa main sur celle de Stéphan et la dirigeait en raffinant quelques traits sur la planche. Le contact des deux mains lui apportait beaucoup de chaleur intérieure. C’est comme si vraiment les deux corps vivaient de la même énergie. Il y avait alors un échange sublime de vitalité. En aucun cas, à moins d’être vraiment surpris, Stéphan ne résistait à cet envahissement. Au contraire, il semblait adhérer avec passion à cette complicité. Fred-Éric, pour sa part, s’interrogeait sur l’orientation sexuelle de Stéphan. Une nuit, il eut ce raisonnement cartésien. «Stéphan a travaillé au Coquelicot, un bar hétéro. Il a travaillé au Béret, un bar gai. Donc, il est bisexuel, comme Sébastien.» Il trouvait ce raisonnement bien simpliste ; mais ça l’amusait.

Les deux amis commencèrent la planification de leur projet. Pour respecter l’échéance, il fallait travailler le soir ; mais où ? Stéphan fit une proposition.

- Tu peux très bien venir chez moi. Je demeure à Lévis et je vis avec mon frère.

- Je peux te recevoir, reprit Fred-Éric. J’habite un appartement avec un ami à deux kilomètres d’ici.

Les deux sentirent que le mystère s’éclaircissait quelque peu. «Fred-Éric est sûrement gai, pensa Stéphan. Mais, son ami est peut-être son amant. Je n’aime pas ça du tout un triangle amoureux.» Stéphan prit le taureau par les cornes.

- Fred-Éric, j’aurais le goût de prendre une bière. Tu as le choix du bar.

- Je suis un peu embêté.

- D’accord. On va au Coquelicot ou au Béret. Tu as le choix.

En donnant ce choix, Stéphan avait l’impression de poser une question neutre qui ne faisait pas deviner sa propre orientation sexuelle.

- J’aimerais aller au Béret.

Autour d’une bière, les deux amis parlèrent de leur fierté d’être retournés à l’école, à l’emballement qu’ils vivaient devant certains travaux et à la qualité des apprentissages jusqu’à ce jour. Stéphan voulait en avoir le cœur net concernant la vie de Fred-Éric.

- Tu viens souvent ici ?

- De temps à autre avec Michel.

- C’est ton ami ?

- Si on veut ; mais c’est d’abord un coloc.

- Il est gai ?

- Oui. N’imagine rien. Il n’est pas mon amant.

Stéphan avait compris.

- Je suis gai, Fred-Éric.

- Moi, aussi.

Michel s’approcha de la table où les deux nouveaux amis discutaient.

- Salut Fred-Éric.

- Salut Michel. Je te présente Stéphan.

Stéphan et Michel se saluèrent. Michel enchaîna :

- Tu es le copain de Fred-Éric à l’école, n’est-ce pas ?

- C’est bien ça.

- Je vous souhaite une bonne soirée. Je m’en vais me coucher. Je travaille demain.

Michel sentit le tapis rose se dérouler sous ses pieds. «Depuis que nous cohabitons, nous avons été amants, se dit-il. C’est peut-être fini. Fred-Éric n’a jamais amené un gars à l’appart. Moi aussi, du moins quand il était là.» Il se rappelait y avoir invité des gars seulement quand Fred-Éric était à Sérigny. Il agissait ainsi pour ne pas perdre Fred-Éric, même si leur statut officiel était toujours d’être des colocs. Il eut des frissons. «Fred-Éric s’est acheté un bureau d’ordinateur, il y a une semaine. Il m’a dit qu’il voulait travailler dans un plus grand calme. Il voulait sûrement pouvoir travailler avec un autre.» Michel s’endormit dans la perplexité et dans la peur.

Les deux amis, complices dans leurs études, avaient finalement décidé que les rencontres se feraient chez Fred-Éric, puisque seul Stéphan avait une voiture. Au moins une fois par semaine, Stéphan venait travailler avec Fred-Éric. Ils s’enfermaient dans sa chambre et laissaient jouer une musique douce peu forte ; mais c’était suffisant pour tamiser leurs propos. Le premier soir, Stéphan quitta vers 11 heures. Les autres soirs, il dormit avec Fred-Éric. Parfois, Michel entendait des cris étouffés, puis plus rien.

La première semaine de relâche eut lieu à la fin d’octobre. Les deux élèves avaient réalisé une affiche pour un salon hypothétique de l’automobile. Ils avaient eu l’idée de superposer deux concepts : informatique et automobile. Le conducteur de l’automobile était un être automatisé qui avait été dessiné selon les proportions du nombre d’or. C’est un mathématicien invité qui était venu leur faire l’historique du nombre d’or et de son application qui résultait en des formes très esthétiques et agréables à l’œil. Le tableau de bord ressemblait plus à un ordinateur bardé de fenêtres multicolores. Le tout était stylisé et activait l’imaginaire. Cela donnait l’impression que l’automobile pouvait franchir les frontières du réel.

Pour se récompenser de leur travail, les deux amis projetèrent une randonnée dans les Laurentides. Ils louèrent le camp d’un ami de Stéphan et vécurent cinq jours à travers les arbres qui projetaient un spectacle multicolore. La rivière devant le camp était si paisible que les deux amis passaient des heures à regarder les eaux qui s’écoulaient. Les oiseaux étaient partout ; même, les petits animaux des bois circulaient sans se soucier des deux visiteurs. L’air ambiant de la montagne, de la forêt et des eaux jouait le rôle d’un calmant. Les nuits commençaient tôt et finissaient tard. Un soir, cependant, tous deux avaient fait une longue excursion et ils étaient tellement fatigués qu’ils s’endormirent encore habillés.

Au cours du dernier petit déjeuner, Stéphan lança :

- C’est malheureux qu’il faille quitter aujourd’hui. C’est le paradis ici.

- Je suis d’acc avec toi, Stéphan. C’est la plus belle semaine de ma vie. Depuis que je demeure à Québec, je n’ai jamais eu cette chance. Je réalise que je vivais une vie monotone, parsemée d’embûches que je me posais moi-même. Je te remercie de m’avoir permis de vivre une telle retraite fermée.

- Tu appelles ça une retraite fermée.

- Oui, une retraite fermée sans prédicateur bougon pour nous casser les oreilles et nous culpabiliser.

* * * * *

Le téléphone sonna chez Sébastien. Il était 7 heures 30 du matin.

- Ici, la secrétaire de la Direction des Ressources humaines de la Commission scolaire du Grand Sérigny. Jean-Luc Éthier, un prof de Sault-aux-Roses, a fait un infarctus, cette nuit. Nous nous demandions si vous pourriez le remplacer en géographie et en histoire générale. Le premier cours a lieu à 10 heures 10.

- Sûrement, oui.

- Il est entendu que vous auriez cette tâche tant qu’il ne reviendra pas au travail. Je vous souhaite bonne chance.

Sébastien était à la fois content et déçu. Enfin, il avait un travail assuré. Mais, cette tâche représentait à peine 40 % d’une semaine normale de travail. « Vont-ils me demander pour faire d’autres suppléances occasionnelles, se disait-il ? » Il regarda le calendrier. C’était le 23 octobre. Il pensa tout de suite que c’était aujourd’hui l’anniversaire de naissance de Fred-Éric. «Hé, oui ! Notre beau Fred-Éric a 23 ans aujourd’hui. Je vais l’appeler ce soir.»

Maryse s’apprêtait à partir. Elle avait son long manteau sur les épaules. Elle ouvrit la porte ; mais revint sur ses pas.

- Sébastien, je te souhaite bonne chance dans cette nouvelle tâche. N’oublie pas que Sault-aux-Roses, c’est la patrie des Dugris. Sois prudent.

Elle donna un gros bec à Sébastien et partit. Il n’en revenait tout simplement pas. C’était la première fois que Maryse lui donnait un baiser avec autant d’intensité en partant pour le travail. Vers 8 heures 45, il quitta son appartement. Il avait à parcourir une distance exigeant une quinzaine de minutes. Il voulait se familiariser avec les particularités de l’école avant de donner son premier cours. En route, il se disait : «Enseigner l’histoire, c’est ma branche ; mais la géographie, je suis moins familier. Je n’ai suivi que quelques cours complémentaires à l’université.»

Depuis le matin, il neigeait, une de ces neiges mouillées qui semblait refuser de tomber. Le vent soufflait à une trentaine de kilomètres à l’heure. La chaussée était glissante par endroit. Sébastien avait monté la moitié de la Côte-à-Olivier quand un lourd fardier qui descendait se mit à déraper et le happa de plein fouet. Sa petite voiture se transforma en un amas de ferrailles et il y resta coincé. Les premières personnes arrivées sur les lieux ne réussirent pas à le sortir de sa fâcheuse position. On fit appel aux préposés à la désincarcération. Ils arrivèrent au bout d’une demi-heure. La police avait rapidement pris possession de la place. L’ambulance aussi était là.

Maryse était en train d’expliquer à ses élèves la loi de Poisson quand on cogna à la porte de la classe. L’agente de sécurité, revêtue de son uniforme aux couleurs du Cégep, la fit venir dans le corridor.

- Madame Duranteau, vous allez devoir arrêter votre cours. Votre mari a eu un accident de voiture dans la Côte-à-Olivier.

- Est-ce grave ?

- Je ne sais pas. Le policier qui a appelé aimerait que vous vous présentiez sur les lieux, si c’est possible.

Maryse se tourna la tête et se mit à pleurer.

- Dites à mes élèves de faire les exercices relatifs aux notions que je leur enseignais et que, par la suite, ils pourront quitter.

Du corridor, Maryse entendit ses élèves qui manifestaient bruyamment leur joie d’avoir congé. Elle n’en revenait pas. Elle se rendit sur les lieux. Sébastien était toujours à l’intérieur de son véhicule. Du sang masquait sa figure. Il semblait dormir. À voir l’état du véhicule, elle craignait le pire. «Mon amour va mourir, se disait-elle. Il n’a pas mérité de mourir à 24 ans. C’est injuste.» Elle qui ne connaissait pas la piété se mit à réciter des prières et à implorer le ciel de sauver la vie à son ami.

Après des minutes d’attente interminables, on réussit à le dégager de cet amas de ferrailles. Il fut conduit au Centre hospitalier de Sérigny. Un urgentologue procéda à des examens sommaires. Il demanda l’expertise d’un spécialiste qui lui conseilla de transférer le blessé au Centre hospitalier La Montagne à Québec.

Maryse fut invitée à l’accompagner. Elle était totalement perdue. Elle n’avait plus aucun point de repère. «La vie n’a aucun sens. Pourquoi est-ce Sébastien qui a été touché ? Il a étudié tant d’années pour arriver là : totalement inconscient. C’est sûr qu’il va mourir et Serge dans tout ça. La vie ne sera plus la même sans mon amour. Je réalise que sa présence était précieuse pour moi. Je ne pourrai plus jamais me remettre à travailler. Ça donne quoi ? Que va ressentir sa mère quand elle va apprendre la triste nouvelle ? Et Benjamine ?» Là, elle eut un blocage émotif très fort. Elle se refusa de penser à Benjamine dans de telles circonstances. Pour la première fois, elle avait l’impression d’avoir trompé Sébastien.

Vers 15 heures, l’ambulance atteignit l’hôpital à Québec. On demanda à Maryse d’attendre dans un petit couloir où il y avait quelques chaises. Jamais, elle n’avait autant réalisé la relativité du temps. Chaque seconde équivalait à des heures passées en classe. Une dame revêtue d’un sarrau blanc vint vers elle.

- Bonjour, Madame Duranteau. Je suis chirurgienne. Nous avons examiné Sébastien. Il a une fracture du crâne. Il a besoin d’une opération immédiatement.

- Quelles sont ses chances de survie ?

Maryse était tout étonnée d’avoir prononcé cette phrase. Elle vivait maintenant dans un autre monde : un monde au-delà de la réalité.

- J’estime que les chances sont de 90 %. Il a été chanceux dans sa malchance. Il n’est pas trop amoché. C’est un vrai miracle si je me fie à la version des ambulanciers. Il faut dire qu’il est encore jeune.

- Et les séquelles ?

- Il aura probablement quelques difficultés à lire et à parler pour un temps. Mais, probablement qu’il ne sera pas affecté au plan de la pensée et du raisonnement.

Maryse savait bien ce que signifiaient 90 %. Cela la réconfortait. Mais, elle se rappela avoir dit à ses élèves de se méfier des probabilités.

- Seriez-vous d’accord pour signer une autorisation visant à procéder à l’opération ?

Elle réfléchit quelques instants. Elle se disait qu’elle n’avait pas le choix. «C’était ça ou mourir.»

- Je suis d’accord.

- Au fait, êtes-vous mariée avec Sébastien ?

- Non, nous vivons comme conjoint de fait.

- Un petit problème. Vous n’avez pas la capacité légale de nous donner cette autorisation. Seules, les personnes mariées peuvent le faire.

- C’est impossible.

- Il y a actuellement un projet de loi devant l’Assemblée nationale qui donnera de nouveaux pouvoirs aux conjoints de fait. Actuellement, la loi ne vous autorise pas à signer le document. Est-ce que Sébastien a des parents proches à Québec ?

- Il a une sœur à Lévis.

- Demandez-lui de venir ici le plus tôt possible. C’est important pour Sébastien.

Maryse n’en croyait pas ses oreilles. Elle vivait avec Sébastien depuis plus de trois ans. Elle partageait tout et se comportait comme une femme mariée. Mais là, au moment où la situation était urgente et dramatique, elle était dépossédée de ses droits. Elle trouva le numéro de téléphone de la sœur de Sébastien. Elle appela. Point de réponse. Elle communiqua avec la mère de Sébastien pour avoir le numéro de téléphone au travail. Elle lui expliqua brièvement ce qui venait de se passer et lui demanda de communiquer avec Madame Dugris qui gardait le garçon. Elle réussit à rejoindre la sœur de Sébastien. Cette dernière s’empressa de venir à l’hôpital.

Maryse n’avait parlé qu’une seule fois à la sœur de Sébastien. Quand les deux femmes se rencontrèrent, ce fut une longue étreinte. Maryse conseilla à sa belle-sœur de signer : ce qui fut fait immédiatement. Les deux femmes allèrent à la cafétéria de l’hôpital pour prendre un café et revinrent sur place. Sur l’heure du souper, elles furent autorisées à voir Sébastien. Il était couché, l’air impassible, le corps criblé de tubes. L’infirmière leur expliqua que le prochain 24 heures serait déterminant et qu’il risquerait d’être dans le coma quelques jours ; mais que, pour le moment, son état était stable.

La sœur de Sébastien invita Maryse à venir chez elle. Les deux femmes prirent un souper léger. Même, dans un premier temps, Maryse refusait de manger prétextant qu’elle n’avait pas faim.

- Ça n’a pas de bon sens, dit sa belle-sœur ; tu n’as pas mangé depuis le matin.

Après le souper, Maryse appela Madame Dugris. Celle-ci était sidérée. Maryse lui raconta les épisodes de sa journée.

- Nous sommes mercredi. Je vais demeurer ici à Lévis jusqu’à dimanche. Pourriez-vous garder Serge tout ce temps ?

- Aucun problème.

- Est-ce que Benjamine est au courant ?

- Oui, je lui ai dit. Mais là, elle me fait des grands signes. Elle est incapable de te parler.

- Avez-vous le numéro de téléphone de Fred-Éric ?

- Je l’ai appelé tantôt pour lui souhaiter bonne fête. Je lui ai tout raconté.

Après cet appel, Maryse signala le numéro de téléphone de Fred-Éric. Ce dernier avait invité Stéphan à souper. Pour respecter leur intimité, Michel avait proposé de s’absenter pour le repas : ce que Fred-Éric avait refusé.

- Bonjour, Fred-Éric. Je te souhaite un bon anniversaire de naissance. Tu es au courant de ce qui est arrivé à Sébastien ?

- Oui et j’en suis fort peiné.

- J’aimerais ça que tu viennes à l’hôpital voir Sébastien avec moi demain soir.

- Sûrement, Maryse. Compte sur moi pour t’épauler dans cette épreuve. Je vais faire tout ce qui est possible.

Quand Fred-Éric déposa l’acoustique, il réalisa que le souper avait été interrompu par le téléphone de sa mère et que les mets étaient encore sur la table.

- Il faudrait bien manger un peu. Qu’en pensez-vous ?

Les trois amis s’efforcèrent de manger. Fred-Éric était inconsolable et ne cessait de parler de l’accident. Stéphan essayait de réconforter son ami. Toutefois, il se rendait compte que c’était peine perdue. «Il doit y avoir une relation privilégiée avec lui pour réagir ainsi, se disait-il ?»

Chapitre 7
L’opération de Sébastien avait été, selon le chirurgien, une réussite. Les trois jours suivants, Maryse visita son conjoint à chaque jour. Elle demeurait avec lui en après-midi et en soirée en espérant qu’elle serait là quand il sortirait de son coma. Le dimanche, elle regagna Sérigny pour reprendre ses cours.

Fred-Éric avait hâte que Sébastien montre des signes de réveil. Il trouvait difficile de voyager constamment en autobus pour aller chaque jour à l’hôpital. Alors, il décida de s’acheter une automobile. Un hic, il n’avait pas suffisamment d’argent. Il pensa à sa mère. Il l’appela. Il lui donna d’abord des nouvelles de Sébastien.

- Maman, j’aurais un service à te demander. Je voudrais m’acheter une auto. Tu sais. Je vais souvent à l’hôpital. J’aurais besoin de 1000 $. Je te les rendrais quand je vais travailler.

- Pas de problème, Fred-Éric. Je ne te prête pas ce montant. Je te le donne. En réalité, c’est 2000 $ que tu recevras sous peu.

- Voyons donc, maman. Depuis quand as-tu autant d’argent ?

- Je viens de vendre ma terre. Le contrat est signé. J’ai dû faire pression sur l’acheteur pour l’amener à conclure la transaction. J’ai obtenu 95 000 $ comptant, une perte de 5000 $ par rapport à sa promesse.

- Je suis content pour toi.

- Il a emménagé avec sa famille en août. Il a vendu sa maison, mes vaches et il a bûché du bois sur notre terre. Il semble heureux.

- Je vais aussi donner 2000 $ à Benjamine et le même montant à Claude quand il reviendra de Londres.

- Merveilleux, maman.

- C’est l’héritage de votre père.

Fred-Éric sursauta. Depuis son départ de Sault-aux-Roses, il avait décidé que jamais il n’accep­terait d’héritage de son père. «Je pense que c’est maintenant différent. J’ai fait la paix avec lui ; je lui ai pardonné. Je ne vais pas revenir encore une fois sur ce passé si douloureux.»

Madame Dugris continua :

- Je suis inquiète pour Benjamine.

- C’est à cause de l’accident ?

- Oui et non. Benjamine est perturbée et Maryse l’est encore plus. Maryse ne voulait plus rester seule. Elle a invité Benjamine à demeurer avec elle.

- Pourquoi as-tu dit : «Oui et non.» ? Je pense que Benjamine a trouvé un prétexte. Elle disait ne plus être capable de voir Raymond dans la maison. Je ne voulais pas qu’elle parte. Il se passe quelque chose entre Maryse et Benjamine ; mais je ne sais quoi ? Et moi, je me sens coupable.

Le lendemain soir, Fred-Éric prit son automobile neuve et se rendit à l’hôpital. Il avait peur de conduire étant donné l’accident. De plus, il avait très peu été aux commandes d’une automobile depuis qu’il avait obtenu son permis de conduire quand il était en cinquième secondaire. Il venait à peine d’arriver que l’infirmière l’aborda.

- Sébastien a ouvert les yeux tantôt. Ça fait seulement neuf jours qu’il a été opéré. C’est une bonne nouvelle. Mais, il est retourné dans son état comateux. Ses organes vitaux fonctionnent au ralenti. Vous ne devriez pas être inquiet pour lui ; il nous reviendra.

- Merci beaucoup. Merci beaucoup. Je vais appeler Maryse pour lui dire la bonne nouvelle.

Le jeune Dugris prit la main de Sébastien. Il emmagasinait de l’énergie et l’orientait en bloc vers son ami. Il pensait ainsi lui procurer un choc qui le ramènerait au réel. Après une heure de pompage d’énergie, Sébastien ouvrit à nouveau les yeux. Il regarda au plafond et ses yeux se refermèrent. Fred-Éric était rempli d’espoir. Il savait que, dans ce genre de tragédie, le cerveau n’est pas très pressé de reprendre ses fonctions.

Trois jours plus tard, Fred-Éric retourna voir son ami. Il aurait aimé y aller chaque jour ; mais ses études grugeaient beaucoup d’énergie. Il voulait obtenir son diplôme en ayant de bonnes notes. À son arrivée, Sébastien avait les yeux ouverts et il semblait être ailleurs. Ses yeux vitreux ne bougeaient pas.

- Bonjour, Sébastien. C’est Fred-Éric.

Sébastien ne réagit pas.

- Tu me connais, Sébastien ? C’est Fred-Éric, ton vieil ami.

Le jeune Dugris était découragé. «Ça y est. Il ne parlera plus jamais. Faire une telle boucherie pour avoir une vie végétative ; ça n’a pas d’allure. J’ai perdu mon ami.» En pensant à cela, il regardait le bandage qui recouvrait la plaie sur le côté de la tête. L’infirmière de service s’approcha de Fred-Éric.

- Votre ami progresse. Actuellement, il est en phase végétative. Il peut respirer sans aide d’ap­pareils. Vous allez voir. Il va tranquillement vous revenir.

- Vous pensez ?

- Allez voir le patient de la chambre d’en face. Il a subi un traumatisme crânien similaire en jouant au hockey. Il commence à communiquer avec son entourage. Ce qui serait bon pour Sébastien, c’est qu’on recrée autour de lui une ambiance familière. Ce peut être des photos, des objets personnels, de la musique. On m’a dit qu’il aimait le chocolat et que, comme un dégustateur, il sentait toujours son chocolat avant de le manger. S’il avait une boîte de chocolat près de lui, ça réveillerait peut-être plus rapidement ses stimulations odorantes.

- Bonne idée. Je vous remercie.

En sortant de la chambre, Fred-Éric étira le cou pour voir le visage du bénéficiaire d’en face. Il crut reconnaître l’homme du sauna et continua son chemin.

Il appela Maryse. Celle-ci était un peu rassurée : Sébastien avait repris conscience. Elle promit à Fred-Éric qu’elle apporterait des objets personnels de son conjoint lors de sa prochaine visite à Québec. Fred-Éric parla de cette suggestion à Stéphan.

- J’ai une idée. Si on allait voir le prof de dessin pour qu’il intervienne auprès de la classe pour la production de dessins historiques.

- Génial.

Le prof fut emballé. Il respectait ses objectifs pédagogiques. En plus, il avait un moyen en or pour inculquer le sens de l’histoire à ses élèves. Plus encore, il proposait un projet humanitaire. Il raconta à ses élèves la discussion qu’il avait eue avec Fred-Éric et Stéphan. Il leur proposa l’idée.

- Chacun pourrait faire un dessin inspiré par l’histoire du Québec. Qu’en pensez-vous ?

À l’unanimité, le groupe démontra bruyamment son enthousiasme.

- Bien, dit le professeur, je vous apporterai des cartes blanches au prochain cours et vous pourrez procéder. En attendant, faisons un remue-méninges. Énoncez toutes les idées que vous avez, même si elles sont irréalisables.

Des suggestions diverses furent faites : René Lévesque, un manoir seigneurial, des habitants au travail, des artisans, leur produit, les Patriotes, Frontenac, les habits d’époque, une balade en carriole, un cheval canadien, Nelligan, le chanoine Groulx, un ancêtre, une école de rang, une polyvalente, une maison ancienne, etc.

- Il est possible, dit le prof, que certains portraits ou certaines scènes puissent laisser notre ami indifférent. Sa famille qui le connaît mieux que nous fera un tri. Prenez un jour pour réfléchir et revenez demain avec deux ou trois projets en tête.

Le lendemain, chacun alla écrire le titre de son projet au tableau. Si le projet apparaissait déjà, il fallait en inscrire un autre. À la fin du cours, le prof remit 35 illustrations à Fred-Éric. Ce dernier en avait des frissons. Des larmes coulèrent sur ses joues.

- Merci beaucoup. Je ne connais pas d’autres mots pour exprimer mes émotions.

Fred-Éric commençait à ressentir beaucoup de fatigue. Les études, le travail à temps partiel, les visites à l’hôpital grugeaient de plus en plus ses énergies. Certains soirs, il était si fatigué qu’il se couchait tout habillé. «Je ne peux pas continuer de même. Je vais exploser. Je me dois d’abandonner mon travail.» Il se rappela que, depuis quelques semaines, les tâches qu’on lui demandait n’é­taient pas toujours essentielles. Par exemple, on ouvrait un troisième guichet, alors que deux auraient été suffisants. Parfois, on l’adjoignait à la vérification des billets d’entrée. Il en était un peu humilié et même il sentait du mépris. «C’est certain que le patron veut me mettre à la porte. Il n’ose pas m’affronter et me donner les vraies raisons. C’est mon ancien patron qui doit exiger que je reste en place. Mais, ce n’est pas lui qui attribue les tâches. Il me reste une chose à faire : quitter mon poste.»

Il alla rencontrer son patron.

- Heureux de te voir, Fred-Éric. Tu aimes toujours ton travail ici ?

- Oui, mais ...

- Je suis très heureux d’avoir retenu tes services. Tu vois, le six mois que je t’avais promis est expiré et nous avons continué à faire appel à toi. Tu travailles, en moyenne, combien d’heures par semaine ?

- Une douzaine d’heures par semaine. Aujourd’hui, je suis venu vous voir pour parler de ma situation personnelle.

Le patron sursauta. Il ne voulait pas se faire confirmer ou infirmer l’orientation sexuelle de son employé. Il avait sa petite idée à lui et n’était pas intéressé à en discuter. Il mit ses mains sur son bureau et prit un bon souffle.

- Ta situation personnelle ?

- Oui, mes études, mon travail ici et mes visites à l’hôpital. Un de mes amis d’enfance a eu un accident d’automobile : traumatisme crânien. Il a été un bout de temps dans le coma et je vais le visiter assez souvent.

Le patron se sentit soudain plus à l’aise. Même un sourire apparut dans ses yeux hypocrites.

