(Dessin réalisé au primaire)

Les charleries

Bienvenue sur mon blogue,

Ce blogue contient des souvenirs, des anecdotes, des opinions, de la fiction, des bribes d’histoire, des récréations et des documents d’archives.

Charles-É. Jean

Contes

# 3325                 25 décembre 2016

 

La crèche de Noël

Dans une étable de Bethléem, une dizaine d’animaux attendaient le messie, c’est-à-dire le printemps pour aller gambader dans la nature.

 

Un bœuf appelé Noël s’approcha d’un âne qu’on surnommait Sapin.

- Comment as-tu pu quitter ta crèche, s’enquiert Sapin ?

- L’intendant de mon maître m’a détaché, de reprendre Noël. Il a accueilli un couple : Joseph et Marie. La femme est en train d’accoucher dans ma crèche.

- Vraiment ? Dans ta crèche ?

- Ils sont pauvres. Ils n’ont pas de toit. Personne n’a accepté de les héberger pour la nuit. Écoute. Par ses cris, la femme est en délivrance.

- Je n’ai jamais été témoin d’une pareille situation.

- Moi non plus.

 

Les deux nouveaux amis gardèrent quelques minutes de silence. L’âne reprit :

- Je viens de recevoir un texto de la part du maître. L’enfant est né et il s’appellera Jésus. L’intendant va me détacher et avec toi, le maître veut que nous allions réchauffer le nouveau-né.

- Y as-tu pensé, mon beau Sapin ? Moi Noël, je vais devenir célèbre. Dans l’avenir, on parlera de ma crèche, la crèche de Noël. Texte un blogueur pour qu’il vienne et qu’il puisse annoncer la Bonne Nouvelle. Ainsi, on parlera de moi.

 

Sapin et Noël s’empressèrent de rejoindre l’enfant. Bientôt, l’âne reçut un nouveau texto qu’il fit lire au bœuf :

- Nous sommes trois rois mages, Melchior, Gaspard et Balthazar. Les astres par leur alignement nous ont informés qu’un messie venait de naître. Nous avons un GPS et nous nous dirigeons vers l’étable où vous êtes. Nous apporterons au nouveau-né de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Nous pensons arriver dans quelques jours.

 

À ce moment, on cogna à la porte. C’était deux bergers.

- Nous venons réchauffer l’enfant, dirent-ils. Ce n’est pas un enfant comme les autres.

 

Quelques instants plus tard, l’âne bafouilla :

- As-tu vu qui est derrière nous ?

 

Le bœuf se retourna :

- Mais ce sont des anges du ciel. Il se passe sûrement un événement hors de l’ordinaire.

- Je n’aurais pas dû communiquer avec un blogueur, de reprendre l’âne. Je vais envoyer un texto au maître pour lui demander de placer des blocs de béton devant l’étable. On ne sait jamais. Peut-on faire confiance aux rois mages ? Bien plus, des terroristes pourraient venir tuer l’enfant. Notre vie est en danger.

 

C’est ainsi que Jésus fit son apparition sur terre. Il n’était pas au bout de ses peines.

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# 3235                 19 novembre 2016

 

La dernière messe

Le premier colon qui s’aventura dans les concessions de Sainte-Épinette était Tobie Bienaimé. On était en 1889. Tobie avait 31 ans. Il était marié depuis 10 ans et il vivotait sur les deux arpents de terre que son père lui avait donnés à même son bien. Il avait déjà six enfants et il rêvait d’une grosse famille.

 

Un jour, il pensa qu’il était temps de changer le cours de sa vie. Il alla consulter le notaire de la ville voisine lui disant qu’il voulait obtenir un lot en bois debout. Celui-ci l’informa que le premier ministre Honoré Mercier avait créé un ministère de la Colonisation dont il était lui-même titulaire et que le curé Antoine Labelle en était le sous-ministre. Il ajouta : « La Seigneurie-des-Bois a conclu des ententes avec le Ministère. Des lots non défrichés sont disponibles au sud du sixième rang de Sainte-Épinette à de bonnes conditions. »

 

Pour favoriser la colonisation, le Gouvernement subventionnait l’achat de terres en garantissant l’étalement de paiement. Pour une terre de 10 arpents, en exceptant la première année, l’acquéreur devait s’engager à payer 100 dollars par année pendant 10 ans. Une condition importante s’appliquait. Le colon devait commencer à ensemencer à partir de la deuxième année.

 

Tobie était ravi de ce plan. Le notaire lui promit de faire toutes les démarches nécessaires. En juillet 1889, notre homme était propriétaire d’une terre boisée de 10 arpents au septième rang de Sainte-Épinette.