- Tu voulais me demander quoi ?

- Je voulais vous demander de me donner congé pour, disons, trois mois.

- J’accepte ; mais je ne peux pas te promettre de te reprendre après ce temps. Le personnel commence à être stable et nous avons atteint notre objectif en matière d’entrées aux guichets.

Fred-Éric sembla hésiter. «Il est habile, le patron. Une façon déguisée de me mettre à la porte. Je sens par son attitude qu’il m’en passe une petite vite.» D’un air un peu arrogant, il reprit :

- Je vous fais confiance, patron. Je communiquerai avec vous dans trois mois.

- Mieux, je vais informer la secrétaire du personnel et lui demander de t’appeler dans trois mois.

- C’est très bien. Merci et à la prochaine.

Le jeune Dugris avait compris que c’en était fini tant que ce patron-là serait en poste. Il avait dit la dernière phrase pour le narguer et pour ne pas affecter son estime de soi. Il se souvenait du conseil d’un prof de morale : «Quand tu arrives devant un obstacle, tu as trois choix : s’arrêter devant lui, le contourner ou passer par-dessus. Si tu t’arrêtes devant lui, tes yeux seront obstrués et tu ne verras plus rien ; si tu le contournes, ton esprit sera agité ; si tu passes par-dessus, tu ressentiras un grand soulagement et tu ne reviendras plus en arrière.» Fred-Éric n’avait pas du tout l’intention d’appeler dans trois mois. Il avait rapidement compris et en avait profité pour se moquer gentiment du patron homophobe.

* * * * *

Raymond avait revêtu son plus bel habit. Bien rasé, les yeux remplis de joie, il conversait avec Madame Dugris qui était attirée par sa prestance.

- Si ton père vivait encore, j’aurais une demande à lui faire.

- Quoi donc ?

- Une grande demande.

- Une grande demande ?

Depuis quelque temps, Madame Dugris pressentait que Raymond voulait la demander en mariage.

- Il y a maintenant plus d’un an que ton mari est décédé, dit Raymond ; ce serait le temps qu’on change de vie. Il y a plusieurs maisons à vendre au village de Sault-aux-Roses. Nous pourrions retourner vivre là avec nos amis. Je ne veux pas mourir ici à Sérigny.

- Tu vas trop vite, Raymond. Je ne suis pas prête à me marier pour le moment. Même si c’était oui, nous ne pourrions pas le faire avant Pâques.

- Pourquoi Pâques ?

- Le service anniversaire de mon mari est prévu pour cette date. En mon âme et conscience, je ne pourrais convoler à nouveau sans lui avoir dit un dernier adieu solennel. Quant au retour à Sault-aux-Roses, l’idée me plaît. J’y pense de temps en temps. J’aime bien la ville ; mais il me manque ici quelque chose : la chaleur humaine de la campagne.

- Je respecte ta volonté quant au mariage. Nous pourrons sûrement en reparler.

Madame Dugris se leva et prépara deux verres de limonade.

- Depuis que Benjamine est allée demeurer chez Maryse, dit-elle, je m’ennuie beaucoup plus qu’avant.

- En parlant de Maryse, j’ai appris une nouvelle. Tu ne pourras pas le croire.

- Quoi ? Elle a un autre chum ? Voyons, c’est impossible.

- Pas du tout. Au contraire, elle est aux femmes.

- Comment as-tu su cela ? Tu recommences encore à raconter des ragots. On dirait que tu te plais dans le commérage.

Madame Dugris devint livide. Ses traits se crispèrent. Les pommettes de ses joues se mirent à trembloter. Elle reprit.

- Je suis tannée de tes propos. Tu n’arrêtes pas de chercher des puces partout.

- Ne prends pas ça mal. C’est une rumeur.

- Monsieur s’en tire bien : c’est une rumeur. D’où provient cette rumeur ?

- Voilà. Je suis allé visiter mon frère dimanche à Sault-aux-Roses. Son fils qui enseigne au Cégep connaît Maryse depuis longtemps. Il a travaillé dans la construction pour son père. Nous parlions de l’accident de Sébastien quand il me dit : «Je connais Maryse.» C’est là qu’il m’a mentionné que la rumeur circulait chez les professeurs du Cégep.

- Pourquoi reprends-tu cette rumeur ? Tu y crois ou tu n’y crois pas ?

Raymond n’avait pas pensé qu’une telle question lui serait posée. Il réfléchit.

- Je n’en sais rien.

- Ce n’est pas vrai. Tu sais quelque chose et tu me le caches.

- Calme-toi, Marie-Rose. Tu le sais, toi aussi, que Maryse est aux femmes. Tu ne vois vraiment pas ce qui se passe autour de toi. Pourquoi, penses-tu, Maryse a-t-elle invité Benjamine à demeurer chez elle ? Pourquoi ?

- Tu voudrais insinuer que Benjamine est aussi aux femmes ? Tu as du front tout le tour de la tête. Écoute, Raymond. J’en ai assez de tes propos. Prends ton manteau et va prendre l’air.

Madame Dugris était rendue au bout du rouleau. Depuis qu’ils se fréquentaient, elle ne s’opposait pas ou très peu quand Raymond colportait des rumeurs. La plupart du temps, ce n’était qu’un feu de paille. «Mais là, que ce soit vrai ou pas, ça dépasse les bornes, pensa-t-elle.» Elle commençait à croire que Raymond avait de la difficulté à exprimer son amour et qu’il cultivait plus la haine et la destruction.

Madame Dugris était catégorique. Il y avait peut-être de telles femmes dans les grandes villes comme Montréal. À Sérigny, elle n’en avait jamais vues. Maryse avait eu un enfant d’un homme et Benjamine était prise par ses études. «Elle aura sûrement un homme dans sa vie d’ici quelques années et ils me donneront de beaux petits-enfants. Si Benjamine a emménagé chez Maryse, c’est qu’elle en avait assez de ce Raymond tellement négatif.» Elle était quand même peinée d’avoir mis à la porte cet homme pour qui elle éprouvait des sentiments d’amitié. «Je suis vraiment seule maintenant.» Elle eut soudain un regain d’énergie en pensant que maintenant Benjamine pourrait revenir vivre avec elle.

 

*   *   *  *  *

 

Maryse alla passer la fin de semaine à Québec avec Benjamine. Elle avait apporté plusieurs photos dont une très grande, celle de Serge. Également, le globe terrestre qu’elle avait jadis donné à Sébastien, un ballon de soccer, une rondelle de hockey gravée à son nom, une boîte de chocolats, la peinture qui représentait la maison familiale de son conjoint. Avant d’aller à l’hôpital, les deux femmes s’arrêtèrent chez Fred-Éric.

- Voilà, dit-il, les 35 dessins qui ont été faits dans ma classe au collège.

- C’est merveilleux. Et le tien, où est-il ?

- J’ai dessiné de mémoire la grange étable de mes parents. Une vache mange de l’herbe devant la grange. Sébastien aimait tellement flatter les vaches quand il venait chez nous.

- Et ton copain ?

- Voilà. Il a dessiné son grand-père qui fut le dernier forgeron de son village. Tu le vois ici en train de clouer un fer au sabot d’un cheval.

Maryse s’approcha et regarda attentivement.

- Cet homme ressemble au grand-père de Sébastien.

- Tu sais bien, dit Benjamine, que tous les habitants, avec leur chapeau calé jusqu’aux oreilles, se ressemblent à cet âge.

- Fred-Éric, reprit Maryse, as-tu acheté le carton dont je t’avais parlé ?

Fred-Éric mit le carton sur la table.

- Nous allons choisir 25 dessins parmi les 35, dit Maryse.

Quand le tri fut terminé, Maryse se mit à numéroter les dessins de 1 à 25. Avec un crayon de feutre noir, elle inscrivait un gros numéro à l’endroit le plus approprié.

- Maintenant, dit-elle, nous allons disposer les dessins pour que les numéros forment un carré magique.

- C’est quoi un carré magique, reprit Fred-Éric ?

- Je t’expliquerai quand nous aurons placé tous les dessins.

- Quel rapport y a-t-il entre Sébastien et les carrés magiques ?

- Quand j’étudiais à l’université, un prof nous a expliqué ce qu’était un carré magique et nous a même montré des règles de formation. J’ai parlé de ça à Sébastien. Il fut mystifié et fut pris de passion pour ces figures magiques. Nous passions des heures à faire des recherches. Nous avons produit une bonne dizaine de carrés magiques 5 par 5.

- C’est beaucoup ?

Maryse sortit un papier des poches de son manteau. Elle y jeta un coup d’œil.

- C’est peu quand on sait qu’il y a exactement 275 305 224 carrés magiques de cette grandeur. Tu comprends, plus de 275 millions.

Fred-Éric se mit à rire.

- Ça me semble magique. Espérons que la magie opérera pour le rétablissement de Sébastien.

Maryse montra au jeune Dugris un papier sur lequel apparaissait une grille carrée partagée en 25 cases. Elle avait inscrit un nombre de 1 à 25 dans chaque case. Fred-Éric colla les dessins en respectant le croquis de Maryse. Quand le tout fut terminé, tous trois s’exclamèrent.

- Tu vois, Fred-Éric, dit Maryse ; la somme des nombres dans chaque rangée horizontale et dans chaque rangée verticale est 65. Bien plus, c’est la même somme dans chacune des deux diagonales. C’est ça un carré magique.

Le trio se rendit à l’hôpital avec son matériel. Une infirmière inconnue par eux et qui semblait un peu bizarre s’approcha d’eux.

- Sébastien a été agité cette nuit, dit l’infirmière. Le médecin a dû de nouveau l’intuber par le nez. Sa pression artérielle et son débit cardiaque sont sous contrôle. Vous pouvez procéder à l’installation de votre matériel.

Personne ne parlait. Maryse prit la main de Sébastien.

- Sébastien, Sébastien, c’est Maryse, Maryse, la mère de Serge.

Le jeune Dugris regardait la scène avec émotion. Il était un peu jaloux. Il ne fit rien voir. À tour de rôle, chacun eut droit à sa visite privée auprès de Sébastien. Rien ne semblait provoquer à nouveau le réveil.

- C’est une complication mineure, dit l’infirmière. On dirait que le patient, après s’être réveillé, a senti qu’il était étranger, que plus rien ne le rattachait à ce monde. Peut-être aussi a-t-il eu d’étranges sensations et qu’il a choisi de se réfugier dans le sommeil ?

- C’est impossible ce que vous dites, reprit Maryse : il est inconscient.

- Vous savez ; c’est un monde étrange, le coma. On ne sait pas encore très bien jusqu’où le patient peut contrôler ou accélérer son réveil. Il doit choisir entre le bien et le mal.

- Comment ça ?

- Le bien, c’est l’état euphorique où il est ; le mal, c’est l’état appréhendé. On voit les signes extérieurs sur sa figure. On ne peut pas deviner les signes intérieurs : tout ce qui se passe en son âme et conscience.

Le trio demeura près de Sébastien une couple d’heures, espérant un nouveau réveil.

* * * * *

Fred-Éric était moins enthousiaste à l’école. Stéphan l’encourageait. Ils devaient produire un autre travail d’équipe. Fred-Éric participait peu. Son copain dut faire au moins les trois quarts du travail. Michel avait commencé à amener des gars chez lui de temps à autre. À Sérigny, maman Dugris se torturait les méninges en pensant à la dernière conversation avec Raymond.

 

Pendant ce temps, Benjamine et Maryse filaient le parfait bonheur. Ce bonheur était émasculé par l’état de Sébastien. Leur amitié, toutefois, grandissait de jour en jour. Elles sublimaient cette amitié en des ébats amoureux. Toutes deux n’avaient jamais pensé être subjuguées un jour par une flamme féminine qui réchaufferait leur corps et leur esprit. Elles se surprenaient à parler le langage de l’amour. Maryse avait parlé ce langage avec Sébastien. Sébastien avait fait de même avec Maryse. Les mêmes mots dits par Benjamine, toutefois, n’avaient pas la même résonance. Ils produisaient des effets plus profonds chez elle. Elles discutaient souvent de leur attirance personnelle.

- J’ai eu le coup de foudre pour toi, Maryse, la première fois que je suis venue garder Serge, dit Benjamine.

- Moi aussi. Mais je l’ai immédiatement enfoui au fond de mes entrailles.

- Comme moi. Mais, depuis ce temps, les éclairs sortent à petite dose et m’illuminent. Malgré cela, je ne veux pas être lesbienne. Je t’aime, il est vrai ; mais je ne suis pas une lesbienne.

- Moi, depuis ce temps, j’ai beaucoup réfléchi, Benjamine. Je commence à accepter mon homosexualité. Je suis faite de même et il va falloir que je vive avec ça. Les sensations que tu me donnes me consolident dans mon goût de vivre pleinement.

- Quand je t’embrasse, Maryse, j’éprouve vraiment des émotions fortes. Je suis tellement contente de connaître ce bonheur-là. Je suis parfois inquiète. Je pense à Sébastien et je me dis que je n’ai pas le droit de lui faire ça, lui voler la femme de sa vie.

- Nous ne sommes pas mariés.

- C’est vrai.

 

Maryse prit un livre qu’elle avait acheté à Québec. C’était une étude sur la diversité sexuelle.

- As-tu fini de lire ce livre, Benjamine ?

- Il me reste une dizaine de pages à lire. Plusieurs passages me choquent ; d’autres me laissent indifférente et d’autres me font du bien.

- Moi, je l’ai lu en entier. Je vais le relire dans quelques semaines. Je veux absolument comprendre ce qui se passe en moi. Certains matins, en me levant, quand je te vois près de moi, je m’interroge. Est-ce une relation passagère ?

- Non, Maryse, il ne faut pas que ce soit passager. Tu le sais ; je veux que tu sois avec moi toute la vie. J’ai besoin de toi.

- Moi aussi, j’ai besoin de toi, ma belle Benjamine.

 

Aux Fêtes, Maryse et Benjamine allèrent passer une semaine à Québec. Maman Dugris gardait le jeune garçon qui avait maintenant presque deux ans. Les deux femmes logeaient chez la sœur de Maryse à Charlesbourg. Fred-Éric aurait aimé que sa sœur cadette loge chez lui ; mais elle avait prétexté que c’était plus facile pour les déplacements. Le jeune Dugris avait continué à visiter Sébastien. Il avait constaté que celui-ci reprenait lentement conscience de son monde ambiant. Il pouvait maintenant suivre du regard et se tourner la tête quand il entendait un bruit. Il était capable de serrer la main et de donner une réponse avec sa main. Parfois, il ouvrait la bouche. Aucun son ne sortait.

 

Maryse apporta des livres et des disques compacts à Sébastien. Benjamine se spécialisa dans les gâteries. Fred-Éric acheta un atlas géographique et une boîte de chocolats, se disant que le chocolat est un symbole d’amour. Maryse et Benjamine arrivaient à l’hôpital vers 14 heures et repartaient vers 20 heures. Fred-Éric, lui, venait en soirée : ce qui lui permettait de demeurer un bout de temps seul avec Sébastien. 

*   *   *  *  *

 

Au début de la nouvelle année, Fred-Éric repensa à son tilleul. Un bon après-midi, alors que le soleil d’hiver chatouillait le nez des marcheurs, il se rendit sur les Plaines d’Abraham. Le tilleul semblait heureux de le recevoir. «Oh, mon tilleul ! Si tu savais comme je suis content de te voir. Je suis venu te souhaiter une bonne année. Je pense savoir ce qui s’est passé. C’est le Bruno qui a semé la brouille entre nous deux. J’imagine qu’il t’a dit que je m’étais moqué de toi. J’imagine aussi qu’il t’a raconté que je n’étais pas correct avec lui. Je suis certain qu’il t’a dit que je l’avais préféré à toi. Tu sais ; ce Bruno, c’est un menteur naturel. Il voulait que je sois son amant et, devant mon refus, il a tout fait pour me détruire. Il me suit partout. Tu ne me croiras pas, mon tilleul frileux ; il demeure maintenant dans l’immeuble situé en face du mien. Il ne m’importune plus. Mais, je sens sa présence non loin de moi et je n’aime pas ça du tout.»

 

Le tilleul écoutait attentivement et semblait heureux. Fred-Éric lui raconta ce qui était arrivé à Sébastien. On aurait dit que le tilleul pleurait. «Avant de partir, je vais te confier un secret. J’ai eu deux amants : Michel et Stéphan. Je les ai aimés. Maintenant, je pense avoir rencontré l’homme de ma vie. C’est un ami d’enfance : il s’appelle Sébastien. Il a une femme et un jeune garçon. J’ai peur que ça n’aboutisse jamais ; d’autant plus que je ne lui en ai pas encore parlé. Tout ce que je te demande, tilleul, c’est de parler aux autres arbres de ce parc pour qu’ils implorent la nature d’intervenir afin que nous soyons un jour dans les bras l’un de l’autre.»

 

Le tilleul acquiesça. Fred-Éric le salua et d’un cœur léger quitta le parc, non sans se retourner pour un salut final. Il se sentait d’aplomb pour recommencer ses cours, même s’il éprouvait encore une certaine fatigue. Il pensa à Stéphan. «C’est vraiment un gars extraordinaire. J’aimerais ça l’aimer autant que j’aime Sébastien. Il y a quelque chose quelque part qui m’en empêche. Je me sens mieux avec Sébastien.»

 

*  *  *  *  *

 

Le mois de février s’achevait. Sébastien progressait. Sa figure était devenue moins livide et reprenait peu à peu son apparence antérieure. Son sourire un peu narquois avait réapparu. Son rire un peu étiré avait la même tonalité qu’avant. Il pouvait grimacer et même pleurer à l’occasion. Il répondait souvent par un mot et parfois par un ensemble de mots qu’ils ne pouvaient pas accorder. Toutefois, il n’entreprenait jamais la conversation et ne posait jamais de questions. Fred-Éric revoyait tranquillement en lui le copain de la polyvalente. Ce soir-là, dans un moment de silence, Sébastien se tourna vers son ami et lui dit : «Merci, Fred-Éric.» Plus tard, il lança à brûle-pourpoint : «Comment va Serge ?»

 

En sortant de la chambre, Fred-Éric rencontra l’infirmière et lui fit part des interventions de son ami.

- C’est un grand progrès, dit l’infirmière. Sébastien commence à pouvoir échanger en prenant lui-même l’initiative. Il en est à la dernière phase de la maladie. On appelle ça «la phase de l’amnésie post-traumatique». Peu à peu, vous allez voir, la communication va s’installer. Il va être capable de poser des questions et d’exprimer sa pensée par des phrases. Mais, je ne veux pas vous décourager. Ça risque d’être long.

- Des semaines, des mois ou des années ?

- Sûrement pas des années. J’ai remarqué que vous veniez le voir souvent. On m’a dit que c’est un de vos amis d’enfance. J’aimerais ça avoir, dans ma vie, des amis comme vous.

 

À première vue, Fred-Éric pensa que l’infirmière lui faisait une invitation. Celle-ci poursuivit :

- Chaque fois que vous viendrez le voir, rappelez-lui des souvenirs d’enfance. Discrètement, demandez-lui s’il se rappelle de tel ou tel événement et même, si vous vous sentez à l’aise, racontez l’histoire à l’envers pour voir sa réaction. Il est probable qu’il ait conservé tous ses souvenirs. La preuve, c’est qu’il s’est informé de son fils.

- Sûrement, je vais lui rappeler de vieux souvenirs.

- Ce qu’il reste à organiser chez lui, ce sont les souvenirs des événements au jour le jour. Il est possible qu’il ait tout oublié ce qui s’est passé depuis l’accident et qu’il ait dans l’avenir des problèmes de mémoire. Quand il sera capable de conserver le souvenir des événements quotidiens, il sera guéri.

- Vous me rassurez. Avoir prononcé le mot «guéri», c’est un baume pour moi. Je voudrais tellement que nous puissions redevenir des amis.

 

L’infirmière le regarda du coin de l’œil et entra dans la chambre d’un autre patient.

Chapitre 8

La neige tombait abondamment sur Québec. Des rafales de vent excitaient les flocons de neige et les faisaient tournoyer à en perdre la tête. C’était pourtant le 21 mars, le début officiel du printemps. Au collège, on remarquait plusieurs absences. Le prof révisa avec les élèves présents la théorie vue antérieurement. À la dernière heure de cours, il leur permit de partir pour effectuer leurs travaux.

 

Stéphan et Fred-Éric s’en allèrent à la cafétéria.

- Comment va Sébastien, demanda Stéphan ?

- Ça va de mieux en mieux. On sent qu’il recommence à vivre.

- Il n’est pas trop amoché ?

- Il peut se déplacer en chaise roulante. Il parle encore très peu. Le médecin songe à le transférer dans un hôpital du Bas-du-Fleuve.

- Tu vas pouvoir prendre soin de toi, Fred-Éric, quand il va quitter Québec. Ça n’a pas de bon sens ce que tu fais pour lui : aller le voir si souvent. Il doit vraiment t’apprécier.

- Je pense que oui. Il me remercie souvent. D’autres fois, il me regarde de façon étrange, comme s’il m’associait à sa pensée.

 

Les deux amis se rappelèrent les excellentes notes qu’ils avaient eues pour les deux premiers travaux d’équipe : 94 % pour le premier et 86 % pour le deuxième. Le jeune Dugris intervint :

- Il nous faut avoir 95 %, cette fois-ci. Je ne veux pas être gêné par mes résultats quand je vais me présenter chez un employeur.

 

Cette remarque les fouetta et ils s’adonnèrent au travail avec beaucoup d’application. Une demi-heure plus tard, Stéphan alla chercher un deuxième café. Quand il revint, il s’adressa à Fred-Éric.

- J’ai une nouvelle importante à te dire, Fred-Éric. J’espère que tu ne le prendras pas mal.

- Ça me concerne alors ?

- Indirectement oui.

- La semaine dernière, je suis allé au Béret. J’ai rencontré un gars avec qui je pense avoir beaucoup d’affinités. Il s’exprime bien. Il est très sympa et attentif. On le sent ; il adore me faire plaisir. J’ai parlé avec lui de nos travaux d’équipe et j’ai mentionné ton nom. Il m’a dit qu’il te connaissait.

- Puis-je savoir son nom ?

- Il vient de Sérigny. Il s’appelle Bruno.

 

La révélation de Stéphan frappa le jeune Dugris de plein fouet. Il baissa les yeux. Il mit ses mains sur la table et serra rudement ses rebords.

- C’est le Bruno qui reste en face de chez moi ?

- Au bar, quand nous avons parlé de toi, il ne m’a pas dit où il habitait. Après notre rencontre, nous sommes allés chez moi. Il semblait préférer cet endroit. Hier, il m’a appelé pour m’inviter à un souper aux chandelles chez lui. Il m’a donné son adresse. C’est là que j’ai constaté qu’il restait sur la même rue que toi.

- Quand a lieu ce souper ?

- Demain soir.

- Il a dit des choses sur moi ?

- Très peu. Il m’a dit qu’il gardait un excellent souvenir de toi quand vous étiez sur les bancs de l’école et qu’il t’avait vu à Québec quelques fois. Rien de plus.

 

Fred-Éric était maintenant choqué et frustré. «Voilà ce qui m’arrive. J’ai négligé d’entretenir la flamme amoureuse avec Stéphan. Le prédateur Bruno l’a rencontré et va tranquillement s’en accaparer. Bien sûr qu’il ne l’aime pas ; il va tout faire pour le garder par vengeance. Pendant ce temps, je cours après un amour hypothétique. Vais-je demeurer seul toute la vie ?»

- Fred-Éric, tu as l’air parti. Que se passe-t-il ? Tu l’aimais ?

- C’est ça le problème. Je ne l’ai jamais aimé. Mais lui, il m’aimait.

- Je préfère ça, parce que je n’aurais pas voulu te voler ton ami. C’est contre mes principes.

 

Au même moment, on entendit une voix au haut-parleur. «Nous nous excusons de vous déranger. Il est 15 heures 20. Nous avons appris que, d’ici une heure, des vents violents vont atteindre la région. Le directeur général vous informe que le Collège ferme ses portes à partir de maintenant. Veuillez noter qu’un important carambolage s’est produit sur le pont Pierre-Laporte, il y a une quinzaine de minutes. Le pont est actuellement fermé à la circulation. Bon retour à la maison et à demain.»

- Écoute, Stéphan. Tu ne peux pas te rendre sur la rive sud ce soir. Il serait plus prudent que tu viennes coucher chez moi.

- Je vais prendre le bateau.

- Tu le sais ; quand le pont Pierre-Laporte ferme, tu peux attendre des heures pour prendre le bateau, sans parler du vent et de la chaussée glissante.

- Je n’ai pas le choix. J’accepte. Je laisse mon auto ici et j’embarque avec toi.

 

Fred-Éric avait fait spontanément cette invitation. Il regretta immédiatement. «Comment Stéphan interprète-t-il ma proposition ? Va-t-il penser que j’ai profité de la situation pour l’éloigner de ce Bruno ? Va-t-il penser que je suis jaloux de sa nouvelle flamme ? Je vais être désormais neutre. Je ne veux pas me mêler de ça ; mais je ne détesterais pas que Bruno le voie entrer chez moi.»

 

Le déplacement se fit sans problèmes majeurs, si ce n’est que la circulation était très lente. En arrivant au logement, Stéphan ne vit pas l’auto de Bruno dans la rue. Les deux amis commencèrent à préparer le souper. Michel les rejoignit vers 19 heures. La compagnie où il travaillait n’avait pas fermé ses portes plus tôt. Fred-Éric était gêné d’avoir ses deux ex sur le même toit. La dernière fois que Stéphan était venu chez lui, ils étaient encore des amis intimes. Après le souper, Michel alla faire une commission au dépanneur. Stéphan en profita.

- Que penses-tu de Bruno ?

- Écoute, Stéphan. Moi, je fais ma vie. Toi, tu fais ta vie. Si tu penses que le Bruno est un plus pour toi, n’hésite pas. Tu vas sûrement apprendre à le connaître. Moi, je l’ai oublié le Bruno.

- Pourquoi dis-tu toujours : «le Bruno» ?

- Je ne sais pas. Je t’en supplie, Stéphan. Ne lui raconte pas ça.

- C’est entendu, ne sois pas inquiet.

 

Au cours de la soirée, les deux amis continuèrent leur travail d’équipe. Stéphan était songeur. «Je ne veux rien faire avec lui, ce soir. Je suis trop proche de Bruno. Mais, comment le lui dire, s’il m’invite ?» Fred-Éric était aussi inquiet. «Stéphan doit penser que je lui ai offert l’hospitalité pour coucher avec lui. Si je ne lui offre pas, comment va-t-il le prendre ?» Vers 22 heures, Fred-Éric ouvrit le divan et sortit les couvertures. Stéphan était soulagé. Ils se souhaitèrent bonne nuit, sans même se donner un bec.

 

*    *    *  *  *

 

Fred-Éric entra dans la chambre. Sébastien, dans sa chaise roulante, écoutait son médecin traitant.

- Bonjour, Docteur, dit Fred-Éric.

- Bonjour. Fred-Éric, je pense ? Comment trouvez-vous votre ami ?

- Il prend du mieux de jour en jour. C’est encourageant.

- Vous allez voir. Ça va continuer.

 

Fred-Éric donna la main à Sébastien.

- Toi, Sébastien, tu te sens de mieux en mieux ?

- Oui.

- Voilà, dit le médecin, dès demain, nous entrons dans la phase de réadaptation. Un kinésithérapeute travaillera à la récupération de la motricité de Sébastien. Un orthophoniste verra à améliorer l’expression du langage. Un neuropsychologue interviendra au besoin. Nous avons une équipe pluridisciplinaire excellente. La compréhension chez Sébastien semble bonne ; mais des tests d’éva­luation seront assurés par le spécialiste. Si tout se déroule normalement, dans deux semaines, il pourra quitter l’hôpital.

- On m’a toujours dit que ça allait être long et voilà que ...

- Non, je me suis mal exprimé. Si Sébastien atteint en deux semaines les objectifs que nous avons fixés, nous proposerons à sa famille deux choix : le transférer au centre hospitalier de Makinet ou l’accueillir ici comme externe.

- Vous voulez dire que Sébastien pourrait demeurer en ville et venir recevoir ses traitements ici le jour ?

- C’est ça. Ici, nous accueillons tous les patients de l’est du Québec. Nos lits sont précieux. Voilà pourquoi, à moment donné, nous devons trouver une autre solution.

 

Sébastien écoutait attentivement la conversation. Il faisait de temps à autre des gestes d’accord ou de désaccord. Quand il sentait qu’on organisait sa vie sans le consulter, il baissait la tête.

- Et toi, Sébastien, qu’en penses-tu : demeurer à Québec ou aller à l’hôpital de Makinet ?

- Retourner chez moi.

- Sébastien n’est pas dans l’état, dit le médecin, d’être transféré dans un autre hôpital et d’y recevoir des soins externes. Ce serait un trop grand choc qui retarderait sa réadaptation. Ici, avant d’être externe, il aura été pris en charge au moins deux semaines par des spécialistes qu’il aura appris à connaître. Il n’y a que deux hypothèses : les soins externes ici ou l’hôpital de Makinet. Sébastien a-t-il de la parenté ici ?

- Oui, une sœur à Lévis ; mais je pourrais peut-être l’héberger. Je demeure à 10 minutes d’ici. Je n’ai qu’à faire un léger crochet en allant au Collège.

- N’oubliez pas que Sébastien va se déplacer en chaise roulante un petit bout de temps. Votre immeuble est-il accessible aux personnes sur roues ?

 

Sébastien se mit à rire et dessina, par le geste de ses mains, des roues à la place de ses jambes.

- Cré Sébastien, tu as toujours le sens de l’humour, dit Fred-Éric.

 

Le jeune Dugris se tourna vers le médecin.

- Il n’y a pas de rampe d’accès à mon immeuble. Pour l’intérieur, pas de problème, je demeure au rez-de-chaussée.

- De toute façon, une psychologue clinicienne va appeler la conjointe de Sébastien demain pour évaluer les deux hypothèses. Je vais lui faire part de votre offre.

 

Rendu chez lui, Fred-Éric appela Maryse pour parler de sa proposition. Le lendemain, la jeune femme reçut un appel de la clinicienne qui lui fit part des deux possibilités. Maryse lui indiqua qu’elle allait consulter la famille et lui donner une réponse dans deux ou trois jours.

- Mieux, je vais prendre congé vendredi pour aller vous rencontrer.

- D’accord, venez me voir, vendredi à 15 heures 30.

 

Depuis que Maryse n’avait pas pu signer l’autorisation de l’opération, elle ne se sentait pas à l’aise de décider pour son conjoint. Elle savait que la sœur de Sébastien ne pouvait pas s’en occuper. Deux enfants en bas âge, un mari sur la route et un travail astreignant. Elle appela les parents de Sébastien. Ceux-ci ne savaient pas trop ce qui serait le mieux. À force de tourner le problème dans tous ses sens, sa mère indiqua :

- Si Sébastien s’en vient à Makinet, nous pourrons le voir plus souvent. Le reste du temps, il serait seul dans un environnement qui ne lui est pas familier. Si Fred-Éric peut le recevoir, ce serait probablement la meilleure solution. Vu que son horaire est de 9 heures à 16 heures, cela concorderait avec les déplacements de Sébastien. De toute façon, nous allons t’appuyer pour le choix que tu feras. As-tu besoin d’une procuration ?

- J’ai demandé à la clinicienne. Elle me dit qu’il m’appartient de convaincre Sébastien. Du moment qu’il dit oui pour une possibilité, le tour est joué.

 

Maryse appela son père. Elle lui demanda son avis et lui mentionna que l’immeuble de Fred-Éric n’était pas accessible pour les personnes en chaise roulante.

- Écoute Maryse. Je te remercie de me faire confiance. Je pense qu’il appartient plutôt aux parents de Sébastien de te conseiller. Mais, je peux faire une chose pour toi. Si la proposition de Fred-Éric est choisie, je puis ériger une rampe d’accès devant l’immeuble à mes frais. Évidemment, si le propriétaire m’y autorise.

- Tu ferais ça pour Sébastien, papa. Ah, que je t’aime ! Tu es très généreux.

- J’avais pensé que tu pourrais aider mes hommes à parfaire la rampe.

- Tu sais bien, papa, que ma spécialité, c’est le revêtement. À moins que tu veuilles construire la rampe sur le toit de l’immeuble.

 

Les deux partirent à rire en une escalade complice. Le père de Maryse reprit :

- Aussitôt que tu auras pris une décision, appelle-moi et trouve-moi les coordonnées du propriétaire de l’immeuble. Je ferai le reste.

- Merci, papa.

 

Benjamine arriva de l’université. Elle transportait une boîte qu’elle déposa sur la tablette supérieure du vestiaire d’entrée.

- J’imagine que ce sont des jouets pour Serge, dit tout bas Maryse.

- Je suis allée à la ludothèque remettre les jouets que j’avais empruntés et j’en ai choisis d’autres.

 

Serge voulut immédiatement connaître ces nouveaux jouets. Benjamine n’avait pas d’objection. Maryse trancha.

- Ce sera pour demain quand maman Dugris viendra te garder.

 

Maryse expliqua à Benjamine dans quel dilemme cornélien elle se trouvait.

- Si j’accepte que Sébastien demeure à Québec, les gens vont dire que je n’ai pas de cœur. S’il est transféré à l’hôpital de Makinet, il s’ennuiera sûrement. Qu’est-ce que je fais ?

- Je pense que la proposition de Fred-Éric est la meilleure. Sébastien va être moins dépaysé. Il va pouvoir vivre dans un environnement normal. Ce serait comme un autre chez-lui. Je te parle de même ; mais je me sens un peu en conflit d’intérêts dans cette affaire.

- Je vais en discuter en long et en large avec la clinicienne.

- As-tu pensé à inviter Fred-Éric avec toi à ce rendez-vous ?

- C’est génial. Je n’y avais pas pensé. Je l’appelle tout de suite.

 

Fred-Éric accepta d’être au rendez-vous à la condition qu’il soit retardé de 15 minutes. À l’heure prévue, Maryse, Benjamine et Fred-Éric se présentèrent au bureau de la clinicienne. Celle-ci analysa le pour et le contre face à chaque possibilité. Tranquillement, ils arrivèrent à la conclusion qu’il était préférable pour Sébastien de demeurer à Québec.

- Tentons cette expérience pour un mois, dit la clinicienne. On réévaluera la situation à ce moment. Si cela s’avérait une mauvaise solution, en tout temps, il serait possible de faire le transfert à Makinet. Pour le moment, un lit pourrait être libéré rapidement.

 

La décision était prise. Ils passèrent la fin de semaine à dorloter Sébastien qui accepta de bon gré ce changement important dans sa vie : l’externat.

 

* * * * *

Maryse avait quitté le logement pour le cégep. Benjamine était en train de déjeuner avec Serge. Madame Dugris entra.

- Bonjour, les amis. Vous avez bien dormi ?

 

Serge fit oui de la tête. Benjamine mentionna qu’elle avait eu un sommeil plutôt léger, étant un peu inquiète pour Sébastien. Les deux femmes discutèrent du service anniversaire qui devait avoir lieu dans un mois.

- J’ai pensé à ça toute la nuit, dit maman Dugris. Est-ce que Maryse a l’intention d’aller voir Sébastien à Pâques ?

- Oui, j’aurais aimé aller avec elle ; mais vu le service anniversaire, je n’avais pas le choix de rester ici. Que penserais-tu de le reporter ?

- Ah ! Benjamine. Si tu savais comme j’ai hâte de mettre fin à mon deuil.

- Probablement que Fred-Éric ne pourra pas venir. Il voudra sûrement demeurer avec Sébastien.

- C’est bien ce que je craignais. Pour moi, sa présence est essentielle.

 

Les deux femmes décidèrent de reporter le service en septembre pour souligner en même temps l’anniversaire de naissance de Monsieur Dugris.

- Je pense que la décision est sage, de conclure Madame Dugris. Nous vivons tous une situation très pénible. Je pense bien que Claude aussi sera d’accord, puisqu’à Pâques il ne sera peut-être pas de retour.

 

Benjamine quitta en montrant à sa mère la boîte de jouets dans le vestiaire. Serge piétinait d’impatience.

- Maman Dugris, je voudrais avoir les jouets, dit Serge.

- Je nettoie la table. Je passe le balai. Ensuite, nous allons les sortir, mais seulement un à la fois.

 

Le ménage terminé, Madame Dugris déposa la boîte sur la table et sortit un casse-tête représentant un cheval et son petit. Serge se mit à l’œuvre. Pendant ce temps, Madame Dugris examina discrètement les autres jouets. Son attention fut portée vers une feuille de papier pliée en quatre au fond de la boîte. Elle prit la feuille et la déplia. Il y avait des cœurs un peu partout.

 

«Maryse, mon Amour,  

Tu es pour moi,

mon Amour,

la plus belle fleur

de mon jardin.

 

De loin, j’ai senti

ton parfum exquis

qui m’a bouleversée.

 

D’un pas lent,

mais plein de tendresse,

je me suis approchée

de toi, mon Amour.

 

Tu m’as saluée

de tes pétales agiles

poussés par le vent.

 

Ton anneau de sépales

s’est ouvert

juste devant mes yeux.

 

J’ai tendu la main

pour te cueillir.

La rafale

t’a blottie contre ma poitrine.

 

Ton Amour, Benjamine.»

 

Madame Dugris remit la feuille dans la boîte qu’elle déposa à sa place d’origine. Elle se dirigea vers la chambre de Serge. Un torrent de larmes s’écoula de ses yeux. Elle était sous le choc. «Ma Benjamine ne peut pas me faire ça. C’est ma seule fille. Comment se fait-il qu’elle ait choisi d’ai­mer une autre femme ? Est-ce que je l’aurais mal élevée ? Maryse, est-ce qu’elle aime ma fille ? Peut-être que Benjamine court après un amour impossible. Et Sébastien, dans tout ça ? Si j’ai bien compris, Benjamine n’aura jamais d’enfants.»

 

Elle se rappela que Marthe, la conjointe de Claude, ne pourrait pas avoir d’enfant. Le gynécologue anglais qu’elle avait consulté arrivait aux mêmes conclusions que celui de Montréal. Elle revint vers Serge qui était toujours concentré sur son casse-tête. Elle s’assit dans un fauteuil. Sa pensée vagabondait dans tous les sens. Elle revoyait Benjamine toute petite sur les genoux de son père. Elle se rappelait ses mots d’enfants. Elle l’avait vue comme une fille sérieuse et assidue à ses études. Là, elle ne la voyait plus de la même façon. En réalité, elle ne la voyait plus du tout. Elle était incapable de se l’imaginer dans sa tête.

 

Elle comprenait maintenant pourquoi Benjamine avait tellement changé depuis leur arrivée à Sérigny ; pourquoi sa fille avait quitté son logement. Elle voyait bien que la présence de Raymond avait été un prétexte. Elle se rappela que sa fille lui avait dit un jour qu’elle resterait toujours avec elle et qu’elle n’aurait jamais d’enfant. Sans s’en rendre compte, elle lança à haute voix :

- Je n’aurai jamais de petits-enfants.

- Qu’est-ce que tu dis, maman Dugris, rétorqua Serge ?

 

Maman Dugris se réveilla. Elle se dirigea vers Serge, le prit dans ses bras et le serra très fort contre sa poitrine. Elle se mit à vivre de l’espoir qu’elle avait rêvé.

 

*    *   *  *  *

 

Ce samedi-là, Fred-Éric était fébrile. Il prit son petit déjeuner et partit pour l’hôpital. Les rues étaient plutôt désertes. Le soleil du printemps était radieux et faisait rêver son cœur en le réchauffant et en lui infusant une énergie rafraîchissante. En circulant, le jeune Dugris réfléchissait. «Enfin, je vais pouvoir vivre avec mon beau Sébastien. Il peut compter sur moi pour qu’il puisse atteindre l’horizon de la pleine santé. Je vais le dorloter. Je vais le pousser à se dépasser.»

 

Sébastien attendait son ami avec beaucoup de frénésie, le manteau sur le dos. Assis dans sa chaise roulante, il était beau à voir tellement sa figure resplendissait de joie. Les deux amis se serrèrent un bon moment.

- Tout est prêt, dit Sébastien. Enfin, je quitte ce lieu.

 

Fred-Éric déposa le sac d’effets personnels sur Sébastien et il se mit aux commandes de la chaise roulante. Il se dirigea vers le bureau d’accueil. Quand toutes les formalités furent remplies, il indiqua à la secrétaire qu’il viendrait chercher le reste des effets lundi en fin de journée.

- Pas de problème, répondit la secrétaire, et bonne chance à vous deux.

 

Ce «vous deux» remplit Fred-Éric d’émotions. Dans son cœur, il sentait que c’était une consécration de son choix et cela, même si la secrétaire n’avait pas pensé aussi loin. Fred-Éric stationna son auto en face de chez lui.

- Tu vois, Sébastien, cette rampe d’accès. Hé bien ! c’est le père de Maryse qui en est l’insti­gateur. Tu aurais dû voir ses hommes quand ils sont arrivés. Ils avaient les matériaux et les outils requis. Tu peux être sûr que ça n’a pas pris de temps.

- Il est super, mon beau-père.

 

Au logement, Michel était là pour les accueillir. Il exprima à Sébastien la joie qu’il avait de partager son logement avec lui.

- Sébastien, tu es chez toi, ici. Ne te gêne pas.

 

Fred-Éric conduisit son ami dans sa propre chambre.

- C’est ta chambre, maintenant, Sébastien. Il y avait un bureau dans le coin. Je l’ai placé dans le salon. Je vais coucher sur le divan lit.

 

Sébastien était un peu gêné ; mais il accepta. La fin de semaine fut merveilleuse pour les deux amis. Le lundi matin, Fred-Éric conduisit son ami à l’hôpital et s’en alla au Collège. Stéphan était dans tous ses états.

- Je me suis chicané avec Bruno hier soir.

- Pourquoi ?

- Bruno a amené un gars chez lui, jeudi soir de la semaine dernière.

- Qui te l’a dit ?

- En arrivant au Béret, j’ai vu Bruno embarquer dans son auto. Un gars l’accompagnait. Mais, eux ne m’ont pas vu. Hier soir, je lui ai demandé des explications. Il a d’abord nié qu’il avait fait monter un gars dans son auto. Devant mon insistance, il a fini par avouer. Il a dit qu’ils avaient pris un café et que le gars s’en était allé immédiatement après. Il m’a juré qu’il n’avait rien fait avec lui. Je lui ai dit que je ne le croyais pas.

 

Fred-Éric commença à penser que Bruno voulait mettre la brouille entre lui et Stéphan.

- Moi, je n’ai rien vu, d’enchaîner Fred-Éric. J’espère qu’il n’a pas pensé que c’est moi qui l'ai vu entrer avec un autre gars chez lui.

- Pas directement. Il a seulement dit à un moment donné : «Ce ne serait pas Fred-Éric qui t’aurait mis au courant ?» Je pense qu’il a admis le fait parce qu’il avait des soupçons sur ta supposée implication.

- Vas-tu le revoir ?

- Je ne sais pas. Il m’a dit en partant : «Je t’appelle au cours de la semaine.» Je ne suis pas bien dans ma peau. Je regrette de m’être emporté. Je n’ai pas le droit d’intervenir de cette façon dans sa vie privée. Pourtant, d’habitude, je suis plus tolérant et plus ouvert que ça. C’est comme si j’avais cru avoir des droits sur lui. Il va falloir que je change. Comment ça sera, si on vit ensemble ?

- Serais-tu un peu possessif ?

- Pas du tout. Tu as vu avec toi. Je ne t’ai jamais posé de questions, même si je savais que tu baisais avec Michel.

- Comment le savais-tu ?

 

Fred-Éric n’aimait pas du tout la tournure de la conversation. «Voilà que je suis impliqué dans une chicane de couple, sans avoir rien fait. On dirait que Stéphan a adopté rapidement l’approche de ce Bruno.»

- Écoute, Stéphan. Nous sommes de bons amis. Ne commençons pas à nous déchirer. Je ne veux pas m’immiscer dans ce conflit personnel. Tu regrettes ce que tu as fait. Appelle ce Bruno et expliquez-vous.

- Excuse-moi, Fred-Éric. Je pense que je dérape. C’est la première fois que ça m’arrive. La possibilité de perdre Bruno m’a tellement pris aux tripes que j’essaie de te tenir responsable. Tu as raison. Je vais l’appeler.

 

Après ses cours, le jeune Dugris alla chercher Sébastien. Ce dernier paraissait épuisé.

- Comment s’est passée la journée ?

- Bien. Mais, je suis un peu fatigué. J’ai hâte de rentrer chez toi.

- Je vais chercher le reste de tes affaires et nous partons.

 

À son arrivée au logement, Sébastien alla s’étendre sur son lit. Fred-Éric donna un coup de main à Michel pour le souper. Quand le tout fut presque prêt, il alla dans la chambre et se glissa le long de Sébastien. Ce dernier se réveilla et sentit des lèvres sur les siennes. Ses yeux devinrent pétillants. Ils restèrent dans cette position quelques minutes. Leur souffle réchauffait maintenant la figure l’un de l’autre.

- Tu viens souper, dit Fred-Éric ?

- Merci Fred-Éric, tu es un amour. Je ne sais pas comment te remercier.

- Tu le sais, Sébastien ; je t’apprécie beaucoup.

- Moi aussi. Je serai toujours reconnaissant envers toi.

 

Après le souper, Fred-Éric eut un téléphone de Claude.

- Salut, Fred-Éric. C’est ton British qui appelle. Je voulais avoir de tes nouvelles.

 

Fred-Éric raconta dans quel état Sébastien était et ce qui s’était passé pour qu’il vienne demeurer chez lui.

- Tu n’aurais pas une idée derrière la tête, mon Fred-Éric ?

- Quelle sorte d’idée ?

- Tu as très bien compris. Fais attention à toi. Tu joues un jeu dangereux. Je ne voudrais pas que tu te fasses mal. Je ne sais pas comment ça se vit avec un autre gars ; mais j’imagine que ça doit ressembler à ce que, nous, on vit. Tu sais, Fred-Éric, ne laisse pas ta sensibilité prendre toute la place.

- Aie, le grand frère, tu me fais des sermons maintenant.

 

Le tout était dit avec tellement de gentillesse que Fred-Éric n’en fut pas offusqué. Claude demanda de parler à Sébastien. Ils jasèrent pendant quelques minutes. Fred-Éric reprit l’acoustique.

- Le service anniversaire de papa est reporté en septembre.

- Ça fait mon affaire. Je vais en profiter, avec Marthe, pour visiter l’Italie ou la France lors de mes vacances de Pâques.

- Chanceux, va. Un jour, moi aussi, j’irai dans la vieille Europe.

- Bonne chance, Fred-Éric. Tu es un frérot merveilleux. Je t’envoie un bouquet d’énergies.

- Merci, mon frère préféré.

Chapitre 9

Depuis le poème d’amour, Benjamine venait souper avec sa mère beaucoup plus souvent qu’auparavant. Elle était certaine que sa mère avait lu le poème et elle en éprouvait une certaine honte. En même temps, elle était humiliée que sa propre mère ait eu accès à ses sentiments les plus profonds. Madame Dugris aussi avait changé. Elle était parfois plus patiente que d’habitude ; d’autres fois, beaucoup plus impatiente. Chacune d’elles apportait une attention soutenue pour que leurs relations demeurent harmonieuses.

 

Ce soir-là, Madame Dugris respirait de douceur. Elle s'était aromatisée de son parfum de lilas. Elle semblait détendue. En réalité, elle avait une grosse boule dans l’estomac qui, de jour en jour, devenait plus lourde à porter. Parfois, elle pensait qu’elle avait des contractions.

- Benjamine, j’ai appelé Raymond aujourd’hui. J’ai fait la paix avec lui.

- Je suis contente pour toi, maman. Tu vas moins t’ennuyer.

 - Je lui ai tout dit.

- Tu lui as dit quoi ?

- Je lui ai dit qu’il avait raison.

- Raison, au sujet de quoi ?

 

Madame Dugris préparait ce dialogue depuis un mois. Elle avait d’abord vécu une semaine ou deux dans la grisaille se refusant à accepter la réalité. Elle avait cheminé lentement et était revenue peu à peu à la clarté. «J’ai vécu à peu près la même situation que Sébastien, se disait-elle alors. Lui, c’était dans son corps ; moi, c’est dans mon cœur. Nous avons tous deux subi un violent choc. Puis, chacun son coma et sa phase de réveil.»

- J’ai lu ton poème.

- J’ai écrit ça pour m’amuser, maman. Ce n’était pas vraiment sérieux.

- Non, Benjamine. Il faut que tu me dises la vérité. Avant de lire ce poème, j’avais remarqué un fait troublant. Sur le bureau de votre chambre, la photo de Sébastien avait été remplacée par la tienne.

- Nous étions certaines que tu n’allais jamais dans notre chambre. La porte était toujours fermée.

- C’est vrai. Je voulais respecter votre intimité. Mais, à quelques occasions, Serge se mettait dans la tête de jouer à la cachette et se réfugiait parfois sous votre lit. Il exigeait que j’aille le chercher.

 

Benjamine regardait dehors. Elle avait peur de croiser le regard de sa mère.

- Et le livre sur la chose sexuelle, je l’ai vu aussi, dit Madame Dugris.

- Je suis désolée, maman, de te causer tous ces émois. C’est vrai, j’aime Maryse. Ne t’inquiète pas ; ça va sûrement passer.

- Et elle t’aime ?

- Oui, je crois.

- Benjamine, je veux la vérité. Je ne suis plus capable de vivre cette situation troublante.

- Je suis lesbienne, maman.

- Ne dis surtout pas ce mot là.

 

En larmes, maman Dugris se leva. Elle prit sa fille dans ses bras et toutes deux pleurèrent pendant plusieurs minutes. Benjamine se sentait honteuse et soulagée. Sa mère était déçue et contrariée. Elles avaient l’impression d’être emprisonnées dans un torrent de larmes. Leur cerveau était incapable de les séparer l’une de l’autre. Il ne servait plus qu’à donner des ordres aux glandes lacrymales. Madame Dugris finit par se reprendre en esprit.

- J’ai beaucoup de peine, ma petite fille.

- Moi, aussi, maman. Je ne l’ai pas fait exprès.

- C’est Maryse qui t’a mis ça dans la tête ?

- Pas du tout, maman. J’ai toujours été attirée par les filles. Mes tendances ont éclaté quand j’ai rencontré Maryse. Tu te souviens des vieilles filles Duclos et Lagrange à Sault-aux-Roses. Elles ont vécu toute leur vie ensemble. Elles étaient homosexuelles.

- Je ne crois pas. Je n’ai jamais entendu dire cela.

- Ça ne se disait pas à l’époque, maman.

- Quand j’ai su que Fred-Éric était gai, j’ai eu beaucoup de peine. C’est moins pire ; lui, c’est un gars. On en entend plus parler.

 

Benjamine savait qu’un jour ou l’autre cette conversation aurait lieu ; mais elle n’avait pas prévu le calme de sa mère et le désir d’en parler.

- Maman, une fille a le droit d’aimer autant qu’un gars. Tu te rappelles quand tu ne voulais pas que j’aille à la patinoire à Sault-aux-Roses. Tu me disais que ce n’était pas la place pour une fille. Pourtant, Claude et Fred-Éric avaient la permission d’y aller. Tu agis encore de même avec moi.

- Fred-Éric n’y allait pas souvent à la patinoire.

- Il avait le droit d’y aller. S’il te plaît, maman, veux-tu me laisser le droit d’aimer qui je veux ?

- Je vois. Tu as manqué d’affection quand tu étais jeune. Je ne t’ai pas assez aimé.

- Bien non. C’est la faute de personne. J’ai réalisé que j’étais de même. J’aurais pu refouler cette attirance, l’enfouir au plus profond de moi, me marier, avoir des enfants. Je n’aurais jamais été heureuse.

- Tu vas me dire une chose. Comment se fait-il que, dans mon temps, ce genre de femmes n'existait pas ?

- Maman, elles existaient. Elles choisissaient le mariage pour ne pas rester vieilles filles. Tu te souviens de ce qu’on disait d’elles ? De toute façon, elles ne voyaient aucune façon de vivre leur homosexualité.