 

Il vendit le lopin de terre obtenu de son père à un de ses frères. Armé d’un sac de couchage fabriqué par sa femme, d’une hache et d’une scie, il parcourut à pied la distance qui séparait le sixième et le septième rang. Arrivé sur son lot, il se mit à genoux, les bras en croix. Pointant le ciel, il remercia son Dieu de lui avoir donné ce trésor.

 

Tobie était-il naïf ou irréfléchi ? Pas du tout. Il savait qu’il aurait à subir des mois de privation de toute sorte pour mener à terme son projet. Les premières nuits, il coucha caché sous les épinettes. Pendant ce temps, il se construisit une cabane rustique qui aurait mieux convenu à un renard qu’à un homme. Le tout était composé de pièces de bois superposées et enchevêtrées avec un toit plat.

 

En septembre, un homme vint rencontrer Tobie, lui annonçant qu’il était inspecteur de la colonisation et qu’une route serait construite dès l’été prochain pour joindre le rang 7 de Sainte-Épinette. Une autre route, transversale celle-là, était prévue. Elle traverserait toutes les terres du rang 7 afin d’attirer de nouveaux colons. Notre homme jubilait. Il avait lu le roman d’Antoine Gérin-Lajoie intitulé Jean Rivard, le défricheur. Il réalisait que sa situation serait beaucoup plus facile que celle de Rivard.

 

Deux ans plus tard, sa femme et ses enfants vinrent demeurer de façon permanente dans une maison rustique, mais très habitable, d’autant plus qu’un poêle tout neuf trônait dans la cuisine. Cet appareil qui servait au chauffage et à la cuisson des aliments était un bonheur pour la femme au foyer, mais aussi pour tous les membres d’une famille. Pendant l’hiver, les veillées autour du poêle qui répand sa chaleur étaient très agréables pour la jeune famille de Tobie.

 

Les années passèrent. D’autres colons achetèrent des terres dans le rang 8, puis dans les rangs 9 et 10. Les gens pensèrent qu’il était temps de se dissocier de Sainte-Épinette. Une délégation se rendit au presbytère de ce lieu pour que le curé demande à l’évêque de désigner les rangs 7 à 10 comme faisant partie d’une nouvelle paroisse. Ils suggérèrent le nom de Saint-Tobie. Un an plus tard, ils apprirent que l’évêque avait acquiescé en partie à leur demande. La nouvelle paroisse s’appellera Saint-Sapin. Le dignitaire ecclésiastique avait écrit : « Le sapin et l’épinette sont des membres d’une même famille, les conifères. Les gens de Saint-Sapin et de Sainte-Épinette devront se côtoyer longtemps et n’auront pas le choix que de vivre paisiblement ensemble. »

 

L’évêque délégua comme desservant le curé de Sainte-Épinette. Ce dernier proposa aux chefs de famille de bâtir une chapelle. Des dissensions apparurent sur l’emplacement du bâtiment. Tobie se contenta d’être spectateur. Au besoin, il intervenait pour calmer certains récalcitrants, mais pas plus. La chapelle fut construite au centre du rang 7.

 

Après quelques années, un curé résident fut nommé. Il fallait une église. De nouvelles dissensions virent le jour. Les uns voulaient la placer tout près de la chapelle, les autres préféraient un emplacement au rang 8, soit plus au centre de la paroisse. Finalement, l’évêque trancha en faveur du rang 8.

 

Les années passèrent. La paroisse s’enrichissait de temps à autre de petits commerces et de petites entreprises. À peu près tous les services dont les gens avaient besoin étaient offerts dans la localité. Les gens n’étaient pas riches, mais ils vivaient agréablement mêlant les festivités d’été et d’hiver avec des événements tragiques.

 

La foi des gens envers l’Église catholique était soutenue par des curés, parfois insoucieux, parfois zélés. La morale était souvent l’objet de leur préoccupation prétextant qu’un peuple moralement sain a plus de chances de s’épanouir. Il ne fallait pas aussi oublier le ciel, l’ultime récompense pour les croyants.

 

Le maire et les conseillers étaient un peu en retrait. Ils veillaient à procurer des services à la communauté, tout en sachant que le curé les surveillait de près.

 

À partir des années 1960, tout a changé au Québec. Un vent de fraîcheur se mit à dépoussiérer tranquillement les institutions. Saint-Sapin fut touchée comme partout ailleurs. Les gens ont délaissé peu à peu les messes dominicales. L’influence du curé s’amenuisa. Le conseil municipal, maintenant régi par des règles strictes de la part du Gouvernement, fut obligé de prendre de nouvelles responsabilités et d’avoir moins besoin de l’Église. En même temps, le nombre de cultivateurs diminuait.