 

Benjamine expliqua que les valeurs de la société avaient bien changé ; que les prêtres n’étaient plus là pour encadrer la vie des gens et leur dire quoi faire ; que chacun aspirait à se développer personnellement dans la plus grande harmonie tout en conservant un équilibre entre le corps, le cœur et la raison.

- Qu’est-ce qui te serait arrivé, maman, si, à mon âge, tu avais livré un tel secret à ta mère ?

- D’abord, nous n’avons jamais parlé de choses intimes à notre mère. Si tel avait été le cas, ça aurait été la menace de brûler éternellement en enfer et l’obligation d’aller immédiatement se confesser pour avoir raconté des mensonges à sa mère.

- Comme ça, elle ne t’aurait pas crû. Tu vois ; les temps ont bien changé.

- J’ai lu le livre sur la sexualité. Je n’ai pas tout compris. Mais, j’ai beaucoup réfléchi. Je t’aime toujours, ma petite fille ; mais il faut que tu me donnes du temps avant que j’accepte ton état. Je ne trouve pas ça normal. Je dois t’avouer ; je serais très gênée si les gens apprenaient que j’ai une fille ...

- Lesbienne, maman.

- Au fait, est-ce que je suis la première à l’apprendre ?

- Oui.

- Est-ce que Sébastien est au courant ?

- Non. Il ne faut pas le lui dire.

- Je ne voudrais pas être à ta place, ma fille. Tu ne peux pas enlever Maryse à son conjoint. Ça ne se fait pas.

- Maman, si tu veux, nous allons souper et nous en reparlerons plus tard. Sébastien n’est pas en danger.

 

Cette dernière phrase fit sursauter Madame Dugris ; mais elle n’osa pas en demander la signification. Elle finit par penser : «Elle a dit ça pour que je ne sois pas inquiète.»

 

*   *   *  *  *

 

Sébastien reprenait des forces de jour en jour. Il parlait maintenant sans chercher ses mots. Il avait abandonné sa chaise roulante. Le médecin l’avait informé qu’il pourrait avoir congé de l’hôpital dans un mois environ. Cette nouvelle l’avait réjoui au plus haut point. Il avait hâte de vivre avec sa conjointe Maryse et son fils Serge. En même temps, il ne voulait pas perdre son ami. L’amitié entre les deux s’était transformée en un amour cordial et sensuel. Fred-Éric couchait maintenant dans le même lit que lui. Ils étaient envahis de la chaleur de leur corps et s’adonnaient à des ébats amoureux. Fred-Éric était cependant inquiet.

- Comme ça, tu retournes à Sérigny dans un mois.

- Oui, j’ai hâte, de reprendre Sébastien. Je suis très bien ici. Tu vas me manquer beaucoup. Il faudra sûrement trouver des occasions de se revoir.

- Et si tu restais avec moi ? Je serais tellement heureux.

- Je ne peux vraiment pas. Tu sais, je te l’ai dit souvent. Pour moi, Maryse est importante. Nous nous sommes promis, à la naissance de Serge, de ne jamais nous quitter. Je crois à la famille. J’aimerais avoir un autre enfant.

- Tu le penses vraiment ?

- Je vais être en convalescence un bout de temps. J’en profiterai pour venir passer quelques jours avec toi de temps à autre. Maryse ne se doutera de rien puisqu’elle croit maintenant que nous sommes deux bons copains, sans plus.

 

Fred-Éric n’insista pas. Il voyait que Sébastien était tiraillé.

- Tu m’avais déjà dit que tu étais bisexuel. Est-ce encore vrai ?

- C’est bizarre, je me sens de moins en moins bisexuel. On dirait que mon cœur est maintenant aux gars et que ma raison est à Maryse. Sois sûr d’une chose, Fred-Éric ; je te promets que je ne te tromperai jamais avec un autre gars. Tu as toute ta place dans mon cœur. Je t’aime vraiment avec tout mon corps. Toi, tu pourras faire ce que tu veux.

- Tu es l’homme de ma vie, Sébastien.

- Je t’apprécie beaucoup, Fred-Éric. J’ai passé avec toi les plus beaux jours de ma vie.

 

*   *   *  *  *

 

La date attendue arriva. C’était le 29 mai. Sébastien s’en retournait chez lui. Le médecin lui avait dit : «Sébastien, je te propose d’appliquer ce que j’appelle la loi du quart d’heure. Pendant une journée, tu devras prévoir un quart d’heure de marche ou d’exercice physique, un quart d’heure de lecture, un quart d’heure d’écriture, un quart d’heure de conversation, un quart d’heure de télévision, un quart d’heure de remue-méninges, comme des mots croisés, des énigmes, des tests de connaissance. Entre chaque activité, gâte-toi un peu et donne-toi le repos nécessaire. Ne dépasse pas tes capacités. Le reste du temps, tu feras ce qui te plaira et ce que tu es capable de faire. Viens me voir dans un mois. Je prévois que, dans trois mois, tu auras repris tes capacités physiques et intellectuelles à 100 % et que tu pourras retourner au travail.» Sébastien avait soigneusement écrit les termes de la loi du médecin, parce qu’il ne pouvait pas se fier totalement à sa mémoire. Il lui arrivait parfois d’oublier une parole ou un événement.

 

Tout au long de la route, Sébastien n’arrêtait pas de s’exclamer devant les beautés de la nature. Des animaux, les hommes qui travaillaient dans les champs, les jardinières sous leur grand chapeau de paille, les enfants qui jouaient autour de la maison, la marmotte qui attendait pour traverser la route, des érablières, tout l’émerveillait. Depuis presque huit mois, il n’avait pas vu de telles scènes.

- La vie n’a plus le même sens pour moi, Fred-Éric.

- Moi aussi, mais pas pour la même raison. Tu comprends ?

- J’ai hâte de voir mon petit Serge.

 

Maryse et Benjamine avaient installé des chaises de parterre devant l’immeuble et attendaient impatiemment. Serge s’amusait avec un cerf-volant miniature. L’auto arriva enfin. Tous coururent pour recevoir les deux amis. Rendus à l’appartement, Fred-Éric et Benjamine annoncèrent qu’ils allaient voir leur mère.

- Serge, veux-tu venir avec moi, dit Benjamine ? Maman Dugris a préparé un bon jus pour toi.

- Non, je veux rester avec mon papa.

 

Serge ne cessait de faire le tour de son père et de le toucher partout. Maryse insista :

- Ton papa va rester avec nous longtemps. Maman Dugris t’attend. Va lui donner un beau bec.

 

Serge prit la main de Benjamine et partit.

- Tu voulais rester seul avec moi, Maryse ?

- Oui.

- Il y a tellement longtemps que nous n’avons pas eu de moment d’intimité, de reprendre Sébastien. J’apprécie beaucoup.

- C’est que ...

- Voyons Maryse, ne sois pas mal à l’aise. Approche-toi de moi.

 

Maryse ne bougea pas.

- Tu ne m’aimes plus, reprit Sébastien ?

- Ce n’est pas ça.

- C’est quoi, d’abord ?

 

Sébastien se mit à penser qu’elle avait eu vent de sa relation particulière avec Fred-Éric. «C’est impossible qu’elle le sache. Qui aurait pu le lui dire ? À moins que Fred-Éric en ait parlé avec Stéphan et que ce dernier l’ait raconté à Bruno ? Et si Bruno était intervenu dans le paysage ; mais auprès de qui ?»

- Sébastien, je t’aime toujours et peut-être plus que jamais. Je dois te proposer un nouvel aménagement à l’intérieur du logement.

- Tu n’es pas contente que je sois revenu ?

- Voilà. Je ne t’ai jamais caché que Benjamine a vécu avec moi et que nous partagions la même chambre. Benjamine voudrait continuer à rester ici. Pour le bien de tous, j’avais pensé que tu pourrais coucher dans la chambre de Serge.

- Tu dis quoi ?

- J’ai acheté un lit à deux étages. Serge coucherait en haut et toi, en bas. Tu sais ; notre garçon a presque quatre ans.

- Pourquoi Benjamine ne retourne pas chez elle ?

- Elle me dit qu’elle ne peut pas sentir Raymond, l’ami de sa mère.

- Raymond ne couche pas là, à ce que je sache.

 

Maryse marchait sur une corde raide. Elle faillit faire une chute. Elle savait qu’elle pouvait blesser l’amour-propre de Sébastien ; mais elle ne le désirait vraiment pas.

- Plus, je me suis acheté un ordinateur et je l’ai placé dans la chambre de Serge. Viens voir ça.

 

Ils se levèrent. Sébastien enlaça Maryse et glissa doucement ses lèvres dans son cou. Maryse ne réagit pas.

- Viens voir ça, Sébastien.

 

En entrant dans la chambre, Sébastien vit le lit à deux étages et deux photos sur le bureau : la sienne et celle de Serge. Il comprit que tout avait été planifié.

- Qu’en penses-tu, Sébastien ? Comme tu auras beaucoup de temps libre, tu pourras utiliser l’ordinateur à ta guise. Je me suis abonnée à internet.

 

Sébastien eut un flash. Il se vit dans le même lit que Fred-Éric. «Maryse a toujours pensé que Fred-Éric couchait sur le divan. Ce n’est donc pas la raison. Il doit y avoir une anguille sous l’ordinateur. Est-ce que les deux femmes n’entre­tien­draient-elles pas une amitié particulière ? Devrais-je retourner chez Fred-Éric ?»

- Je voudrais voir notre chambre, dit Sébastien.

- Bien sûr. Tu es chez vous ici.

 

La décoration de la chambre avait été complètement changée. Les couleurs étaient plus tendres et moins vives. Les rideaux étaient plus enguirlandés. À n’en pas douter, la chambre ne projetait plus la même ambiance et ne dégageait plus le même arôme. Elle transpirait l’image des deux femmes. Sur le bureau, il vit deux photos : celle de Benjamine et celle de Maryse. La sienne avait été remplacée par celle de la jeune Dugris.

- Est-ce que Benjamine m’a remplacé aussi dans ton cœur ?

- Non. Tu dois comprendre, Sébastien. Tu nous as quittés depuis presque huit mois. Ce n’est pas un reproche. Au lieu de m’apitoyer sur mon sort, j’ai voulu vivre dans un nouveau décor.

- Tu voulais m’oublier ?

- Non. Je voulais me souvenir davantage de toi. Chaque fois que j’entrais dans cette chambre nouvellement décorée, je pensais à toi. Est-ce qu’on peut faire un marché ?

- Je t’écoute.

- On applique la proposition que je t’ai faite pour une ou deux semaines et après ça, on verra.

- D’accord.

 

Sébastien ne se sentait pas suffisamment armé pour défendre sa position. Il savait qu’il avait lui aussi des choses à se reprocher et que son absence avait dû être pénible.

- Ne sois pas inquiet, dit Maryse. Je te l’ai dit tantôt. Je t’aime plus que jamais.

- Moi aussi, je t’aime.

- Viendrais-tu avec moi chez Madame Dugris ? Elle a hâte de te voir et elle a préparé une petite réception à ton intention.

 

Le jeune couple partit, main dans la main. Maryse pensait : «J’ai raison de dire que je l’aime plus que jamais. Ce n’est pas la même sorte d’amitié.» Sébastien se refusait de penser à quoi que ce soit, ressentant encore, malgré les progrès, une certaine fragilité.

 

*   *   *  *  *

 

Fred-Éric demeura trois jours chez sa mère. Il était en semaine de relâche. Il raconta en long et en large sa vie au collège. Il parla très peu de Sébastien.

 

Pendant ce temps, la jeune Dugris faisait du gardiennage chez un employé du père de Maryse. Elle n’avait pas voulu retourner travailler à son camp de vacances pour demeurer près de son amie. Maryse avait trouvé du travail pour l’été sur les chantiers de construction de son père. Sébastien était devenu le gardien officiel de son fils au grand dam de Madame Dugris qui, quand même, pointait son nez de temps à autre.

 

Chaque jour, Sébastien amenait son fils faire une promenade dans les rues de la ville. Le petit garçon ne se faisait pas prier parce qu’il passait presque toujours devant un bar laitier et il adorait la crème molle. Parfois, Sébastien allait pêcher l’éperlan sur le quai. Il s’adonnait à l’ordinateur et partageait son plaisir avec Serge pour qui il avait acheté des logiciels éducatifs. Il lisait un journal, chaque jour, et y faisait les mots croisés. Il allait à la bibliothèque de la ville pour emprunter des livres d’histoire et des livres pour enfants. Sébastien goûtait à nouveau aux charmes de la paternité. Il en était très fier et protégeait, comme pas un, son petit garçon.

 

Sébastien se voyait de plus en plus comme un père gai. Il en éprouvait de la satisfaction ; mais aussi une certaine gêne. Souvent, il contemplait son fils en se disant : «Serge a au moins une chance. Je ne lui ferai pas subir de pressions pour qu’ils se conforment à l’image de la normalité hétérosexuelle. Moi, je l’ai vécu ; lui, non. Il choisira lui-même son orientation sexuelle et je l’assumerai.» Par ailleurs, il craignait que son nouveau choix de vie ait des répercussions négatives sur la croissance et la vie de son fils. «Je vais toujours être là pour le protéger et le faire grandir, se disait-il.»

 

La vie de Sébastien était bien remplie et il respectait en bonne partie la loi du quart d’heure. Il ne s’ennuyait pas. Toutefois, au fond de son cœur, une inquiétude grandissait. Il couchait toujours dans la chambre de Serge. Même, Maryse avait commencé à parler de la chambre à papa. La nuit, il entendait des drôles de bruits dans la chambre voisine. Il observait le comportement des deux femmes et sentait qu’on lui faisait des cachettes. De plus en plus, la conclusion s’enracinait dans sa tête : «Benjamine et Maryse vivent une histoire d’amour. Elles sont lesbiennes.» Quand il pensait à ça, les frissons lui parcouraient le corps. «Personne ne sait ce qui se vit sous mon toit. Si nos parents étaient au courant, ils diraient sûrement que nous ne sommes plus dans le même siècle. Une chose impensable, hier et encore aujourd’hui pour plusieurs, se passe chez moi.» En même temps, il se détachait tranquillement de sa conjointe et pensait de plus en plus à Fred-Éric. «C’est probablement la Providence qui me fait vivre cette autre épreuve et qui me dirige vers un plus grand bonheur.»

 

À la fin de juin, Sébastien profita d’un moment où il était seul avec Maryse.

- La semaine prochaine, je vais à l’hôpital pour passer des examens. J’en profite pour déménager chez Fred-Éric et j’amène Serge avec moi. Je le ramènerai au début de l’année scolaire.

- Voyons, Sébastien, ça n’a pas d’allure ; il n’y a pas de place pour un enfant chez Fred-Éric. Qui va le garder quand tu seras à l’hôpital ? Serge va être privé de ses amis. Pourquoi veux-tu déménager ?

- Tu n’as pas voulu me le dire. J’ai tout compris. Tu es en amour avec Benjamine. Elle, aussi, est folle de toi. Je préfère vous laisser le champ libre. Je me sens mal à l’aise ici et, de jour en jour, je suis comme un étranger, pire comme un embarras.

- C’est vrai que Benjamine et moi vivons une lune de miel. Je voulais te le dire depuis longtemps. J’en étais incapable. Au début, je pensais que ça ne durerait pas longtemps. Plus les jours passent, plus je me sens emportée par le courant. J’aurais dû résister dès le début. Benjamine m’a donné tellement de soutien et d’affection depuis que tu es parti. Tu la vois agir. C’est une fille extraordinaire. L’épreuve que j’ai subie m’a transformée.

- Est-ce que d’autres personnes le savent ?

- Oui, seulement Madame Dugris.

 

Maryse expliqua à Sébastien comment Madame Dugris avait appris la nouvelle. Bien sûr, elle cachait ou maquillait les éléments susceptibles de déplaire à son ami.

- C’est à mon tour de te parler de moi, reprit Sébastien.

- J’espère que tu vas rester à Sérigny avec moi. Ce n’est pas une question de couverture. Serge a besoin de toi.

- Maryse, j’aime Fred-Éric.

- Quoi, tu aimes Fred-Éric ? Depuis quand ? Tu l’aimes d’amour masculin ? Tu l’aimes d’amitié ?

- Maryse, j’aime Fred-Éric.

- Tu es sûr de l’aimer. Lui, est-ce qu’il t’aime ?

- Moi et Fred-Éric, nous sommes si bien ensemble. J’ai eu des relations intimes avec lui.

- Tu es moins pudique que moi. Jamais, je n’aurais osé t’avouer que j’avais eu des relations avec Benjamine.

 

Chacun parlait sans porter un regard sur l’autre. Tous deux craignaient une violente explosion qui détruirait complètement leur vie familiale. Ils pensaient également à Serge qui aurait à conjuguer avec des parents séparés et gais.

- Je suis très surprise d’apprendre cette nouvelle, dit Maryse. Je pensais plutôt que tu m’aurais trompé avec une autre femme. Nous voilà tous deux dans une situation inconfortable. Nous avons encore un long corridor à franchir. Pour le moment, revenons à ton voyage à Québec. Tu n’amè­nes pas Serge et tu me reviens le plus tôt possible, n’est-ce pas ? Tu le sais, j’ai besoin de toi. Je te dis à nouveau. Je t’aime plus que jamais.

- Je comprends ce que tu veux dire. Je ressens la même chose pour toi.

- Ne prenons aucune décision rapide, insista Maryse. Le temps va nous aider à régler nos problèmes. Aujourd’hui, nous avons chacun une personne dans notre vie. Demain, est-ce que ce sera ainsi ? Et après-demain ?

- C’est vrai. Peut-être qu’un jour nous vivrons à nouveau ensemble.

- On ne sait rien du futur. Ne brusquons rien. Éventuellement, il faudra informer nos familles et penser à organiser une vie stable à Serge. Je te propose que tu ailles seul à Québec et pour quelques jours seulement. Je vais te prêter mon auto.

 

Sébastien n’avait pas touché à un volant depuis l’accident. Il avait peur.

- Et toi, pour aller au travail ?

- Je vais emprunter une camionnette de mon père.

- Je ne sais pas si je suis en mesure de conduire, d’autant plus que je serai seul.

- Dimanche après-midi, nous irons faire une balade en famille dans le milieu rural. Tu conduiras. Après, on verra.

- Maryse, tu finis toujours par avoir raison. C’est vrai que mon projet ressemblait plus à un coup de tête. Je suis d’accord avec toi.

 

Le dimanche suivant, Sébastien s’installa au volant de l’auto de sa conjointe. Celle-ci était à ses côtés sur la banquette avant. Benjamine était assise en arrière avec Serge. Sébastien emprunta un chemin qui lui évitait de passer dans la fameuse côte de l’accident. Il n’était pas prêt. Maryse non plus ne voulait pas revoir la scène. Au retour, Sébastien était fier de lui. Il avait réussi à vaincre un peu sa peur.

- Je me sens bien, Maryse. Mais, je suis incapable de partir seul en automobile vers Québec. Je prendrai l’autobus. Je vais rester trois ou quatre jours chez Fred-Éric.

- Sage décision. À ton retour, nous irons souvent faire des balades. Tu verras. Ça va te revenir.

 

*   *   *  *  *

 

Au début d’août, Sébastien retourna passer des examens. Cette fois, il emprunta l’automobile de Maryse. Il avait pris de l’assurance. En plus des sorties familiales, pendant la dernière semaine, Maryse lui laissait l’automobile chaque après-midi.

 

Dix jours plus tard, Sébastien reçut un appel de l’hôpital. C’était la clinicienne.

- Tous vos tests ont été analysés. L’équipe pluridisciplinaire s’est réunie. Nous avons conclu que vous êtes apte à reprendre vos activités professionnelles dès maintenant.

- Bonne nouvelle. Wow, merci beaucoup.

- Vous recevrez, au cours de la semaine, le certificat d’aptitudes au travail du médecin.

 

Sébastien était très heureux. «Maintenant, se dit-il, je dois trouver du travail.» Quand le certificat arriva, Sébastien prépara une lettre à l’intention de la commission scolaire du Grand Sérigny. Il y disait sa disponibilité et demandait qu’on lui permette de ne pas enseigner dans le milieu rural pour une année. Quelques jours plus tard, il parla avec Fred-Éric au téléphone. Ce dernier lui suggéra de faire application à la commission scolaire de Québec : ce qu’il fit.

 

Maryse n’avait pas eu d’offre de cours de la part du cégep. Elle décida de postuler à la commission scolaire. En attendant, elle pourrait travailler sur les chantiers de construction de son père. Benjamine commençait sa troisième année à l’université. Elle avait beaucoup d’espoir de trouver un emploi depuis que la ministre de la Petite enfance avait annoncé sa politique concernant les places à cinq dollars dans les garderies.

 

Sébastien demeurait toujours à Sérigny. Il ne pouvait pas se résigner à quitter son fils. Il éprouvait des sentiments nouveaux envers Maryse et appréciait aussi Benjamine. Au début, il avait eu des sentiments d’animosité et de jalousie à son égard ; mais il avait d’abord fait la paix avec lui-même. Puis, il avait soufflé cette paix sur les trois êtres qui l’entouraient. «Malgré tout, je me sens gâté, pensait-il.»

 

Sébastien avait convenu avec Fred-Éric qu’il passerait une fin de semaine par mois avec lui à Québec. En retour, Fred-Éric viendrait le voir à Sérigny une autre fin de semaine et pendant ses congés. «Nous profiterons de l’absence de ma mère pour nous minoucher, avait dit Fred-Éric.» Même Maryse s’était rendue complice. «Lorsque Fred-Éric sera ici, je pense que je vais avoir besoin des services de Madame Dugris pour garder Serge, avait-elle dit.»

 

Madame Dugris regrettait d’avoir confirmé à Raymond que sa fille était lesbienne. Elle l’avait fait dans un moment d’affolement et, instinctivement, pour se préparer à affronter sa Benjamine. Par la suite, elle s’était refermée sur elle-même, communiquant peu avec son entourage. Elle voyait venir, avec appréhension et angoisse, l’échéance du service anniversaire prévu en septembre. Elle se sentait incapable de se retrouver dans l’église de Sault-aux-Roses, entourée de ses proches et de curieux. Elle avait appris que la population de cette paroisse s’inquiétait du fait que le service anniversaire de son mari n’avait pas encore eu lieu plus d’un an et demi après le décès.

 

Elle se sentait tellement diminuée dans son être qu’elle n’osait plus croiser les regards. Elle craignait que Raymond ait ébruité la nouvelle. «Si tous les gens de Sault-aux-Roses, se disait-elle, savent que mon fils est gai et que ma fille est lesbienne, ils vont me lapider sur la place publique. Je suis incapable de recevoir les propos et les regards sarcastiques de ces gens. Je suis incapable de voir Fred-Éric et Benjamine avec moi dans cette église.»

 

Elle décida alors d’aller consulter le curé de sa nouvelle paroisse. Elle lui raconta sa situation et lui fit part de ses appréhensions. Le curé l’écouta avec compassion. Il comprenait sa détresse, lui qui avait déjà reçu plusieurs confidences de mères de famille à ce sujet. Compte tenu, cependant de l’é­vo­lution du phénomène gai, il trouvait que Madame Dugris exagérait quelque peu. Par ailleurs, il connaissait très bien les mentalités des paroisses rurales. Il tenta de la rassurer, elle qui avait perdu l’estime de soi. Après une longue heure de jérémiades d’un cœur maternel bouleversé, il lui dit :

- Je comprends ce que vous ressentez, Madame Dugris. Je vois qu’il est essentiel que vous assistiez à un service anniversaire pour mettre fin à votre deuil et c’est bien. Je pense qu’il serait préférable de ne pas officier un service à Sault-aux-Roses. En retour, lors d’une messe, en septembre, coïncidant avec le deuxième anniversaire du décès de votre mari, je pourrai souligner sa mémoire et cela tiendra lieu de service anniversaire. Vous pourrez vous joindre à nous avec des membres de votre famille, si vous le désirez.

 

Madame Dugris réfléchit à cette proposition.

- Je suis d’accord, dit-elle, et je viendrai seule. Je suis très soulagée.

- Vous pourrez considérer, dans votre cœur, cette messe comme étant vraiment le service anniversaire. Toutefois, je vous conseille d’en parler à vos enfants ; mais sans insister sur leur présence.

 

La messe anniversaire eut lieu comme prévu. Perdue dans l’assemblée, Madame Dugris était accompagnée de Benjamine. Sébastien avait tenu à assister à cette messe pour représenter Fred-Éric. Il était avec Serge qui avait la mission d’être là pour Claude. «Je pourrai, pensa-t-elle, maintenant dire aux gens de Sault-aux-Roses que le service anniversaire a eu lieu en présence des membres de ma famille.»

 

Au début d’octobre, Sébastien reçut un téléphone d’un de ses anciens profs d’histoire à l’université.

- Sébastien, la directrice du personnel de la commission scolaire de Québec m’a appelé. Elle craint que ta mémoire ait été affectée.

- Voyons, elle a le certificat du médecin.

- Malheureusement, elle en demande plus. Elle voudrait que je te fasse passer un test pour vérifier l’état actuel de tes connaissances en histoire.

- Je suis humilié par cette demande.

- Moi aussi, je n’ai pas aimé du tout cette demande. Après réflexion, je me suis dit que c’était mon devoir de le faire. Peut-être une bonne nouvelle pour toi, elle prévoit qu’un poste de prof en histoire sera disponible en novembre ou en décembre. Le syndicat a demandé un congé syndical pour le prof en fonction.

- Je suis disponible. J’irai te rencontrer.

 

Sébastien s’attendait à un test écrit comportant des questions courtes où il aurait à répondre par une date, un nom de personne, un titre d’événement. Le prof lui avait réservé une surprise.

- Sébastien, je vais te poser une seule question. Parle-moi de 1763.

 

Sébastien réfléchit quelques instants.

- L’événement le plus important en 1763, ce fut le traité de Paris. Avant de parler du contenu et des conséquences de ce traité, j’aimerais le situer dans son contexte historique et parler d’abord de la guerre de Sept ans.

 

Il décrivit alors en détails la raison de la guerre entre la France et l’Angleterre qui fut déclarée officiellement en 1756, de même que les événements qui avaient marqué les hostilités. Il parla du siège de Québec en 1759. Il expliqua que les assaillants anglais avaient la supériorité du nombre et que leur victoire n’avait été retardée que grâce au génie militaire de Montcalm. Il donnait tous les détails pertinents et employait des mots simples comme s’il était dans une classe du secondaire. Après avoir traité de l’aspect politique, il annonça qu’il allait parler de la question religieuse et civile ; puis, de ce qui se passait au plan économique et culturel. Le prof l’arrêta.

- Je suis très satisfait. Ta réussite est de 100 %.

- Moi, je le savais. Depuis quelques mois, j’ai lu plusieurs livres d’histoire. Je n’ai jamais été interpellé par une déficience de ma mémoire. La seule séquelle, c’est que parfois j’ai des trous de mémoire sur ce qui se passe dans ma vie depuis l’accident. Un agenda va régler le problème.

- Je vois. Je vais rédiger un rapport à l’intention de la Commission scolaire, dans lequel je vais indiquer que l’accident n’a eu aucun impact même minime sur ta mémoire, que ton élocution n’a pas changé et que tu as toujours ce don coloré de raconter l’histoire. Les élèves du secondaire doivent t’aimer, parce qu’on dirait que tu racontes des histoires.

- Merci beaucoup.

 

Les deux hommes parlèrent des événements vécus depuis l’accident.

- J’admire ton courage et ta ténacité. La vie est maintenant à toi. Bonne chance, Sébastien.

 

*   *   *  *  *

 

Fred-Éric visitait chaque jour les babillards du Collège pour prendre connaissance des possibilités d’emploi. Il consultait aussi la banque informatique d’emplois à la bibliothèque. Il prépara un portfolio en suivant les conseils d’un prof qui avait traité du sujet en début de session. Il désirait que son portfolio reflète sa personnalité et le goût qu’il avait de créer. Parmi ses meilleurs dessins et travaux, il choisit les éléments qui pourraient être jugés les plus novateurs. Il composa un court texte dans lequel il expliqua qu’il dessinait depuis sa plus tendre enfance, qu’il lisait beaucoup et qu’il rêvait que l’entreprise où il travaillerait deviendrait la meilleure sur le plan du graphisme. Il fit parvenir son portfolio à trois entreprises qu’il avait soigneusement choisies : une maison d’édition, un poste de télévision et un journal.

 

Fred-Éric entretenait toujours de bonnes relations avec Stéphan. Ils se considéraient maintenant comme deux frères. Stéphan, lui, avait repris avec Bruno et les deux songeaient à demeurer bientôt sous le même toit.

- Attendons que j’aie terminé mes études, avait alors dit Stéphan à Bruno. Après, nous pourrons décider si on va vers la vie commune. D’autant plus que mon frère avec qui je demeure s’est fait une blonde et que cela semble assez sérieux. 

Chapitre 10

On était au début de décembre. Sébastien commençait à s’ennuyer et craignait que ses capacités physiques et mentales ne se mettent à diminuer. Depuis le début de l’année scolaire, il n’avait fait qu’une dizaine d’heures de suppléance. Il venait de passer une entrevue à la commission scolaire de Québec pour un poste en histoire au deuxième cycle du secondaire. Il désirait ardemment obtenir ce poste qu’il associait à une plus grande proximité de Fred-Éric. Il craignait de s’ennuyer de Serge ; mais son amour pour le jeune Dugris et sa passion de l’histoire prenaient le dessus.

Après une semaine d’attente, il fut avisé qu’on lui attribuait le poste. Il devait être en fonction au retour des vacances des Fêtes. Il accepta. Il en était fort heureux. Il annonça la bonne nouvelle à Fred-Éric qui lui proposa de loger chez lui.

- J’aimerais bien que tu demeures avec moi, Sébastien. À moins que nous prenions un nid d’amour à nous deux. Michel est à se faire un nouvel ami et ce dernier passe de plus en plus d’heures avec nous.

- Mon poste est assuré jusqu’en juin seulement. Après, je n’ai aucune idée. J’accepte, pour le moment, de loger chez toi. Nous déciderons le reste à mesure.

- Cela me convient. Moi-même, je ne sais pas si j’aurai un emploi en janvier. En passant, j’ai passé une entrevue pour un emploi de graphiste au réseau de télévision PAT ici à Québec et j’attends la réponse.

- Je te souhaite le poste.

- Merci. En plus, je ne sais pas ce qui va arriver dans la vie de Michel. Nous sommes sûrement capables de vivre à quatre un bout de temps.

- Je suis habitué ici à vivre à quatre ; mais ce ne sera pas la même dynamique, chez toi.

Quand Maryse arriva, Sébastien l’informa qu’il avait obtenu le poste et que Fred-Éric acceptait de l’héberger. Elle le félicita.

- L’heure est grave, ajouta-t-elle. Là, nous ne pourrons plus nous cacher. Je ne me vois pas dire à tout le monde que tu demeures chez ton ami d’enfance ; que tu es rendu à Québec parce que tu n’avais pas d’emploi ici et tralala et tralala. Je suis fatiguée de toujours maquiller la réalité. J’ai hâte de sortir de ce corridor qui m’étouffe.

- Des gens ont des soupçons sur ton choix de vie ?

- Ça fait plus d’un an que Benjamine demeure ici. Écoute ; pendant ce temps-là, sa mère vit seule dans le même immeuble. Imagine-toi que les gens se posent des questions. Souvent, avant que tu reviennes, je m’abstenais d’inviter des amis craignant qu’ils ne découvrent mon lourd secret.

- Je vois. Je n’avais pas réalisé. À ce que je sache, personne n’a de soupçons à mon égard. Les choses se sont déroulées tellement naturellement.

Sébastien comprenait le désarroi de Maryse. Lui, il avait été couvert par une ville où il était inconnu et par son accident. Là, la couverture risquait de se déchirer.

- Il va falloir, dit Maryse, avertir nos parents que nous nous séparons et donner les vraies raisons. Il va falloir s’entendre sur la garde de Serge. Après, nous le dirons à nos amis. Nous ne pouvons pas toujours prétexter des situations temporaires. De corps, nous allons nous séparer. De cœur, il faut éclaircir la situation. Tu aimes Fred-Éric ?

- Oui.

- Tu veux vivre avec lui comme deux amoureux ?

- Oui.

- Moi, je veux vivre en amoureuse avec Benjamine. La situation est claire. Quant à Serge, je te propose une garde partagée. Serge reste ici. Tu pourrais venir le voir quand tu voudras. Tu pourrais venir le chercher en fin de semaine selon ton gré. Tu pourrais l’avoir aux grandes fêtes : Noël, Pâques, pendant ta semaine de relâche. Aux vacances d’été, nous nous partagerions le temps. Je pense que cette solution est la meilleure pour Serge afin qu’il conserve son équilibre émotif. Il est habitué à Benjamine et à Madame Dugris. Quand il ira chez toi, il se croira en vacances.

- Je suis d’accord. Je n’ai pas le choix. Je pourrais exiger plus ; mais ce serait au détriment de Serge.

Maryse était soulagée. «Il faut maintenant avertir nos parents, se disait-elle.»

- Tu vas aller voir tes parents, dit Maryse, et tu vas leur dire.

- Je ne sais pas comment leur apprendre. Mon père ne l’acceptera jamais. Ça va être une engueulade et peut-être une mise à la porte.

- Arrange-toi pour voir ta mère seule.

- Bonne idée. Moi, je vais inviter mon père au restaurant et je vais tout lui raconter.

Les deux cœurs battaient très fort. Tous deux vivaient une période intense d’émotion, de peur et d’incertitude. En même temps, la décision de sortir du placard les soulageait et arrosait leur intérieur de quelques gouttes d’estime de soi. Ils pensaient à peu près la même chose : «Avoir caché ce grand secret et s’être terré tout ce temps ont lourdement hypothéqué la perception de soi-même.» Les sentiments d’impuissance et de désespoir qu’ils avaient jadis éprouvés se transformaient en sentiments de puissance et d’espoir. Toutefois, l’angoisse et la peur continuaient à les tenailler.

Maryse fut la première à rencontrer son père.

- Papa, j’ai une nouvelle importante à te dire.

- Vas-y, Maryse. Plante ton clou.

- Je me sépare de Sébastien.

- Ça ne va plus ensemble ? Vous vous chicanez ? C’est l’accident qui en est la cause ? Dans mon temps, on ne se séparait pas. Moi et ta mère, nous aurions eu mille raisons de nous séparer. Quand ça n’allait pas, on se parlait et on repartait dans la sérénité. Les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus de patience. Une brouille dans le couple et on se sépare. Je ne sais pas où on s’en va. Quel monde compliqué !

Maryse se mit à pleurer.

- Papa, je suis lesbienne.

- Ce n’est pas grave d’être lesbienne. Ma sœur Louise est lesbienne. Elle a eu quatre enfants. Elle vit toujours avec son mari. Elle fait du bénévolat à l’hôpital. Elle a une excellente réputation dans la ville.

- Comment sais-tu qu’elle est lesbienne ?

- Je suis son confident. Tu sais ; autrefois, les femmes le disaient aux prêtres. Aujourd’hui, elles choisissent des personnes de leur entourage en qui elles ont confiance. Tu n’es pas la première lesbienne à Sérigny. Il n’y a pas de problème là. Ce qui serait grave, ce serait que tu invoques ce prétexte pour te séparer.

- Tu connais plusieurs lesbiennes à Sérigny ?

- Personnellement non. Ta tante Louise en connaît quelques-unes.

Maryse tombait des nues. Jamais dans son entourage, elle avait entendu de telles révélations. « Comment se fait-il que la génération qui nous précède abordait ce sujet sans conséquences sur leur vie ? » Elle se rappela que sa mère avait dit, un jour, qu’elle faisait partie d’un cercle fermé dont les membres se connaissaient bien et se protégeaient. Pour faire partie de ce cercle, il fallait que les maris détiennent des postes importants ou des entreprises florissantes.

- Sébastien va enseigner à Québec, reprit Maryse.

- Arrange-toi pour qu’il te revienne à la fin de l’année scolaire. Tu connais la loi de la séduction. Un de mes amis me l’a enseignée. C’est la loi des trois B : tu es bonne ; tu es belle ; tu aimes te faire baiser.

- Papa, as-tu pris un verre avant de venir ici ?

- J’ai pris un verre de scotch.

- Papa, c’est sérieux ce que je te dis.

- On en reparlera une autre fois. Veux-tu ?

Maryse ne savait plus comment relancer la conversation. Elle suivit sans conviction son père dans ses projets de construction.

- Quand je vais abandonner les affaires, dit le père, j’aimerais que tu prennes la relève. Tes deux sœurs ne connaissent rien en construction ; ton frère est un intellectuel ; tandis que, toi, tu es vraiment une experte.

- Papa, tu es encore jeune. Ne pense pas à ça. Pense plutôt à Sébastien.

- Pourquoi Sébastien ? 

- Papa, Sébastien est gai.

- Depuis quand est-il gai ? Je suppose que l’accident a déséquilibré ses hormones.

- Papa, ne blague pas avec cet accident. J’ai suffisamment souffert. Si tu savais comme j’ai de la peine. Je te parle et tu détournes mes propos.

Maryse se mit de nouveau à pleurer. Son père reprit :

- Est-ce que je t’ai fait de la peine ?

- Tu te souviens, papa ; quand j’étais petite et que j’avais de la peine, tu me disais toujours : « Viens te confier à moi. Ne garde pas ta peine. Ce n’est pas bon pour une petite fille comme toi. » Ce soir, je suis ta grande fille qui a de la peine. Papa, Sébastien est gai et il va demeurer avec un autre gars à Québec.

- Il connaît ce gars depuis longtemps ?

- Ce sont des amis d’enfance.

Maryse se surprit à invoquer une réalité qui n’expliquait pas tout. Elle était tellement habituée à trier les informations et à dire ce qui convenait.

- Le gars, c’est le fils de Madame Dugris, le frère de Benjamine.

- Attends un peu, je me réveille. Oh ! tu m’apprends toute une nouvelle.

Il s’arrêta, prit une gorgée de café.

- Toi, tu vas vivre avec Benjamine ? J’imagine, reprit le père.

- C’est ça.

- Ce n’est pas vrai ? Le garçon de Madame Dugris est gai ; sa fille est lesbienne ; ma fille est lesbienne et mon gendre est gai. Ce n’est pas vrai. Je suppose que Serge aussi va être gai.

- S’il te plaît, papa, ne mêle pas Serge à ça.

Maryse expliqua à son père les termes de l’entente intervenue avec Sébastien pour la garde de Serge.

- Si ta mère était là, reprit son père, c’est elle qui obtiendrait la garde légale de l’enfant. On ne peut pas laisser un jeune enfant entre des mains de lesbiennes et de gais. Je ne veux plus entendre parler de tout ça. Bonne fin de soirée.

Il se leva, paya la note et quitta le restaurant. Maryse resta attablée une bonne demi-heure à siroter son café et à remuer dans sa tête des idées noires, rouges, roses, blanches. Épuisée, elle s’en alla chez elle. Elle raconta à Sébastien et à Benjamine la conversation qu’elle avait eue. Le logement se transforma en un enfer. On n’était plus capable de se contenir. Aux mouvements de révolte succédait la honte. Aux mouvements d’indignation succédait la peur. Sébastien tira la conclusion.

- Maryse, tu as fait ce que tu avais à faire. Tu l’as bien fait. Tu as enlevé ton masque. Tu dois être contente de toi et soulagée. Il appartient maintenant à ton père de faire un pas. La balle est dans son camp. Aussi curieux que ça puisse paraître, ça me donne de l’énergie pour informer mes parents. J’ai appelé ma mère. Demain soir, mon père est en réunion. Ma mère sera seule. Je vais plonger dans le néant. Je vais me briser le cœur, je le sais ; mais je suis décidé.

Le lendemain, Maryse ne se présenta pas au travail. Son père comprit qu’elle devait être en état de choc. «Elle me boude comme une petite fille, sacré Maryse. Je ne pensais pas qu’elle pourrait un jour s’embarquer dans des relations indécentes. Je ne voudrais pas perdre des clients à cause d’elle. Si elle ne revient pas au travail, elle va perdre son emploi et son héritage. Je vois bien que jamais je ne pourrai lui passer les commandes de l’entreprise.»

Comme prévu, Sébastien se rendit chez sa mère.

- Bonjour Sébastien, la réunion de ton père a été annulée, dit la mère. J’ai oublié de t’appeler.

- Tu voulais parler seul à seul avec ta mère, reprit son père ? Je peux quitter.

- Oui. Mais, ce n’est pas grave. Tu peux rester papa.

Sébastien s’assit au salon avec ses parents. Il avait les yeux perdus et son visage dépeignait une grande tension.

- Tu voulais me dire quoi, Sébastien, dit la mère ?

- Voilà, reprit Sébastien, j’ai un secret important à vous confier. J’ai longtemps hésité. Je pense que le temps est venu. Mon secret me fait mourir à petit feu.

- Voyons, dit la mère, c’est si grave que ça. Tu as reçu des mauvaises nouvelles de l’hôpital ? Tu as une maladie sérieuse ?

- Non, reprit Sébastien d’une voix plus basse. Ça touche à mon identité sexuelle.

- Ton identité sexuelle, reprit la mère qui devint livide ?

- Oui, je suis gai.

La mère de Sébastien se leva en pleurant et s’en alla dans sa chambre. Son mari la suivit. Sébastien écouta distraitement la télévision. Des étincelles se promenaient dans sa tête et dans son estomac. Il n’en revenait pas de constater que la révélation de son orientation sexuelle puisse causer de tels drames. Ses parents restèrent dans la chambre un bon cinq minutes : ce qui parut une éternité. Ils revinrent finalement au salon. Sa mère prit la parole.

- C’est la première fois que ton père et moi pleurons pendant aussi longtemps ensemble. C’est la plus grande épreuve de notre vie, de notre couple. Pourtant, je le savais. Quand tu étais petit, tu étais tellement différent de tes deux frères. Tu n’aimais pas les mêmes jouets ; tu ne jouais pas aux mêmes jeux ; tu n’avais pas les mêmes réactions, les mêmes intérêts. Mais, quand on entend le mot qui décrit cette réalité, c’est tout un choc. Tu demeures quand même notre fils et nous allons t’aimer autant qu’avant. Parle-nous de ce que ça implique.

- Avant, il faut que je vous dise que Maryse est lesbienne.

- Elle aussi, reprit le père. Dans quel monde, vivons-nous ? C’est une nouvelle maladie ?

- Non, papa, ce n’est pas une maladie. Aujourd’hui, quand ils découvrent leur homosexualité, les gens n’acceptent plus d’être isolés et de vivre secrètement comme des hétérosexuels. C’est une question de respect de soi et de dignité.

- Tu appelles ça de la dignité, reprit le père. Venir briser nos vies, ternir notre réputation. Nous avons toujours été des citoyens et des parents de bonne réputation. Là, je n’en suis plus sûr. Même si j’étais positif, d’autres viendraient nous rappeler cette triste réalité.

- Papa, s’il vous plaît. Pense aussi à ton fils là-dedans.

Sébastien expliqua qu’il allait rejoindre Fred-Éric à Québec et que Maryse cohabiterait avec Benjamine. Il leur expliqua ce qui arrivera à Serge.

- J’espère que tu as longuement mûri ce projet, dit la mère. Nous allons prier pour toi, Sébastien. Tu peux compter sur nous si tu as besoin.

- Ta mère a raison, dit le père apaisé. Nous allons essayer de vivre dignement cette épreuve.

Sébastien quitta, ayant peine à contenir ses larmes. «Faire de la peine à mes parents à mon âge, se disait-il, je ne peux pas le supporter. Ça va me chercher dans le plus profond de mon moi.» Il était quand même satisfait de la rencontre. Il était certain que, dans le feu du dialogue, son père avait outrepassé sa pensée. Il avait éprouvé un drôle de sentiment quand il avait entendu le mot dignement. Il pensait que ce pourrait être une moquerie. Son père n’avait pas cette habitude. Comme à l’ac­coutu­mée, sa mère avait eu des propos apaisants.

Sébastien appela Fred-Éric. Il lui raconta les démarches que lui et Maryse avaient effectuées auprès de leur famille.

- J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, clama Fred-Éric. Une excellente nouvelle pour moi. Je suis engagé au réseau de télévision PAT à partir du 15 janvier. Je suis fou de joie.

- Félicitations !

- Y as-tu pensé ? Le fruit de mon travail va être vu par des milliers de téléspectateurs. Imagine. C’est mon premier vrai travail. J’ai l’intention de faire ma marque. Les habitants de Sault-aux-Roses n’en croiront pas leurs yeux.

- Tu viens à Sérigny à Noël ?

- Sûrement, tu vas pouvoir revenir en auto avec moi.

Une semaine plus tard, Maryse reçut un téléphone de son père.

- On ne te voit plus au travail. Qu’est-ce qui se passe ?

- J’étais très fatiguée. J’ai pris un moment de repos.

- Je sais pourquoi tu n’es pas revenue. C’est de ma faute. Hier soir, j’ai soupé avec ta tante Louise. Je lui ai parlé de toi. Elle trouve que j’ai dramatisé la situation. Je m’excuse pour ce que je t’ai dit de blessant. Même Louise trouve ça mignon d’apprendre que sa nièce va cohabiter avec une autre fille. Elle aurait tant aimé le faire.

- Est-ce que mon oncle était là ?

- Tu sais bien que non. Il ne sait absolument rien. Elle ne lui parlera pas de toi. Elle est très discrète. Tu vas revenir au travail ?

- J’ai de la suppléance à la commission scolaire demain et après-demain. Si tu veux, j’y retournerai après les Fêtes.

- C’est entendu. Bonne fin de journée. Je t’aime encore.

Dans la tête de Maryse, ce encore  signifiait que le cordon d’amour qui les reliait avait été sérieusement menacé, tout au moins enfoui temporairement sous les mondanités. Elle se sentait mieux maintenant.

 

*   *   *  *  *

 

Maryse ne retourna pas travailler sur les chantiers de son père. Elle se vit offrir un poste au Cégep pour la session d’hiver. Elle accepta. Elle en avait marre de toute cette fragilité d’emploi ; alors qu’elle voyait certains de ses collègues donner un rendement moyen, étant obnubilés par le sentiment de sécurité. Elle pensa à poursuivre des études universitaires. «C’est une bonne idée. Je vais faire ma maîtrise en mathématiques. Je vais être éligible aux prêts et bourses. Avec le peu de suppléance que je ferai, je serai en mesure de vivre. Le travail sur la construction, c’est du passé. Mais, il y a un petit problème. La maîtrise en mathématiques n’apparaît pas dans l’annuaire des cours de l’université de Sérigny.»

Décidée, Maryse se rendit à l’université pour rencontrer une professeure. C’était la seule femme du département et elle avait une passion irrésistible pour les mathématiques. Maryse l’avait souvent vu marcher de long en large en avant de la classe en donnant des explications claires et compréhensibles. Elle raconta son projet à la prof.

- Je voudrais faire ma maîtrise en mathématiques, dit-elle.

La prof posa les questions qui permirent à Maryse de bien établir sa motivation face à son projet.

- Intéressant, continua la prof. As-tu pensé à un sujet de mémoire ?

- Je voudrais que mon mémoire porte sur les mathématiques récréatives.

- D’où te vient cette idée ?

Elle expliqua qu’elle avait rencontré un conseiller pédagogique en mathématiques à la commission scolaire. Ce dernier lui avait parlé des recherches qu’il effectuait sur le sujet et lui avait dit qu’il était en train d’écrire un dictionnaire de mathématiques récréatives. Il lui avait montré des extraits de son projet et Maryse avait été emballée. Elle voulait poursuivre elle-même des recherches sur un sujet qu’elle connaissait peu.

  - Je pense qu’il y a moyen d’arranger cela, dit la prof. Voyez-vous. Nous pouvons vous inscrire ici à la maîtrise. Vous suivrez les cours théoriques à Québec. Votre directeur ou votre directrice de mémoire sera un des nôtres. Est-ce que ça vous conviendrait ?

- Sûrement.

- Présentez-vous au bureau du registraire pour avoir toute la paperasse nécessaire.

Maryse parla de sa rencontre à sa bien-aimée.

- Ça va être un peu compliqué à cause des déplacements à Québec, dit Maryse.

- Si tu as des cours le samedi, nous pourrons partir avec Serge et aller visiter son père. Ça nous changera de la routine. Nous pourrons y passer des fins de semaine.

- Je vais réaliser mon rêve. Peut-être qu’un jour j’obtiendrai mon doctorat et enseignerai ici à l’université. Tu le sais, j’aime enseigner au cégep ; pas au secondaire, ils sont trop jeunes et bougent trop. La discipline, ce n’est pas mon fort.

- ...

- J’ai un projet merveilleux, Benjamine. J’ai commencé à le mijoter après le départ de Sébastien. Il est pour toi et moi. Devine.

Benjamine fit plusieurs hypothèses : déménager, acheter une maison, un condo, un chalet, faire un voyage, faire une croisière.

- Tu ne l’as pas trouvé. J’aimerais qu’on se marie.

- Tu n’es pas sérieuse. C’est un projet insensé. Premièrement, deux femmes ne peuvent pas se marier. Deuxièmement, si c’était possible, il faudra inviter du monde et ça va se savoir.

- En réalité, ce n’est pas un vrai mariage. C’est un mariage symbolique et sans conséquence légale. Nous pourrions faire bénir notre union par un ministre du culte. Nous pourrions le faire en privé ou avec des invités. Personnellement, j’opterais de le faire avec des invités. J’ai vu un reportage à la télévision dernièrement. À Montréal, il y a des pasteurs qui officialisent des unions gaies.

- Non, Maryse. Je n’embarque pas dans ton projet. Y as-tu pensé ? Si ça vient à se savoir, penses-tu que je vais avoir un emploi au préscolaire ou en garderie ? Nous vivons à Sérigny. Il n’y a jamais eu de telles unions ici.

- Demain, je vais vérifier auprès de l’Association des gais et lesbiennes de Sérigny. Quant à la discrétion, il est sûrement possible de faire le tout en grand secret.

- J’ai peur, Maryse. Tu le sais que je t’aime. Je voudrais tant que ce soit possible de réaliser ton projet. Tu me demandes de faire un trop grand pas.

Les deux amies prirent une feuille de papier et la divisèrent en deux colonnes : l’une titrée Pour, l’autre Contre. Après l’exercice, ils réalisèrent que le contre l’emportait.

- Là, nous avons trouvé des conséquences positives ou négatives d’ordre rationnel, dit Maryse. Mais, nous n’avons pas demandé à nos deux cœurs ce qu’ils pensaient. Moi, je rêve au jour, où je n’aurai plus rien à cacher ; au jour où nous serions acceptées comme nous sommes ; au jour où on va arrêter de nous demander pourquoi nous sommes comme ça. On ne demande pas à quelqu’un pourquoi il aime le ketchup ou pourquoi il aime collectionner les timbres.

- Je fais le même rêve que toi, Maryse.

- Sans le vouloir, c’est mon père qui a déclenché le projet à cause de son intransigeance. Je vais le voir. Je me confie à lui. Je n’ai rien fait de mal. J’ai seulement écouté mon être qui veut s’épanouir. Il me dit qu’il faut continuer à cacher ça. Si on l’écoute, pendant combien de temps va-t-on s’empêcher de vivre au même titre que tout le monde ?

Les paroles de Maryse touchèrent Benjamine au plus haut point. Le désir de s’émanciper grandissait en elle de jour en jour. Le besoin de montrer sa différence et de ne plus être enfouie sous l’ivraie qui l’étouffait prenait maintenant beaucoup de place.

- Je vais y réfléchir. Nous en reparlerons, dit Benjamine.

Maryse communiqua avec un pasteur de l’Église réformée à Sérigny. Celui-ci répondit par un non catégorique en invoquant que ses fidèles n’étaient pas prêts à accepter une telle cérémonie. Toutefois, quelques jours plus tard, il rappela Maryse.

- Après notre conversation, j’ai communiqué avec un de mes collègues de Montréal qui célèbre des unions gaies. Il m’a convaincu d’accepter. Il trouve que ces unions sont des modèles d’amour.

- Merveilleux. Mais, nous ne sommes pas tout à fait prêtes. Mon amie hésite à franchir ce pas.

- Très bien. Parlez-en. Même si vous n’avez pas pris la décision finale, vous pouvez venir me rencontrer. Je n’ai pas l’habitude avec les homosexuels ; mais j’ai guidé beaucoup de couples hétérosexuels. J’imagine que ça doit se ressembler.

- L’amour n’a pas de sexe.

- C’est très bien dit, Maryse. Vous me donnez le goût de vous aider à croître vers le bonheur.

Entre temps, Benjamine avait parlé à Fred-Éric. Ce dernier avait trouvé le projet génial. Il encourageait sa sœur à y adhérer, à la condition toutefois d’être totalement prête. Benjamine exprima sa crainte de ne jamais être prête. «Quand on s’aime, avait dit Fred-Éric, on veut que le monde entier le sache. Si tu es vraiment prête, tu n’auras plus peur des conséquences. Tu auras tracé ton propre chemin selon tes valeurs et ton identité.» Maryse avait aussi parlé à Sébastien. Ce dernier avait réagi un peu froidement. «Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, avait-il dit. J’ai peur que vous ayez des difficultés à trouver du travail ou à le garder.» Il avait fini par dire : «Je vois que tu veux sortir par une porte encore plus étroite. Dans le fond, je te comprends. Si tu as besoin de mon aide pour quoi que ce soit, n’hésite pas. Si ton plan rose se réalise, j’espère que je vais être invité.»

Un mois passa. Presque chaque soir, après le coucher de Serge, les deux amies discutaient de leur projet. Benjamine avait de moins en moins de réticences ; mais elle hésitait encore.

- J’ai pensé à un mot, aujourd’hui, dit Maryse. Ce mot, c’est mentir. Depuis que je t’ai aimée, je n’ai cessé de mentir aux autres. J’ai voulu donner une image de moi qui leur plairait. Je n’ai pas pensé à moi. J’ai respecté la règle du silence. Depuis que j’ai enfreint cette règle auprès de mon père, lui, il me rejette. Malgré tout, moi, je me sens mieux. Je suis en paix avec moi-même.

Au cours de la soirée, ils écoutèrent une entrevue à la télévision où une chanteuse très connue dévoilait publiquement son homosexualité. Cette entrevue leur donna un regain d’énergie. Il fut convenu de demander un rendez-vous au pasteur dès le lendemain pour approfondir leur projet. Cette rencontre eut lieu. Elle dura une bonne heure. Le pasteur leur fit comprendre le sérieux d’un tel geste. Il vérifia le degré de leur amour en les confrontant à partir de situations imaginaires. Il dirigeait l’entrevue avec une main de maître. C’était évident qu’il avait une très bonne expertise dans ce genre de rencontres. Mais, il était souvent mal à l’aise. Il maniait avec difficulté le genre, empruntant souvent le masculin au lieu du féminin. Certaines mises en scène étaient peu adaptées à un couple de lesbiennes.

- Revenez me voir dans deux semaines, avait-il conclu, et vous serez peut-être en mesure de prendre une décision finale. Surtout, ne précipitez rien. C’est le geste le plus important de votre vie.

*   *   *  *  *

 

Sébastien enseignait depuis plus d’un mois. Au début, il devait prendre une sieste avant le souper, tant il était épuisé. Ses cours exigeaient beaucoup de préparation. Fred-Éric, lui aussi, avait dû dépenser beaucoup d’énergie pour bien intégrer son métier de graphiste dans un environnement où tout doit être fait instantanément et avec qualité. Il avait eu un choc la première fois où la patronne lui avait demandé de recommencer son travail en y mettant plus d’émotions.  

Depuis qu’ils avaient su que leurs amies de Sérigny voulaient s’unir, ils en discutaient longuement. Leur première réaction avait été de se dire qu’ils auraient l’air de copier les gestes de Maryse et de Benjamine. Cette réaction fut rapidement anéantie quand Fred-Éric avait dit : «Il arrive souvent qu’un couple décide de se marier quand ils apprennent un projet de mariage ou qu’ils vont à un mariage.» De toute façon, une cérémonie d’union ne les intéressait pas : ce qu’il aurait voulu, c’est un vrai mariage.

En fin de semaine, les deux amis faisaient de longues promenades. Ils allaient souvent sur les Plaines d’Abraham et s’entretenaient avec le tilleul frileux. Ils participaient aux activités de leur quartier, toujours en assurant la discrétion de leurs gestes. Au travail, Fred-Éric avait confié son secret à quelques collègues. Sébastien, lui, n’en parlait pas du tout. Le monde de l’éducation n’était pas prêt à recevoir ce genre de confidence. La loi du silence avait été institutionnalisée. Mais, il y avait un espoir. Le Gouvernement du Québec songeait à reconnaître les unions de même sexe, mais pas le mariage gai. La Commission scolaire avait adopté une politique globale sur la discrimination par rapport au sexe. Il était clairement établi qu’une ou qu’un employé ne pourrait jamais être congédié parce qu’il était d’orientation homosexuelle. Le directeur général adjoint avait même dit à la télévision. «Si un parent nous demande de changer son enfant de classe, parce qu’il a appris que l’enseignante est lesbienne, nous lui répondrons : Cette enseignante est compétente et votre enfant demeurera dans cette classe. Si vous la trouvez incompétente, vous déposerez une plainte. Nous étudierons cette plainte seulement en fonction de la compétence.»

Fred-Éric entra, un bon soir, tout survolté.

- Tu as eu des problèmes au travail, Fred-Éric ? Je sens qu’il se passe quelque chose.

- J’ai rêvé une partie de l’après-midi.

- Un graphiste qui rêve, ça ne fait pas des réalisations vivantes, mais plutôt endormies.

- Je viens d’attraper le rêve de ma vie. Je vais être tellement content si tu acceptes.

- C’est une demande en mariage ?

Sébastien avait lancé cette phrase à la blague. Dans son livre, le mariage pour les gais n’existait pas. Ce n’était que de la frime de dire que deux gais se mariaient et ils détestaient qu’un gai parle de son ami en l’appelant son mari.

- C’est à peu près ça, répondit Fred-Éric.

- Tu es vraiment sérieux ?

- Tu ne trouves pas que ce serait mignon que deux beaux gais comme nous autres s’unissent pour le meilleur et pour le pire.

- Là, je vois ; tu plaisantes.

- Non, je ne plaisante pas. J’ai pensé que nous pourrions déclarer notre amour lors d’une cérémonie. Nous pourrions nous joindre à Maryse et à Benjamine.

- Wow ! C’est toute une proposition.

- Nous pourrions faire une grande fête. Fêter notre amour dans un geste symbolique grandiose.

Sébastien n’avait jamais envisagé sérieusement cette possibilité. Depuis sa sortie familiale, il était bien avec lui-même et ne voulait pas aller plus loin. Il accepta quand même d’y réfléchir. Ils confièrent ce rêve à leur coloc.

- J’aimerais que ça m’arrive, un jour, dit Michel. Si mon copain acceptait, on pourrait être trois couples. Je blague. J’espère que je vais être invité à votre mariage. 

- Ce ne sera pas un mariage, reprit Sébastien. Ce sera une union en dehors de l’Église catholique. La tradition judéo-chrétienne a consacré le mariage pour des personnes de sexe différent. Je le sais très bien ; je suis professeur d’histoire. À ce que je sache, moi et Fred-Éric sommes de même sexe.

- En es-tu vraiment sûr, reprit Michel d’un ton moqueur ?

Après une semaine de réflexion, les deux lurons voulaient ardemment réaliser ce rêve. Sébastien appela Maryse et lui confia leur désir.

- Merveilleux, reprit Maryse. Je suis très contente. Un instant, j’informe Benjamine. Elle fait signe que c’est une bonne idée. Demain, nous allons rencontrer le pasteur. Je vais lui en parler. Si enfin nous décidons d’aller de l’avant, nous ferons ça le même jour. Ce serait grandiose. Puis, le monde verrait bien que nous sommes en très bonnes relations, toi et moi.

- Vous êtes toujours décidées ?

- Pas complètement. Nous sommes rendues à 95 %.

- Il reste 5 %. C’est quoi, Maryse ?

- C’est la réaction de nos parents. Vont-ils venir à la cérémonie ?

- Il faudrait peut-être leur demander. Nous le saurions.

Cette suggestion n’eut pas l’heur de plaire à Maryse. Elle reprit :

- Nous avons pensé à cette hypothèse. Il n’en est pas question. Il faut les mettre devant le fait accompli. Autrement, notre projet va échouer. En plus, nous n’avons pas de permission à leur demander.

- Ils vont avoir peur de se faire pointer du doigt, reprit Sébastien ? Nous pourrions faire la cérémonie à Québec. Ce serait peut-être plus facile pour eux.

- Non. Il faut que ce soit à Sérigny. Nous sommes tous natifs de ce coin-ci. Aller s’unir à Québec, ce serait pour moi aller me cacher, fuir la réalité, la contourner. Je sais que ce serait plus facile ; mais ce ne serait pas une vraie union pour moi.

Ils firent le décompte. Sébastien pensait que sa mère viendrait ; son père, pas sûr. Maryse était certaine que son père ne viendrait pas. Les Dugris étaient pas mal certains que leur mère viendrait. Selon eux, tous leurs frères et leurs sœurs seraient présents, sauf un frère de Sébastien qui avait déjà démontré dans le passé qu’il n’aimait pas les gais.

La visite chez le pasteur eut lieu. Ce dernier accepta de célébrer une double union.

- Dites à vos amis de venir me rencontrer, indiqua le pasteur.

Il fut convenu que la rencontre aurait lieu le lundi de Pâques. Les deux hommes devaient rencontrer le pasteur à 13 heures. Les deux femmes étaient invitées à venir les rejoindre à 14 heures pour décider des modalités de la cérémonie.

Chapitre 11

La décision était prise. La cérémonie des unions aurait lieu le samedi 12 août. On appelait ce jour, le jour G, pour grand jour ou pour jour gai. Une liste des tâches avait été dressée : avertir la parenté, préparer la cérémonie avec le pasteur, préparer les faire-part et les expédier, trouver une salle de réception, composer le menu, s’entendre sur l’habillement et décorer la salle communautaire où aurait lieu la cérémonie. Maryse avait accepté d’effectuer les principales démarches.

 

Sébastien appela sa mère et lui raconta leur projet. Sa mère était dans tous ses états.

- Voyons, Sébastien, c’est un projet insensé. Vous voulez que tout le monde sache que vous êtes de même. Qu’est-ce qui vous prend ?

- Mais, maman ...

- Vous avez pris le meilleur moyen pour que toute la ville le sache.

- Maman, la cérémonie va être privée. Il n’y aura pas de curieux. Nous allons vérifier les cartes d’invitation à l’entrée. C’est le pasteur qui nous l’a conseillé.

- En plus, vous faites ça dans une église protestante. C’est une honte. Où sont donc passées les valeurs de nos parents ? Toute notre vie est en train de s’écrouler.

 

La conversation continua à rouler sur les vagues d’une mère en furie. Cette dernière conclut :

- Je vais en parler à ton père. Il est peu probable que nous allions à la cérémonie. Tu nous en demandes trop.

- Maman, pourrais-tu avertir ma sœur et mes frères avant qu’ils reçoivent l’invitation ?

- Oui, mon grand garçon.

 

Quand elle disait : «mon grand garçon», c’est qu’elle essayait de contrôler ses émotions. Cette dernière parole fit penser à Sébastien qu’elle pourrait changer d’idée. «Si elle vient à la cérémonie, se disait-il, mon père viendra aussi.»

 

Maryse communiqua avec sa sœur qui était gérante d’une boutique de chaussures à Sérigny.

- Vous n’allez pas un peu trop vite, dit sa sœur. Les mentalités ne sont pas rendues là. Quand ça va se savoir, le bon peuple va vous tomber d’ssus.

- Toi, quand tu as décidé de te marier, as-tu demandé la permission au bon peuple ? Non, tu es du bon côté. Moi, je suis du mauvais côté, n’est-ce pas ? Tant que la cérémonie n’aura pas eu lieu, nous demandons de taire la nouvelle. C’est la concession que nous avons faite pour ne pas être importunés.

- Tu n’as pas peur d’avoir des problèmes d’emploi, Maryse ?

- Peut-être. Nous sommes prêts à en subir les conséquences négatives. Elles vont être injustes, nous le savons. Il est parfois nécessaire d’accepter de perdre pour être soi-même. Nous avons un projet d’amour. Nous voulons faire reconnaître notre romance devant notre famille et nos amis.

 

Maryse demanda à sa sœur d’informer leur père, son autre sœur et son frère.

- Je suis incapable de l’annoncer à mon père, expliqua-t-elle. Nous nous sommes parlé une seule fois depuis que je lui ai dit que j’étais lesbienne.

- Je vais le faire. Mais, à une condition.

- Laquelle ?

- Que vous veniez acheter vos chaussures de noces à ma boutique.

- Ah ! Ah ! Marché conclu.

 

Benjamine avait accepté l’offre de gardiennage au même endroit que l’année dernière. Elle était incapable de trouver le bon moment et les mots pour informer sa mère. Elle demanda à Maryse de le faire pour elle. Maryse refusa. Elle appela Fred-Éric.

- Tu vis plus proche de maman que moi, dit son frère. Il me semble qu’elle va t’en vouloir de ne pas lui avoir dit toi-même.

- Je sais ; mais j’en suis vraiment incapable. Je lui expliquerai plus tard.

 

Fred-Éric finit par accepter. Il avait aussi eu le mandat d’appeler Claude. Il ne l’avait pas fait. Finalement, il s’exécuta.

- Bonjour Claude, c’est ton frérot.

- Ah, oui. Le gai de Sault-aux-Roses. Comment va ton amant ?

- Très bien. Il te fait dire bonjour. Il a peur que tu deviennes gai à cause des gars que tu fréquentes.

- Dis-lui de ne pas craindre pour moi. Je suis un vrai hétérosexuel ; mais pas un macho.

- Serais-tu, toi aussi, un homme rose ?

 

Les taquineries étant lancées, Fred-Éric expliqua le projet d’union.

- Je n’ai pas peur pour toi et ton ami ; mais j’ai peur pour Maryse et Benjamine. Ma mère va sûrement faire une syncope. Est-ce qu’elle le sait ?

- Je l’appelle tantôt. Benjamine est incapable de le lui dire.

- Je vais être le seul membre de la famille qui ne sera pas marié. Je viens de me faire doubler et pas à peu près. C’est vraiment me doubler en double. Cré, Fred-Éric, tu nous surprendras toujours.

- Ce n’est pas tout à fait un mariage.

 

Fred-Éric fit part à Claude de la liste des invités. Il lui mentionna que son coloc Michel avait accepté de participer à la fête.

- Dis donc, Fred-Éric. Mon meilleur ami gai s’est uni en mai : il a 22 ans. J’ai été invité à la cérémonie. J’ai bien aimé.

 

Claude lui raconta en détails comment le tout s’était déroulé : une cérémonie baignée par la tendresse et l’émotion.

- Je te dis, Marthe n’en revenait pas. Elle n’avait jamais senti cette atmosphère dans un vrai mariage. Au début, elle s’interrogeait sur les raisons. Elle finit par comprendre que le vrai mariage avait été vidé de ses valeurs ; que les gais qui vont jusque là ont passé par tellement d’écueils qu’ils savourent la reconnaissance de leur amour. Ils sont fiers d’eux et le traduisent dans une cérémonie personnalisée et intime.

- Encourageant, Claude. Dis donc, si nous invitions ce jeune couple à notre fête, penses-tu qu’ils viendraient ?

- Sérigny, c’est loin pour les natifs de Montréal. Mais, je vais leur en parler.

- J’aimerais qu’ils soient là. Nous croyons que plus il y aura de gais, plus nous pourrons donner une ambiance profonde à la fête.

- Je viens de penser à quelque chose, Fred-Éric. Veux-tu que j’appelle maman pour lui annoncer la nouvelle ? Je pourrai lui parler de mes relations avec les gais. Si elle apprend de ma bouche que de telles cérémonies sont de plus en plus courantes, elle va peut-être se faire moins de soucis.

- Claude, tu es un amour. J’accepte avec le plus grand plaisir. Tu m’enlèves un gros poids sur les épaules.

- Bonne fin de soirée, Fred-Éric. Donne un bec pour moi à Sébastien.

 

Claude appela Benjamine pour la féliciter. Il communiqua avec sa mère. Celle-ci était bouleversée.

- J’ai assisté à beaucoup de mariages, dit-elle. C’était dans des églises, pas dans des salles communautaires d’une autre Église. C’était pour avoir des enfants ensemble. Cette cérémonie-là ne donne rien. Le curé ne me permettrait pas d’y aller, si je lui demandais.

- Voyons, maman, tu exagères un peu, là. Les temps ont changé. Les curés sont moins exigeants qu’ils ne l’étaient autrefois.

- On parle trop de sexe, aujourd’hui. On dirait qu’il n’y a que ça dans la vie. Ce n’est pas pour rien que les prêtres nous disaient qu’un enfant doit être fait dans la noirceur.

- Maman, tu vas aller à la cérémonie ?

- Ils vont être la risée de tout Sérigny. Non, je n’irai pas. En plus, mon fils et ma fille en même temps. Je vais leur interdire d’amener Serge à la cérémonie.

- Mais, maman, tu n’as aucun droit sur cet enfant.

- Je l’ai gardé assez souvent que j’ai acquis des droits.

- Si je ne réussis pas à les convaincre, je vais communiquer avec les parents de Sébastien et le père de Maryse. Après tout, ce sont les grands-parents. Ils ont aussi des droits. Ils vont sûrement être de mon avis.

 

Dans les jours qui ont suivi, Madame Dugris ne parlait presque plus à Benjamine et à Maryse. Elle n’avait d’attention que pour Serge et le surprotégeait plus que d’habitude. Les deux amoureuses le remarquèrent ; mais elles n’en firent rien voir.

 

Maryse pensa qu’il serait de bon aloi de demander l’aide de tante Louise.

- Ma tante, mon père t’a-t-il parlé de notre projet ?

- Oui et je vous félicite.

- Tu sais. Mon père m’a fait dire qu’il ne viendrait pas à la cérémonie. Pourrais-tu intervenir auprès de lui pour qu’il change d’idée ?

- Je peux essayer. Tu connais ton père. Il est habitué à donner des ordres. Quand il prend une décision, c’est comme s’il se donnait un ordre. Tu le sais, sur le chantier de construction, personne n’ose lui tenir tête.

- Je trouve ça dommage qu’il soit ainsi ; mais je pense que j’ai un peu de lui en moi. Comme mon père ne veut pas venir, tante Louise, je vais te demander une faveur. Accepterais-tu de venir avec mon oncle à la cérémonie ?

- Avec plaisir. J’en serais ravie. J’en parle à mon mari. Tu sais. Mes amies de femmes me disent toujours que je ne fais jamais les choses comme les autres. Je vais être contente de leur démontrer que je n’ai pas de préjugés à l’égard des gais et des lesbiennes.

- Essaie de convaincre mon père. De toute façon, s’il y vient, tu seras quand même mon invitée.

- Compte sur moi, Maryse.

 

Benjamine rédigea un faire-part. «Nous vous invitons à venir partager notre joie d’unir nos destinées et de faire reconnaître notre amour. Le samedi 12 août à 16 heures 30, en l’église Espérance et Foi, sera célébrée une double union. Sébastien et Fred-Éric promettront devant Dieu et devant les hommes de cultiver leur amour. Benjamine et Maryse feront la même promesse. La réception aura lieu après la cérémonie dans une salle privée de l’Auberge bleue. Vous voudrez bien présenter cette carte d’invitation à l’entrée de la salle communautaire, car nous voulons garder un caractère strictement privé à cette cérémonie d’unions. Nous vous attendons avec beaucoup d’émotions.» Maryse lut le texte et l’accepta. Les deux tourtereaux de Québec furent consultés. Ils proposèrent quelques corrections mineures, comme d’ajouter les noms de famille et de mettre les adresses du lieu de la cérémonie et de la réception. Le tout était prêt pour l’impression. Les cartes d’invitation furent postées à la mi-juin avec une enveloppe de retour pour le 15 juillet.

 

*   *   *  *  *

 

Bruno avait déménagé chez Stéphan. Ils se querellaient à l’occasion. Stéphan reprochait à son ami de trop l’aimer et de trop vouloir le contrôler. Parfois, il étouffait dans cette ambiance que son ami avait créée. Il ne voyait plus ses amis, car Bruno disait ne pas les aimer. Parfois, il faisait un téléphone à la cachette. Il ne pouvait pas sortir sans que Bruno l’accompagne.

- Stéphan, tu as reçu une lettre, dit Bruno impatient. J’ai bien hâte de voir qui peut t’écrire.

- Bruno, c’est mon courrier ; ne te mêle pas de ça.

 

Stéphan alla dans sa chambre. Il ouvrit la lettre. Il était agréablement surpris. «Je ne sais vraiment pas si j’oserais aller aussi loin. Il faut que leur amour soit vraiment solide pour poser un tel geste. Je me vois difficilement promettre à Bruno de l’aimer toute la vie. Sûrement que je vais y aller. Il ouvrit l’enveloppe de retour. Il y avait la carte et un petit mot écrit à la main. «Stéphan, nous allons être heureux de t’accueillir. Nous n’avons pas invité Bruno. (Signé) Benjamine, de la part de Fred-Éric. » Il prit le tout et le mit dans son tiroir de bureau.

 

Bruno avait hâte de connaître le contenu de la lettre. Il interrogea son ami.

- Je ne sais vraiment pas si je peux te le dire, dit Stéphan.

- Tu me cacherais ça ? Voyons, nous sommes amis et partageons tout.

- Tout ce que je peux te dire : il s’agit d’un mariage et je suis invité seul.

- J’y avais pensé que c’était une invitation, à voir la qualité de l’enveloppe. Je connais les mariés ?

- Pour le moment, je ne veux pas en dire plus.

 

Bruno insista. Peine perdue, son ami ne voulait rien dire, craignant de faire monter la tension entre eux et de provoquer une crise de jalousie. Ce n’était pas la première fois qu’une telle scène se passait. Bruno grimpait dans les rideaux. Stéphan tenait son bout ; mais, au bout de quelque temps, il avouait tout. Il avait choisi la voie de la franchise et de la transparence. Bruno le savait. De son côté, il était très habile pour cacher à son ami ce qu’il voulait.

 

Deux jours plus tard, après insistance de la part de Bruno, Stéphan l’informa du contenu de l’invitation. Bruno ne broncha pas.

- Je suis content pour Fred-Éric, dit-il. Pour Sébastien, aussi. Ils se méritaient tous les deux. Moi, je l’ai mon ami. Je voudrais cependant aller à la fête.

- Tu ne le peux pas, Bruno. Tu n’es pas invité.

- Un mariage, c’est une cérémonie publique. As-tu déjà vu quelqu’un se faire interdire l’entrée d’une église ?

- C’est écrit dans le faire-part : cérémonie privée.

- Je vais me plaindre. Ils ne respectent pas la charte des droits et libertés.

- Si tu étais un fidèle de cette église, peut-être serait-il obligé de te laisser entrer. Mais là, c’est comme s’il avait loué la salle.

- Je vais sûrement trouver une solution. Compte sur moi. Je ne te laisserai pas aller seul. Moi, aussi, je serai là, foi de Bruno.

 

Bruno avait réagi calmement parce qu’il connaissait déjà le contenu de l’enveloppe. En l’absence de Stéphan, il avait trouvé le faire-part. Il avait bien lu qu’il n’était pas invité. Ça l’avait insulté. Alors, il voulut se venger. Après plusieurs jours de réflexion, il eut une idée. Il appela Gilles, un copain d’enfance, qui était journaliste et animateur à la station de radio CPDS à Sérigny. Sans se nommer et en se disant un ami de Sébastien, il lui raconta ce qui se mijotait.

- Intéressant ce que tu me racontes. Je ne suis pas intéressé à en faire une nouvelle. J’ai été un certain temps un bon ami de Sébastien. Nous jouions au hockey dans la même équipe. Je connais aussi Maryse. Pourquoi fais-tu cette démarche ?

- C’est Sébastien qui m’a suggéré ça.

- Peux-tu m’envoyer une copie du faire-part ?

- C’est possible.

- Je vais en parler au patron.

 

Bruno se disait que, si Gilles n’acceptait pas, il trouverait bien un autre moyen. Il restait encore un mois avant la cérémonie. Quand Gilles reçut la copie du faire-part, il alla voir son patron.

- Où as-tu déniché ça ? Très intéressant. En période d’été, il ne se passe rien, côté nouvelles. Ta ligne ouverte est en chute libre. Tu passes plus de temps en musique qu’en dialogues. Tu connais ces personnes.

- Je connais bien Sébastien ; son père travaille pour Hydro-Québec. Je connais un peu Maryse ; son père, c’est Monsieur Duranteau.

- Je le connais aussi ; c’est un de mes bons amis.

- Je ne connais pas les Dugris, reprit Gilles. Je sais qu’ils viennent de la campagne.

- C’est une nouvelle formidable. Imagine, deux mariages gais. En plus, un frère et une sœur ?

- J’imagine qu’ils sont frère et sœur. Ils ont le même nom de famille.

 

Le patron demanda à Gilles de fouiller le dossier plus à fond.

- Je ne sais comment nous pourrions sortir la nouvelle sans froisser Monsieur Duranteau, dit le patron. Il a un bon carnet de publicité ici.

- On pourrait lui demander l’autorisation.

- Voyons, Gilles, ça ne marche pas de même. Attends un peu, je viens d’avoir une idée. As-tu un sujet pour ta ligne ouverte demain ?

- Non.

- Voilà ce que tu vas faire.

 

Le lendemain, Gilles ouvrit son émission en disant : «Mesdames et Messieurs, nous vous annonçons en primeur qu’un événement inusité aura lieu à Sérigny le 12 août prochain : un double mariage gai. Oui, vous avez bien compris : un double mariage gai. Deux hommes vont se marier ensemble et deux femmes vont se marier ensemble. Pour le moment, nous ne pouvons vous dévoiler les noms, parce que nous n’avons pas terminé de faire les vérifications d’usage. Ce que nous avançons est strictement vrai. C’est pourquoi, le sujet de la ligne ouverte aujourd’hui est : « Êtes-vous pour ou contre les mariages gais ?» Trois appels furent reçus. Le premier appel doutait de l’authenticité de la rumeur.

- Je ne crois pas du tout à la nouvelle que vous avez lancée. C’est impossible qu’on voie un tel événement ici à Sérigny.

- Vous verrez, madame, reprit l’animateur. Quelle est votre opinion concernant les mariages gais ?

- Je ne vois pas pourquoi on discuterait d’une telle question. Le mariage, ça appartient à un homme et à une femme. Je voulais simplement vous dire que vous ne respectez pas vos auditeurs en lançant une rumeur sans mentionner de noms.

 

La madame continua sur le même ton. Le deuxième auditeur, apparemment un homme assez jeune, trouvait cette nouvelle bien drôle.

- Si c’est vrai. J’aimerais être invité. Ça devrait faire un beau spectacle rose.

- Que répondez-vous à la question du jour ?

- Je répondrais que le mariage est dépassé. Il y a chaque année plus de divorces que de mariages. Ça fera deux divorces de plus dans quelques années.

 

Le troisième auditeur engueula royalement l’animateur en lui disant qu’il n’avait pas le droit de poser une telle question.

- S’ils veulent faire des choses de même, avait-il conclu, ils iront les faire à Montréal, mais pas ici à Sérigny.

 

L’émission avait été un vrai fiasco. Gilles pensait à tout ça quand il reçut un coup de téléphone d’Omer, un de ses amis qui était journaliste à la station locale de télévision PAT.

- Qu’est-ce qui se passe chez vous ? Tu as lancé une primeur ?

- Tu as écouté mon émission ?

- Non. Mais, ici à la salle de rédaction, nous avons reçu une dizaine d’appels. Tu as parlé d’un double mariage gai en août. Les gens nous appelaient pour connaître les noms.

- C’est rassurant. J’ai au moins 10 auditeurs. C’est vrai. J’ai parlé d’un double mariage gai et j’ai la preuve de ce que j’ai avancé.

 

Le journaliste raconta à Gilles que sa chef de pupitre avait demandé de l’appeler et qu’il serait intéressé à faire une nouvelle sur cet événement.

- Nous n’avons pas l’habitude de communiquer avec un autre média. La nouvelle semble tellement inusitée qu’il faut la divulguer, surtout en cette période calme de l’été. Je fais un marché avec toi. Tu me fournis ta documentation. Moi, je vais chercher les confirmations. Dans mon reportage, j’attribuerai la primeur à toi et à ta station. Je pourrais, si vous acceptez, produire des extraits de ta ligne ouverte. Vous auriez la primeur de la rumeur et nous aurons la primeur de la nouvelle. De plus, vous auriez une publicité gratuite.

- Je n’aime pas qu’on nous attribue la primeur d’une rumeur.

- Tu sais bien que je ne dirai pas ça de même.

- J’en parle à mon patron et je te rappelle.

 

Le patron du poste de radio accepta. La rumeur serait confirmée par un poste de télévision. Il n’aurait pas à affronter Monsieur Duranteau. Il pourrait dans les jours qui suivent exploiter le sujet de la gaieté.

 

Gilles et Omer soupèrent ensemble dans un chic restaurant, aux frais, bien sûr, du réseau PAT. Gilles lui dévoila tout ce qu’il savait. Le lendemain, le journaliste appela au bureau de Monsieur Duranteau pour lui parler. Il n’était pas disponible. La secrétaire lui confirma que Maryse était sa fille. Il appela au numéro de Sébastien à Sérigny. Une femme répondit qu’il demeurait maintenant à Québec. Il lui avait été impossible de trouver les coordonnées de Benjamine et de Maryse. La chef de pupitre vint voir Omer.

- Il faut absolument que la nouvelle sorte ce soir. D’autres médias risquent de nous couper l’her­be sous le pied. Tu te procures des extraits d’enregistrement de la radio. Tu appelles le président de l’Association des gais et lesbiennes. Tu fais une entrevue avec lui.

- Il me reste quelques vérifications.

- Tu n’as pas le temps. Sers-toi de ce que tu sais.

 

Vers 18 heures 10, la nouvelle fut lancée. «Sérigny s’apprête à vivre un événement spécial le 12 août prochain. Deux jeunes femmes, Maryse Duranteau et Benjamine Dugris uniront leur destinée devant le pasteur de l’église Espérance et Foi. À la même cérémonie, Sébastien Milet s’unira à Fred-Éric Dugris. C’est donc une double union gaie que Sérigny aura l’occasion de vivre. Le journaliste Gilles Gerdon de la station de radio CPDS a parlé de cet événement lors d’une de ses lignes ouvertes. Voici ce que les gens pensent d’une union gaie :»

 

Suivaient quelques extraits d’enregistrement soigneusement sélectionnés qui laissaient voir que les gens n’appréciaient pas les unions gaies. «Nous avons rencontré le président de l’Association des gais et lesbiennes de Sérigny. Il est d’accord avec un tel événement et souhaite que d’autres gais fassent leur sortie. Nous lui avons demandé si Sérigny était prêt à accueillir un tel événement. Voici ce qu’il a répondu. On entendit le président dire : «Écoutez. Si deux gais et deux lesbiennes s’unissaient à Montréal, aucun média ne rapporterait le fait. Il y a des dizaines d’unions gaies dans cette ville à chaque année et depuis fort longtemps. Même le Gouvernement s’apprête à passer une loi pour reconnaître les unions de même sexe. Nous, à l’Association, leur souhaitons beaucoup de bonheur. Nous sommes assurés que la population de Sérigny saura démontrer une grande ouverture.»

 

La nouvelle fit l’effet d’une bombe. Maryse et Benjamine étaient justement devant leur téléviseur et écoutaient le reportage. Elles furent consternées.

- De quel droit, peuvent-ils faire une nouvelle en parlant de notre vie privée ?

- C’est écœurant, reprit Benjamine. Nous allons tout annuler.

- Rien de trop beau. Ils ont invité tout le monde à la cérémonie. Le pasteur avait raison d’insister pour que ce soit privé.

- Je vais appeler Fred-Éric pour lui dire que le réseau où il travaille lui a tiré dans les jambes.

 

On cogna à la porte. C’était Madame Dugris en larmes. Les trois femmes firent l’accolade un bon bout de temps et s’assirent sans parler. Au bout de trois ou quatre minutes, Maryse se leva :

- J’appelle Sébastien et Fred-Éric.

 

Elle n’eut pas le temps de lever l’acoustique qu’une de ses sœurs l’appelait. Elle aussi était troublée. La mère de Sébastien appela. Puis, Maryse tenta d’entrer en contact avec Sébastien à Québec. La ligne était toujours occupée. Au bout d’une heure, elle put lui parler. Ils explorèrent la possibilité d’annuler la cérémonie ou de la transporter à Québec. Maryse n’en démordait pas.

- C’est à Sérigny et à Sérigny seulement que nous nous unirons. Nous le ferons.

 

Le lendemain, le directeur général de PAT reçut un téléphone du président du réseau, dont les bureaux étaient à Mon­­tréal.

- Vous avez diffusé une nouvelle hier sur une double union gaie à Sérigny. J’ai demandé à voir le reportage. Vous ne le saviez peut-être pas ; mais un des gars impliqués est un de nos employés. Il travaille à Québec comme graphiste. Avertissez la chef de pupitre d’être très prudente dans le traitement de cet événement. Le mieux serait peut-être de ne plus revenir sur le sujet. Tenez-moi au courant.

 

Le père de Maryse était furieux. Il appela le patron de la radio CPDS ; puis, le directeur général du réseau PAT. Le premier se cantonna derrière le fait qu’il avait pris la précaution de ne nommer personne ; le second sur le fait que ce qui avait été dit était rigoureusement vrai.

 

Madame Dugris dut installer un téléphone à affichage pour pouvoir filtrer les appels. Elle demanda à Raymond de venir passer les soirées chez elle. Elle avait peur. Les parents de Sébastien filtraient aussi leurs appels. Comme ils ne voulaient plus entendre le répondeur, ils s’abonnèrent à une boîte vocale. Le père de Maryse était introuvable. Sa secrétaire répondait toujours qu’il était en dehors de la ville. En fait, il était parti chez son frère dans les Cantons de l’Est. Benjamine fut congédiée. Le lendemain de la nouvelle diffusée par le réseau PAT, quand elle arriva à son lieu de gardiennage, les enfants n’étaient plus là.

- Nous les avons conduits à une garderie, dit le père qui s’affairait à partir. Nous n’aurons plus besoin de vos services. La garderie accepte de les héberger pour le reste de l’été.

 

La seule station de télévision concurrente à Sérigny prit la relève en montrant des photos des deux femmes et des deux hommes. Les photos avaient été retouchées. L’arrière scène avait été modifiée. Le graphiste s’était amusé à dessiner un cœur entre les photos des deux gars et entre celles des deux filles.

 

Le quotidien local, L’Orignal, vit une belle occasion de vendre ses copies. Il assigna une journaliste sur l’affaire. Même, un quotidien de Québec, un bon vendeur à Sérigny, demanda à un journaliste de se rendre sur place pour recueillir des renseignements supplémentaires. Au début, les hebdomadaires locaux boudèrent la nouvelle. Devant l’ampleur des réactions, ils entrèrent dans le mouvement. Au bout de deux semaines, les gens de Sérigny et des environs connaissaient la vie privée des quatre tourtereaux dans tous leurs détails. Les informations avaient filtré au compte-gouttes. 

Le quotidien de Québec fut le premier à dévoiler que Sébastien et Maryse avaient déjà été conjoints de fait. Le lendemain, le quotidien local indiqua qu’ils avaient un enfant de presque cinq ans. On parla même de l’accident de Sébastien, en ressortant des archives la photo du véhicule accidenté. On parla de sa longue réhabilitation. Une auditrice avait même dit sur les ondes de la radio que Fred-Éric n’avait pas assisté au service funèbre de son père. «Il y a sûrement un problème dans cette famille, avait-elle alors ajouté.» Un autre auditeur avait rapporté que Monsieur Dugris n’avait pas eu de service anniversaire. Plusieurs personnes blâmaient le clergé de ne pas intervenir dans cette affaire. Certains accusaient l’évêque de ne pas prendre ses responsabilités et souhaitaient qu’il intervienne pour empêcher la cérémonie de la double union.

 

Le journaliste de la station de radio riait dans sa barbe. Il consacrait sa ligne ouverte aux affaires gaies, comme il le disait. Il traitait d’un sujet différent par jour : «Que diriez-vous si votre conjoint se séparait pour épouser un homme ? Que diriez-vous si votre conjointe se séparait pour épouser une femme ? Que feriez-vous si votre fils ou votre fille se mariait avec une personne de même sexe ? Pensez-vous que deux lesbiennes devraient avoir le droit de garder l’enfant de l’une d’elles ? Accepteriez-vous que votre enfant ait un enseignant gai ou une enseignante lesbienne ?» La cote d’écoute grimpait en flèche. Les lignes étaient occupées une dizaine de minutes avant le début de l’émission. Gilles n’avait plus le temps de mettre de la musique. À mesure que des informations filtraient, les gens de Sérigny prenaient position.

 

Malgré la tourmente, Benjamine et Maryse tenaient le cap. Chaque soir, elles appelaient à Québec pour mettre au courant Sébastien et Fred-Éric du développement de l’affaire. De son côté, Fred-Éric avait été très peu importuné au travail. Bien sûr, ses collègues avaient vu sa photo dans le journal ; mais ils avaient tendance à sympathiser avec lui et reconnaissaient pleinement son droit de poser ce geste. Le directeur général de la commission scolaire avait appelé Sébastien pour l’assurer de son support.

- Nous avons eu quelques plaintes de parents, lui avait-il dit. J’ai aussitôt mandaté une sexologue pour répondre à leurs interrogations. Notre politique est claire. Nous ne considérons pas l’orientation sexuelle comme un critère d’embauche. C’est certain qu’en posant ce geste, vous avez déstabilisé les parents de nos élèves. Nous allons devoir vivre avec ça, vous et moi. Vous n’avez jamais commis de gestes répréhensibles et on me dit que vous êtes un enseignant compétent. Vous n’avez rien à craindre de notre part.

Chapitre 12

Il restait deux semaines avant le jour G. Maryse et Benjamine firent le point concernant la présence de leurs invités. De Montréal, elles attendaient Claude, sa femme et le couple gai, ami de Claude. De Québec, c’était Stéphan, Michel et son ami. Les frères et les sœurs de Maryse et de Sébastien seraient de la fête en étant accompagnés. Un frère de Sébastien avait d’abord indiqué qu’il ne viendrait pas. Devant la médiatisation de l’événement, il fit dire par une de ses sœurs qu’il serait présent. Les parents de Sébastien avaient confirmé leur présence la veille même. Madame Dugris et le père de Maryse avaient annoncé qu’ils ne viendraient pas.

 

À la liste des invités, s’ajoutaient tante Louise et son mari. Le lendemain de la nouvelle, le président de l’Association des gais et lesbiennes avait rejoint Maryse pour l’assurer de vive voix de son support. Maryse en avait profité pour l’inviter. Un peu gênée, elle lui avait demandé s’il avait un ami et elle les avait invités. En même temps, elle lui avait donné le mandat d’inviter un couple de lesbiennes qui faisaient partie de l’Association. Les quatre avaient confirmé leur présence. De plus, Sébastien avait reçu un téléphone d’un ami de l’université qui lui avait révélé être gai et vivre avec un conjoint. Il les avait invités. Fred-Éric avait aussi invité un de ses copains gais du réseau PAT et son ami.

- Nous aurons 31 invités, s’exclama Maryse. Personne n’a annulé sa présence. Au contraire, la plupart ont appelé pour indiquer qu’il serait là pour nous soutenir et montrer au bon peuple que nous avons le droit de nous unir.

- J’ai quand même peur. Il me semble que ce n’est pas fini cette campagne de salissage.

- Nous allons nous tenir debout. Tu vas voir, Benjamine ; nous allons être fières de nous. La semaine prochaine, nous allons rencontrer le pasteur pour finaliser la cérémonie. Ma mère m’a toujours dit que j’avais du caractère. Je vais leur démontrer. Tu vois, Fred-Éric n’a pas perdu son emploi.

- Moi, je l’ai perdu, par exemple.

- Tu sais que tu pourrais faire une plainte à la Commission des droits et libertés et tu gagnerais.

- Je sais. Le bon côté, ça m’a permis de vivre cette épreuve en étant toujours auprès de toi.

- Sébastien a obtenu un poste pour septembre malgré la tourmente. Toi, il te reste un an à l’uni­ver­sité. Dans un an, la poussière sera retombée. Les gens se rendront compte qu’ils ont été manipulés par les médias et ils nous seront plus sympathiques.

- Maryse, comment le sais-tu ?

- C’est le président de l’Association qui m’a expliqué cela. Il a reçu de nombreux témoignages de gais ou de lesbiennes qui ont fait leur sortie. Dans quelques mois, les gens reviendront à nous considérer avec nos défauts et nos qualités de tous les jours. Ils ne nous jugeront plus selon le critère de l’orientation sexuelle.

- Et les bornés ?

- Les bornés sont très minoritaires. Il y en aura toujours. Mieux vaut les éviter que de perdre son temps à les convaincre de changer d’idées.

 

Benjamine pensa soudain au statut précaire de Maryse. Elle lui en fit part.

- Je ne suis pas inquiète, répliqua Maryse. Je vais peut-être perdre quelques suppléances au secondaire. Au cégep, ça ne me fait pas peur. J’en profiterai pour travailler davantage à ma maîtrise et à lire des livres de mathématiques récréatives. J’ai toujours été une fille sérieuse et volontaire. Ne sois pas inquiète pour moi.

 

Le réseau PAT n’avait pas parlé de l’affaire depuis le lancement de sa primeur. Les autres médias pensaient que quelque chose de louche se tramait de ce côté-là. Le journaliste du réseau de télévision concurrent découvrit que Fred-Éric était un employé de ce réseau à Québec. Le chef de pupitre refusa de diffuser la nouvelle pour éviter que les gens pensent qu’il s’agissait d’une guerre de médias électroniques. Il la refila à un journaliste du quotidien local qui s’empressa de la publier. Le réseau PAT fut embarrassé. Tous les regards se tournaient vers lui. On se demandait alors d’où venaient toutes ces informations. Certains qui n’avaient pas suivi l’affaire dès le début soupçonnaient Fred-Éric d’avoir monté un scénario en accord avec sa station. L’affaire avait pris une si grande proportion que tous les médias, à part la radio locale, commençaient à s’interroger sur leur implication.

 

Pour faire baisser la tension dans la population, le réseau PAT décida de présenter une émission spéciale de 30 minutes qui traitait de l’homo­sexualité. Ils l’intitulèrent : Aux couleurs de l’arc-en-ciel. Ils invitèrent quatre personnes : une avocate, un sexologue, le président de l’association gaie et une mère de famille. Le sujet fut traité avec beaucoup de doigté. L’avocate expliqua la distinction entre mariage et union et indiqua les modalités pour être reconnu officiellement comme vivant en union. Le sexologue expliqua ce que c’était être gai. À la question : «Est-on gai depuis la naissance ?», il répondit oui, en soulignant qu’une personne pouvait décider de ne pas vivre cet aspect de sa vie et que, dans certains cas, ce choix pouvait avoir des conséquences fâcheuses sur son équilibre. Il parla du suicide chez les jeunes gais, associé au fait qu’ils ne s’acceptaient pas ou qu’ils se sentaient rejetés. Le président de l’association parla des luttes menées par les gais et des gains obtenus. Il s’insurgea contre l’attitude des médias qui avaient gonflé un ballon sans respect pour la vie privée. La mère de famille livra un témoignage émouvant relatant qu’à 16 ans son fils lui avait annoncé qu’il était homosexuel à la suite d’une tentative de suicide. Elle parla de l’angoisse qu’elle avait éprouvée. Elle parla encore plus des difficultés que son fils avait vécues à la suite de sa sortie.

 

L’émission ne produisit pas le résultat escompté. Au contraire, elle relança le débat avec plus de passions. Un autre groupe se manifesta. En effet, depuis que l’affaire gaie avait été lancée, un prof à la retraite avait recruté des amis et des proches pour empêcher la tenue de la cérémonie. Ils fondèrent ainsi la Coalition anti-gaie, la CAG. Chaque jour, de nouveaux membres s’ajoutaient, si bien que la coalition comptait une centaine de membres lors de la diffusion de l’émission. Jusqu’à ce jour, ils avaient été discrets, se contentant de suivre l’actualité et de préparer leurs actions. Le fait que le réseau PAT ait invité le président de l’association gaie rendit furieux le porte-parole de la coalition. Dès le lendemain, il appela le directeur général du réseau PAT pour se plaindre et demander du temps d’antenne. Le directeur général prit d’abord sa demande avec un brin de moquerie. Quand le porte-parole eut expliqué, en langage direct, les grandes lignes de son plan d’action et qu’il eut indiqué le nombre de membres du regroupement, le directeur général changea de ton. Il tenta de l’amadouer et lui promit de le rappeler.

 

Quelques heures plus tard, chaque média recevait un communiqué de presse provenant de la CAG. On dénonçait le réseau PAT pour avoir invité le président de l’Association des gais et lesbiennes à l’émission Aux couleurs de l’arc-en-ciel. On annonçait une manifestation dans les rues de la ville pour le samedi précédant la cérémonie «afin d’empêcher de ridiculiser les valeurs chrétiennes, en particulier le mariage, et afin de faire cesser la perversion.», comme il était écrit. Le réseau de télévision concurrent de PAT diffusa un reportage sur les intentions des membres de la coalition ; tandis que PAT ne bougea pas, se disant qu’il couvrirait leur manifestation. Pendant ce temps, dans la population, on commençait à faire des gorges chaudes, appelant PAT, le réseau pathétique ou encore le réseau gai.

 

Environ 400 manifestants marchèrent dans les rues de la ville derrière une bannière où on lisait : «La coalition anti-gaie, des gens qui veulent une ville propre.» Sur les pancartes, on pouvait lire des messages comme : «Vous les gais, venez nous voir, nous pouvons vous guérir.», «Nous ne voulons pas que Sérigny devienne un Village gai.», «Dieu n’aime pas les homosexuels.», «Le mariage, pour des enfants.», «Protégeons nos enfants.», «Dieu punit la perversion.», «Les gais n’ont pas le droit d’élever des enfants.». Les manifestants dont beaucoup de parents avec leurs jeunes enfants scandaient : «Nous ne voulons pas de mariages gais.» et en réponse, «C’est de la perversion.» Quelques huées se firent entendre le long du parcours. Sauf une échauffourée qui fut rapidement réprimée, la manifestation se fit dans le calme.

 

Le lendemain, dans la plupart des paroisses du diocèse de Sérigny, les curés invitèrent leurs ouailles au calme et au respect des personnes. À la suggestion de leur évêque, ils expliquèrent la position de l’Église concernant l’homosexualité. Ils tinrent à peu près le même discours : «L’Église condamne l’homosexualité. Elle considère cet état comme une atteinte aux valeurs de la famille et de la foi. Mais, elle a beaucoup de compassion pour les homosexuels.» Certains curés étaient très mal à l’aise de parler de ce sujet. Sans le dire, les uns pensaient qu’ils seraient moralement obligés de refuser les sacrements aux personnes qui faisaient ainsi une sortie publique, surtout par une union dans une église non catholique ; d’autres étaient peinés de voir que la position de l’Église sur le sujet était rétrograde et que leur discours souffrait de certaines contradictions. L’un avait fait cette gorge chaude auprès d’un de ses confrères : «On condamne le beurrier ; mais on ne condamne pas le beurre.»

 

Le discours des curés et les reportages sur la manifestation eurent l’effet d’une bombe chez les membres de l’association gaie. Le président convoqua une réunion spéciale. Quarante-deux personnes se présentèrent sur 53 membres. On décida de descendre dans la rue le mercredi. Le président avait conclu en disant :

- Tel que convenu, recrutez chacun 10 personnes parmi vos proches et vos amis.

 

Depuis l’annonce de l’entrée en scène de la coalition, Maryse et Benjamine ne lisaient plus les journaux et n’écoutaient plus les nouvelles. Sébastien et Fred-Éric avaient fait de même. Toutefois, ils s’étaient posé bien des questions : «Qui a été à l’origine de la nouvelle ?», «Qui a fourni les photos ?», «Qui a donné tous les détails sur leur vie privée ?», «Qui fit savoir que Fred-Éric travaillait au réseau PAT ?» Ils avaient longuement discuté de ces questions. Ils se sentaient diminués qu’on ait violé leur vie privée, qu’on les ait livrés en pâture sur la place publique. Ils réalisaient combien était précaire une place dans la société. Ils se disaient que, finalement, chacun laisse des traces partout ; que les albums souvenirs du secondaire, du cégep ou de l’université paraissent inoffensifs, mais peuvent trahir. La photo de Fred-Éric, c’était clair qu’elle avait été prise à Québec. Il essayait de deviner les circonstances. Toutes les photos publiées avaient été maquillées. Ils pointaient souvent Bruno ; mais faute de preuves, ils lâchaient prise. «Je n’ai pas parlé à Stéphan depuis la fin des cours au Collège, pensait Fred-Éric. Il y a sûrement certains détails que Bruno ne connaît pas.»

 

Dans leur randonnée vers Sérigny, Fred-Éric et Sébastien avaient évoqué le long chemin que chacun avait parcouru ; Fred-Éric, depuis son départ de Sault-aux-Roses ; Sébastien, depuis son accident. Leur chemin avait été pénible. C’était, pour chacun d’eux un retour à la vie, affective pour Fred-Éric, physique pour Sébastien. Ce retour au passé ne les rendait pas nostalgiques. Au contraire, il leur insufflait un regain d’énergie qu’ils n’avaient pas encore connu. Ils souhaitaient que Benjamine et Maryse soient dans le même état : ce qui fut le cas. Depuis une semaine, les deux femmes n’avaient pensé qu’aux préparatifs de la fête et ça les emballait.

 

La manifestation organisée par l’Association des gais et lesbiennes fut une surprise totale. Près de 2000 personnes marchèrent dans les rues. Les organisateurs avaient invité toute la population, par l’intermédiaire des médias, en faisant de cet événement une défense des libertés individuelles. Sur la bannière qui précédait la marche, on pouvait lire : «Respectons les libertés de chacun et de chacune.» Les manifestants scandaient le texte de la bannière et ajoutaient en réponse ; «si nous voulons être respectés.» Les pancartes étaient nombreuses. Elles étaient plus artisanales que celles de la précédente manifestation. On sentait que les gens avaient exprimé leur désir de ne pas encourager la répression. La plupart portaient des messages positifs comme : «Les gais et lesbiennes sont mon frère, ma sœur.», «Laissons vivre et nous vivrons dans la paix.», «Mon fils est gai et j’en suis fier.», «Les gais ont le droit de célébrer leur union.», «L’amour est plus fort que le sexe.», «Ma fille est gaie et je la respecte.» Plusieurs curieux s’étaient massés le long du parcours et de temps à autre, on voyait un couple de sexe différent se parler à voix basse et rejoindre la manifestation. On sentait vraiment que les gens voulaient en finir avec cette affaire.

 

*    *    *  *  *

 

Dès que Madame Dugris avait appris le projet de ses deux enfants, elle avait communiqué avec le père de Maryse. Celui-ci l’avait invitée à souper au restaurant le mieux coté de la ville. Madame Dugris avait fait état de sa peine de voir ses enfants prendre une telle voie. Le père de Maryse était du même avis. Quand il parlait, Madame Dugris le regardait avidement, buvant par lampée ses paroles. Dans sa tête, elle le comparait à Raymond. «Il ressemble un peu à Raymond, assez catégorique ; mais en plus il est charmant et imprégné de mondanités.» Elle n’avait jamais côtoyé des gens fortunés, des gens qui avaient une influence certaine sur la communauté locale. Elle était fière d’accompagner un membre de l’élite de Sérigny. Souvent, les gens s’arrêtaient pour serrer la main de Monsieur Duranteau et lui dire un mot. Dès le départ, une certaine complicité s’établit entre les deux. Avant de partir, Monsieur Duranteau lança :

- J’aimerais ça, Marie-Rose, qu’on se rencontre à nouveau. Nous pourrons ensemble suivre la situation de façon à protéger nos enfants.

 

Madame Dugris avait acquiescé spontanément, d’autant plus que, pour la première fois, il l’appelait Marie-Rose. Depuis que Monsieur Duranteau était revenu de ses vacances, ils se rencontraient une fois par semaine, à l’heure du dîner. Madame Dugris avait proposé ce moment pour ne pas éveiller les soupçons de Raymond. C’est ensemble qu’ils avaient pris la décision de ne pas aller à la cérémonie. «Nos enfants ont le droit de poser ce geste, avait dit Monsieur Duranteau. Ce sont des adultes. Nous aussi, nous avons le droit de prendre nos décisions.»

 

Madame Dugris avait alors raconté l’émoi qu’elle avait vécu quand Fred-Éric ne s’était pas présenté au service funèbre de son père. Elle disait alors regretter d’être obligée de poser le même geste. Souvent, elle remettait en cause cette décision ; mais Monsieur Duranteau se servait de son charme pour la calmer et la convaincre. Chaque fois qu’ils se rencontraient, le temps passait à une vitesse vertigineuse. Les deux semblaient bien ensemble. Monsieur Duranteau admirait la naïveté de cette femme et surtout son sens profond de la soumission.

 

Ils se rencontrèrent à nouveau le jeudi avant la cérémonie. Cette fois-là, Madame Dugris avait la douleur à fleur de peau. Elle s’effondra sur sa chaise et versa discrètement une larme. Monsieur Duranteau fut ému. Il prit sa main.

- Marie-Rose, je sais ce que tu vis. Notre foi en Dieu ne nous permet pas d’assister à cette cérémonie. Si nous marchons sur notre foi, j’ai peur que Dieu ne nous le pardonne jamais. Tu te rappelles qu’à notre confirmation, nous avons promis devant Dieu et devant les hommes de renoncer aux démons et à ses pompes. Nous ne devons pas succomber à la tentation de plaire aux hommes pour déplaire à Dieu.

 

Ces paroles eurent pour effet de rassurer Madame Dugris. À un moment donné, elle dit :

- J’aurais tellement aimé aller à cette cérémonie pour montrer l’amour que je porte à mes enfants. Le petit Serge va être là et moi je n’y serai pas.

- Moi aussi, Marie-Rose, j’aimerais ça être là pour reprendre contact avec ma fille. C’est dur d’être obligé de couper les liens avec un enfant. J’en souffre énormément. C’est une grande épreuve pour nous. Nous devons l’offrir en rémission de nos péchés. Peut-être que nous serons récompensés au centuple ?

- Tu as bien raison. Je radote toujours la même chose.

- Au fait, Marie-Rose, as-tu quelqu’un dans ta vie ?

- Non.

- Nous aurions pu y aller ensemble. J’aurais été accompagné de la femme la plus gentille de la ville.

 

Madame Dugris ne répondit pas. La conversation bifurqua alors sur les derniers événements. On parla de la rumeur qui circulait en ville, à savoir que la coalition anti-gaie voulait empêcher l’accès au temple.

 

Cette rumeur fut confirmée le vendredi matin. Le quotidien titrait : «L’affaire gaie, la coalition va bloquer les portes.» Quand le père de Maryse lut la nouvelle, il sentit son sentiment de père s’éveiller. «On ne fera pas mal à ma fille.» Il appela le bureau du maire. Ayant finalement rejoint ce dernier, il lui demanda d’intervenir à la télévision pour calmer les esprits. Le directeur général de la ville fut chargé d’établir les contacts avec le réseau PAT. Ils firent une entrevue avec le maire.

 

 L’entrevue fut présentée dans le cadre des nouvelles locales. Il y avait deux manchettes : «Le maire intervient dans l’affaire gaie.» et l’autre, «L’Association des gais et lesbiennes veut empêcher qu’on bloque l’accès à la cérémonie gaie.». En fait, les trois quarts du temps furent consacrés à l’affaire gaie.

- Monsieur le maire, que pensez-vous de ce qui se déroule à Sérigny concernant l’affaire gaie ?

- Je dois d’abord dire que je n’ai pas l’habitude de m’immiscer dans les affaires personnelles de mes concitoyens. Ce n’est pas mon mandat. Cependant, l’affaire a pris de telles proportions que je dois faire un appel au calme. Je demande aux citoyens de renoncer à empêcher la cérémonie. On a le droit de ne pas être d’accord ; mais on n’a pas le droit d’intervenir pour brimer les droits des autres. S’il vous plaît, laissez de côté vos passions et faites appel à votre raison.

- Un journal a titré cette semaine : «Sérigny, ville anti-gaie ?». Que pensez-vous de cette affirmation ?

- Je suis désolé que les sérignois et les sérignoises aient pu être perçus comme anti-gais. Ce n’est pas du tout la vérité. Les gens ici ont une grande ouverture d’esprit. Ils l’ont manifesté à plusieurs occasions dans le passé. Il ne faudrait pas que nous ayons à subir collectivement les conséquences de gestes posés par quelques individus. Je le répète. Les esprits doivent se calmer.

- Monsieur le maire, pensez-vous que les couples qui vont s’unir ont eu tort de le faire ici ?

- Pas du tout. Je respecte les gais et les lesbiennes. Il y en a à Sérigny. Ce sont d’excellents citoyens et d’excellentes citoyennes. Ils paient des taxes comme tout le monde. Sérigny va vivre, je l’espère, un événement qui va la faire grandir. Quand la poussière sera retombée, on verra qu’on a eu tort de s’emporter.

- En terminant, avez-vous un dernier message pour la population ?

- Oui. Le respect de la vie privée des gens est une valeur essentielle pour le développement d’une petite ville. Qui va vouloir venir s’établir ici si on n’évolue pas dans notre pensée et dans nos relations ?

- Merci, Monsieur le maire.

 

Le reportage suivant montrait le président de l’Association des gais et lesbiennes dans les locaux du groupe. «Notre objectif, expliqua-t-il, ce n’est pas d’affronter la Coalition ; c’est de soutenir les quatre personnes qui ont fait un choix et qui veulent réaliser leur rêve. Nous avons communiqué avec la Sûreté municipale. Ils nous ont assurés qu’ils feraient tout en leur pouvoir pour que la paix et l’ordre soient préservés. Les dix personnes que vous voyez ici sont des gais et lesbiennes qui, chacun à leur façon, ont subi de la répression. Ils ne se sont jamais montrés en public. Ils ont décidé aujourd’hui de faire leur sortie gaie.»

 

Pendant que le président parlait, la caméra montrait en gros plans les personnes présentes dans le local. Tous avaient accepté au préalable ce scénario. Pour la troisième nouvelle, c’était au tour de la sécurité. Un agent de la Sûreté municipale parla des deux manifestations qui s’étaient déroulées cette semaine dans le calme. Il promit que tout avait été prévu pour que la cérémonie ait lieu dans l’ordre. Il conclut : «Sérigny est une ville tolérante et tous les citoyens de cette ville sont égaux devant la loi, qu’ils soient gais ou pas.»

 

Le dernier reportage parlait de la situation des gais à Montréal. On y voyait des images du Village gai et de la parade de la Fierté gaie. On avait interviewé le pasteur gai de Montréal qui était à Sérigny pour la cérémonie. Il témoigna en faveur d’une plus grande tolérance envers les gais et les lesbiennes. Il réaffirma le droit de célébrer son amour, sans égard au sexe.

 

Les quatre héros avaient été informés par la parenté de la teneur du bulletin à venir. En manchettes, au début de chaque heure, PAT avait indiqué qu’il traiterait de l’affaire gaie. Ils avaient écouté l’émission. Ils étaient rassurés.

- Je suis persuadée, dit Maryse, que demain rien ne viendra assombrir notre bonheur. Il me semble que le vent commence à tourner.

 

Le téléphone sonna. C’était le pasteur.

- La police municipale craint qu’il y ait beaucoup de curieux demain, dit le pasteur. Pour éviter tout problème, elle nous a demandé d’engager un agent de sécurité pour contrôler l’accès à la salle de la cérémonie. Êtes-vous d’accord ?

- J’avais prévu que mon frère recueille les cartes d’invitation, dit Maryse. Dans les circonstances, je suis d’accord. Je vais m’en occuper.

- Est-ce que ton père sera présent ?

- Non, ma sœur m’a appelé cet après-midi. Il ne veut pas céder.

- Et Madame Dugris ?

- Elle, aussi. Mais, on sent qu’elle est tiraillée.

- C’est bien normal. Une autre chose. Vu les circonstances, demain, il serait bon que vous arriviez 30 minutes avant la cérémonie.

- Pourquoi ?

- C’est la police qui m’a demandé ça.

- Vous me faites peur, là.

- Ne soyez pas inquiète. La police a recueilli des informations. Elle est certaine de garder le contrôle de la situation. Ne soyez pas surpris si demain, en arrivant, vous voyez des autos de patrouille un peu partout autour du temple. Vous le savez comme moi, les gens de Sérigny ne sont pas des casseurs. Ils ont, comme vous, leur fierté.

 

Maryse appela une agence de sécurité. Elle demanda que, le lendemain matin, l’agent vienne chercher la liste des invités et les laissez-passer pour la réception. «Nous voudrions, dit-elle, qu’il recueille les cartes et remette un laissez-passer pour la réception à chacun d’eux. Je rappellerai cette procédure à votre agent quand il viendra demain matin.»

 

Le quatuor ajusta leur planification en fonction de ces nouvelles données. Ils repassèrent les différents moments de la cérémonie. Toute la soirée, ils firent des hypothèses sur le déroulement de l’événement. «Allait-on avoir des problèmes ?»

 

Le jour G était enfin là. Le soleil était radieux. Le mercure marquait 24 degrés. Un vent léger faisait bouger les feuilles des arbres. La nature semblait approuver cette double union. Les héros de la fête étaient heureux. Leur visage était épanoui et laissait voir une joie très intense. Tous les événements des semaines précédentes étaient oubliés. Une seule déception : l’absence du père de Maryse et celle de Madame Dugris. Vers 11 heures, ils prirent un léger brunch. Puis, ce fut la toilette et l’habillement.

 

Une limousine de couleur rose stationna devant l’immeuble à 15 heures 50. Raymond la vit arriver.

- La limousine arrive. Elle est rose comme tes enfants.

- Raymond, c’est pas le temps de dire des conneries.

 

Elle s’avança vers la fenêtre. Elle était là, incapable de dire un seul mot. Ses deux enfants vivaient un événement important. Elle avait choisi de ne pas les accompagner. Un peu plus tard, elle vit sortir de l’immeuble les quatre jeunes resplendissant de santé et de bonne humeur. Sébastien et Maryse prirent place sur la banquette derrière le chauffeur avec Serge. Maryse regarda Sébastien en riant.

- La nouvelle union n’a pas encore été célébrée.

 

Les deux Dugris s’installèrent sur l’autre banquette. En embarquant dans l’auto, Benjamine et Fred-Éric regardèrent vers le logement de leur mère. Celle-ci recula pour ne pas qu’ils l’aperçoi­vent. Elle les vit partir et se mit à pleurer. Elle s’assit à la table et enfouit sa figure dans ses mains. Raymond ne comptait plus. Au bout de quelques minutes, elle se leva.

- J’appelle le père de Maryse. Je veux aller à la cérémonie avec mes enfants.

- Tu n’as pas de vêtements pour une noce.

- Je vais mettre le costume que j’ai acheté pour le service anniversaire. Il est de couleur neutre. Il sera de mise.

- Tu sais bien que Monsieur Duranteau ne cédera jamais.

- Laisse-moi faire.

- Écoute, Marie-Rose. Si tu vas à la cérémonie, tu m’oublies. Je suis sérieux. C’est à prendre ou à laisser.

- J’ai compris, Raymond.

 

À un demi-kilomètre du temple, la circulation se faisait au ralenti.

- Il y a du monde dans le coin, dit Benjamine. Que se passe-t-il ?

- Ce sont sûrement nos fans, reprit Sébastien en badinant.

 

Deux cents mètres plus loin, un policier arrêta la limousine.

- Vous allez à la cérémonie ?

- Oui.

- Vous pouvez continuer. Mais, il n’y a plus de stationnement disponible 200 mètres à la ronde autour du temple.

 

Avant que la limousine ne parte, le policier se pencha vers les quatre tourtereaux.

- Je vous souhaite beaucoup de bonheur. Je vous admire pour votre audace. Ne soyez pas inquiets. La situation est entièrement sous contrôle. Nous sommes ici depuis 14 heures. Nous sommes maintenant une dizaine de policiers. D’autres sont disponibles au poste de police. Les gens sont très calmes. Même à ce qu’on me dit, les gens de la Coalition collaborent très bien.

 

Tout au long du parcours, les gens se déplaçaient à pied vers le temple. La limousine s’arrêta enfin. Il était 16 heures et 5 minutes. Le petit parc devant l’église était plein à craquer. Des dizaines d’autos de la Sûreté municipale étaient là. Il y avait même en retrait des autos de la Sûreté du Québec. La police avait posé des barrières et un cordon de sécurité pour conserver libre l’allée d’accès. Près de l’en­trée, il y avait la Coalition anti-gaie. Ils étaient une vingtaine. En face, il y avait l’Association des gais et lesbiennes avec une centaine de personnes qui agitaient le drapeau gai. Des membres de l’Association se promenaient dans la foule et distribuaient le drapeau gai à ceux qui le voulaient.

 

Il y avait là une bonne douzaine de journalistes, de nombreux micros et cinq caméras de télévision. Même la Presse canadienne avait délégué un journaliste. Les quatre tourtereaux débarquèrent de la limousine. Ils étaient estomaqués. Les gens commencèrent à applaudir doucement, puis un peu plus fort. Maryse se pencha vers son amie et lui souffla à l’oreille : «Benjamine, nous devons franchir ce corridor, la tête haute.» Deux policières s’approchèrent de Benjamine et de Maryse. Elles escortèrent jusqu’à l’entrée les deux femmes qui se prenaient par la main. À leur passage, les gens applaudissaient encore plus fort. Les micros étaient dirigés vers elles ; les journalistes posaient des questions ; mais elles ne s’en occupèrent pas. Quelques huées provenant de la Coalition ne réussissaient pas à percer. À la porte, un agent de sécurité, en riant, s’adressa aux deux femmes :

- Avez-vous votre carte d’invitation ?

 

Les deux policières retournèrent. Deux policiers prirent la relève et accompagnèrent les deux amoureux. Quelqu’un s'était mis à scander «Sébastien» et les autres avaient suivi. On entendait : «Sébastien, Sébastien». Il était très ému. Il pensait que les gens se souvenaient de son accident et que c’était leur façon de lui marquer leur compassion. Le spectacle de deux jeunes hommes se tenant par la main faisait vibrer d’émotions les spectateurs. Pour la plupart, c’était la première fois qu’ils voyaient cela. Le président de l’Association des gais et lesbiennes les attendait à l’inté­rieur ayant dans ses mains des dizaines de drapeaux gais.

- Voilà, dit-il. Ce drapeau a été confectionné pour vous. Voyez.

 

D’un côté, on voyait les six bandes colorées du drapeau arc-en-ciel. De l’autre côté, on pouvait lire : «Beaucoup de bonheur, Benjamine et Maryse, Fred-Éric et Sébastien.» Il y avait le nom d’une compagnie de bière.

- Imaginez-vous, dit le président, que cette compagnie a produit 1000 drapeaux pour la fête. Le directeur du marketing m’a proposé ça à condition qu’on les distribue. Il m’a dit : «Pour nous 100 ou 1000 drapeaux, c’est à peu près le même coût. On prend une chance avec 1000 ? Ce qui restera vous servira pour les marches que vous organisez.» C’est un cadeau surprise qu’on voulait vous faire.

 

Un journaliste et un cameraman du réseau PAT étaient à l’intérieur. Le directeur général avait appelé Fred-Éric pour lui demander l’autorisation. Après beaucoup d’hésitations, le quatuor avait accepté. Il y avait aussi là le photographe privé dont ils avaient retenu les services. Le pasteur vint chercher le quatuor. Serge les accompagna. Ils regagnèrent un bureau attenant. Ils se félicitaient de la façon dont les choses se déroulaient.

- La cérémonie va sûrement commencer en retard, dit le pasteur. Nous allons attendre que vos invités arrivent. Ce n’est pas grave.

 

Vers 16 heures 45, l’un des gardiens de sécurité entra dans le bureau.

- J’ai compté 28 invités présents.

- Nous avions prévu accueillir 31 personnes, dit Maryse. Est-ce que la foule est nombreuse à l’extérieur ?

- J’ai parlé avec un policier tantôt. Il estime qu’il y avait au moins 1500 personnes vers 16 heures 30. Tous les drapeaux ont été distribués. Actuellement, il reste seulement une centaine de personnes dehors. Les médias ont interrogé beaucoup de gens.

- Nous commençons dans cinq minutes, dit le pasteur.

 

Les quatre amoureux entrèrent dans la salle gaiement décorée. Serge prenait la main de son père et de sa mère. Les invités agitèrent leur drapeau gai et crièrent hourra. Quatre fauteuils roses étaient placés devant l’estrade. Au centre, un petit fauteuil de même couleur. On pouvait voir, de gauche à droite, Benjamine, Maryse, Serge, Sébastien et Fred-Éric. Tous portaient des bottes de cuir noires et un pantalon de cuir noir. Cela avait été une suggestion de Maryse. Les femmes portaient une blouse rose décorée de franges bleu pâle. Les hommes revêtaient une chemise à manches courtes bleu pâle avec une cravate rose. Le petit Serge était mignon dans ses petites bottes de cuir et son pantalon de cuir. Il portait un T-shirt blanc au dos duquel était écrit : 2 + 2 = 5. Tous étaient coiffés à la mode ; mais ne portaient rien sur la tête.

 

En s’assoyant, Fred-Éric se pencha vers son ami.

- As-tu remarqué ? Bruno est là.

- Je l’ai vu. Laisse-moi faire.

 

Le pasteur fit signe que la cérémonie débutait. Sébastien se leva et se dirigea vers Bruno.

- Bruno, dit-il d’une voix forte, tu n’as pas été invité. Tu n’es pas le bienvenu ici. Je te prie de quitter immédiatement. Si tu importunes encore Fred-Éric, je serai désormais sur ta route.

 

Bruno devint livide. Il regarda Stéphan qui ne broncha pas. Il se leva et quitta. Un froid parcourut l’assemblée. La cérémonie commença par des extraits de la Bible, puisés dans le Cantique des Cantiques. Claude monta sur l’estrade.

 

Pour Sébastien et Fred-Éric.

«Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché

celui que mon cœur aime.

Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé.

Je me lèverai donc, et parcourrai la Ville.

Dans les rues et sur les places,

je chercherai celui que mon cœur aime. 

Mon bien-aimé est frais et vermeil,

il se reconnaît entre dix mille.

Sa tête est d’or, et d’un or pur.

Ses yeux sont comme des colombes,

sur l’eau d’un bassin, se baignant dans le lait.

Ses joues, des parterres d’aromates.»

 

Fred-Éric était ému. La première partie du texte décrivait son cheminement. Une sœur de Maryse prit place à son tour sur l’estrade.

 

Pour Maryse et Benjamine,

« Que tu es belle, ma bien-aimée,

que tu es belle !

Tes yeux sont des colombes,

Tes cheveux comme un troupeau de chèvres,

Tes dents, un troupeau de brebis tondues,

Tes lèvres, un fil d’écarlate,

et tes discours sont ravissants.

Tes joues, des moitiés de grenade.

Tu es toute belle, ma bien-aimée,

et sans tache aucune.»

 

Un bruit se fit entendre. La porte s’ouvrit. Tous les yeux se tournèrent. Monsieur Duranteau entrait avec Madame Dugris, bras dessous bras dessus. Lui, avait un bel habit bleu et elle, un ensemble aux couleurs tendres. Tout le monde se mit à applaudir. Serge courut et se jeta dans les bras de maman Dugris. Les quatre tourtereaux oublièrent le protocole et allèrent recevoir ces deux précieux invités. Les embrassades étaient remplies d’émotions et d’amitié. Tante Louise regarda la scène et laissa s’écouler une larme. La cérémonie reprit.

 

«Que ton amour a de charmes,

ma sœur, ma fiancée.

Que ton amour est délicieux ... Plus que le vin !

Et l’arôme de tes parfums, plus que tous les baumes !»

 

Le pasteur prit la parole. Il souhaita à tous la bienvenue à cette cérémonie d’amour et de partage. Il continua : - Nous avons demandé à chacun des quatre amoureux de nous présenter un ou des objets qui les ont marqués dans la vie.

 

Benjamine prit son sac de couchage. Elle raconta le plaisir qu’elle avait eu à faire du camping sauvage avec des jeunes campeuses et que, c’est dans une nuit en pleine forêt, qu’elle avait décidé de consacrer sa vie aux jeunes enfants. Maryse avait apporté un paquet de bardeaux de bois, un marteau et des clous à bardeaux. «Je me dois d’abord, dit-elle, de vous expliquer la signification du 2 + 2 = 5 du T-shirt de Serge. Serge aura bientôt deux papas et deux mamans. Nous serons cinq. Aussi, il a cinq ans aujourd’hui.»

 

Elle parla du plaisir qu’elle éprouvait de sentir les bardeaux et de voir une toiture complètement recouverte. Elle expliqua que la disposition des bardeaux respirait l’ordre et l’harmonie. Sébastien présenta son carré magique rempli de dessins et expliqua que ce carré magique avait été un élément important dans sa guérison. Il parla aussi de la qualité du support qu’il avait alors obtenu. Fred-Éric, lui, présenta un tilleul. Il raconta son amitié avec le tilleul des Plaines d’Abraham.

 

Après la prestation d’une chanson d’amour composée exprès pour la circonstance par une artiste locale, le pasteur prit la parole. Il présenta son confrère de Montréal et le cheminement qu’il avait suivi avant de présider la cérémonie. Il continua : - Mes amis, ce qui se passe ici aujourd’hui est très important. Fêter l’amour n’est pas un événement mineur. Bien sûr, vous êtes habitués à le faire pour des couples de sexe différent. Aujourd’hui, vous avez devant vous deux jeunes hommes qui s’aiment et deux jeunes femmes qui s’aiment. Ils ont voulu déclarer cet amour aux yeux de leur famille et de leurs amis. Ils n’auront plus à se cacher ; ils n’auront plus à faire semblant. C’est pour nous tous une leçon de courage et de dignité.

 

Il parla de l’importance de s’aimer et de se soutenir dans une union. Il continua. - Les événements que nous avons vécus depuis quelques semaines nous montrent que leur choix n’est pas de tout repos. Ils auront sans doute d’autres épreuves à subir, c’est le lot de la vie. Cependant, d’autres, après eux, auront la voie ouverte. Nous pensons que ce qui s’est produit à Sérigny, cette semaine, ne se reproduira plus jamais dans cette ville. Un jour, Maryse m’a parlé de leur corridor. Vous voyez. Ils ont parcouru un long corridor. Souvent, ils l’ont fait dans la noirceur et dans l’incompréhension. Mais, ils étaient déterminés à voir la lumière en son bout. Aujourd’hui, le Seigneur a répondu à leurs attentes. Il se présente comme une lumière et c’est lui qui va continuer à les guider.

 

Il continua son discours en demandant aux gens de pardonner à ceux qui avaient été excessifs au cours de la campagne médiatique et d’attacher beaucoup d’importance aux valeurs du respect et de la tolérance. Il conclut en disant : - Vous voyez. Ils sont beaux ces quatre tourtereaux. Ils ont le cœur rempli d’amour. Ils sont épanouis et respirent le bonheur. Ce n’est pas deux lesbiennes et deux gais, ce sont quatre êtres humains qui mordent dans le tissu de la vie. Gâtez-les à l’avenir. Ils le méritent.»

 

Son discours fut vivement applaudi.

- Maintenant, nous allons procéder aux promesses d’amour. Maryse, acceptez-vous de vivre avec Benjamine en vous aidant mutuellement à grandir et à cultiver votre amour ?

- Oui, j’accepte.

 

L’émotion était très forte. Tante Louise décocha une larme. «Si j’étais jeune.» Le père de Maryse éprouva soudain une grande fierté pour sa fille. Il ne l’avait jamais vue aussi heureuse. Il se pencha vers Marie-Rose et lui souffla : «Peut-être qu’un jour ce sera notre tour.»

 

- Benjamine, acceptez-vous de vivre avec Maryse en vous aidant mutuellement à grandir et à cultiver votre amour ?

- Oui, j’accepte.

 

Maman Dugris regardait la scène. Sa petite fille venait de s’envoler, tel un oiseau qui batifole dans le ciel. Elle regarda Monsieur Duranteau et lui fit un sourire complice. Claude admirait la sérénité de Benjamine et son assurance, elle qui était de nature effacée.

 

- Sébastien, acceptez-vous de vivre avec Fred-Éric en vous aidant mutuellement à grandir et à cultiver votre amour ?

- Oui, j’accepte.

 

La mère de Sébastien éclata en sanglots. Elle se tourna vers son mari et lui dit : «C’est le plus beau jour de ma vie. Je viens de comprendre ce qu’est l’authenticité.»

 

- Fred-Éric, acceptez-vous de vivre avec Sébastien en vous aidant mutuellement à grandir et à cultiver votre amour ?

- Oui, j’accepte.

 

Maman Dugris se revit au service funèbre sans son Fred-Éric. Elle était tellement heureuse d’être là. Elle l’aimait encore plus son Freddy. Depuis son départ de Sault-aux-Roses, elle avait souvent eu peur qu’il se perde dans la vie. Elle se pencha vers son nouvel ami et lui donna un généreux bec sur la joue. Michel et Stéphan pensaient à la chance que Sébastien avait de s’unir à Fred-Éric.

- Maintenant, dit le pasteur, vous pouvez ...

- Et moi, vous ne me demandez rien, intervint Serge.

 

Le pasteur eut un moment de surprise. Il reprit :

- Serge, acceptes-tu que ton papa vive avec Fred-Éric et que ta maman vive avec Benjamine ?

- Oui, j’accepte.

 

Ce fut le moment le plus émouvant de la cérémonie. Serge avait volé la vedette. L’assemblée manifesta sa joie. Le pasteur invita les personnes présentes à venir transmettre leurs vœux de vive voix. Maman Dugris fut la première. Elle félicita les quatre héros de la fête et serra Serge de toutes ses forces.

- Je t’aime Serge. Tu es maintenant mon petit-fils. Je suis enfin grand-maman.

FIN

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