 

Au début des années 2000, le presbytère fut vendu pour en faire une résidence destinée aux personnes aînées. Ce qui avait pris des dizaines d’années à mettre en place s’écroulait. Si Tobie et ses amis avaient pu voir ce qui se passait maintenant, ils auraient été scandalisés. Plus encore, ils auraient été choqués du fait que tranquillement on détruisait ce qu’ils avaient bâti à la force de leur bras et à la sueur de leur front. Auraient-ils pu comprendre que cent ans plus tôt, il y avait 108 cultivateurs à Saint-Sapin et qu’il n’en restait que six ? Imaginez, 102 de moins. La liste des fermetures de commerces et de petites entreprises est trop longue pour en faire une énumération.

 

Les gens se disaient : « Heureusement qu’il nous reste l’église. » Mais bientôt, incapables de défrayer les coûts d’entretien et d’entreprendre des réparations, les membres de la fabrique suggérèrent à l’évêque de vendre le bâtiment. C’est la même église qui avait été construite dans la décennie 1910 et maintenant on voulait la soustraire à la foi des fidèles. Les gens ne réussissaient pas à comprendre, l’émotion prenant toute la place. Quand les paroissiens apprirent que le montant de la vente servirait à payer les dettes de la fabrique, cela les soulagea. Mais quand ils surent que le complément irait à l’archevêché, ce fut toute une commotion. « Wow, les moteurs, disaient certains, ce sont nous les paroissiens qui avons, pendant plus de 100 ans, soutenu ce temple par nos deniers et voilà qu’on nous vole, ni plus ni moins. »

 

Même si de plus en plus de gens refusaient de payer leur capitation, ils se disaient : « Un symbole, ça n’a pas de prix. » En même temps, la fréquentation de l’église lors des messes diminuait. Cela peut paraître paradoxal et, en réalité, ce l’est, mais les gens tenaient à ce que les baptêmes, les mariages et les services funèbres aient lieu dans ce bâtiment sacré, comme cela avait été pour leurs ancêtres.

 

C’est la municipalité qui acheta l’église en permettant que les cérémonies religieuses s’y déroulent comme à l’habitude. L’évêque nomma alors un desservant, tout comme au début de la paroisse. La commotion s’atténua peu à peu. La vie continuait.

 

Cinq ans plus tard, un choc brutal attendait les paroissiens. L’évêque avait décidé de dissoudre la fabrique, de retirer le prêtre et de ne plus offrir de services religieux dans l’église. Cette fois, la réaction des gens fut moins dramatique car ils s’y en attendaient. Ils acceptèrent la situation en maugréant, mais pas plus. Il était prévu que le 1er juillet était la date fatidique de fermeture de la paroisse.

 

Un comité fut formé pour célébrer de façon grandiose la dernière messe sur le sol de Saint-Sapin. Le slogan était : « Nous n’en mourrons pas. » La cérémonie devait avoir lieu à 10 heures le 1er juillet. Le comité invita l’évêque, mais ce dernier prétexta d’autres occupations. En réalité, il était gêné d’avoir pris cette décision historique.

 

Vers neuf heures, les gens devaient se rassembler sur le parvis de l’église. L’habillement avait soigneusement été édicté. Les femmes et les jeunes filles devaient porter une robe blanche, en plus, les femmes une cravate noire et les jeunes filles une boucle noire. Les hommes et les jeunes garçons devaient porter un habit noir, en plus, les hommes une cravate blanche et les jeunes garçons une boucle blanche.

 

On avait construit un autel artisanal à environ 200 mètres de l’église près de la forêt adossée à une montagne, forêt qui peu à peu avait envahi les terres agricoles. Beau temps, mauvais temps, une procession similaire à celle de la Fête-Dieu d’autrefois devait parcourir la distance entre l’église et l’autel.

 

Le 1er juillet, la procession se mit en marche. Des cantiques d’autrefois agrémentaient le parcours. Quelques femmes âgées avaient apporté leur chapelet et récitaient en silence des Ave. Le cœur n’était pas à la fête, mais un observateur qui aurait vu passer le cortège aurait cru le contraire.

 

Presque tous les Sapinois, soit environ 300, avaient tenu à marcher vers l’autel. Le desservant sous un immense dais fermait la marche en portant un ostensoir. Heureusement, la température était idéale. On aurait dit que le ciel était devenu un complice de la fête.

 

La messe devait se dérouler en partie en latin. L’évêque avait accepté cet accroc à la liturgie. Le prêtre commença comme autrefois par Introibo ad altari Dei (Je monterai à l’autel de Dieu). Certains paroissiens étaient admiratifs et étaient ramenés à des souvenirs d’enfance. Des cantiques anciens couronnaient le tout. Parvenu à l’homélie, le desservant dit : « Mes amis, aujourd’hui est peut-être un moment douloureux, la paroisse cesse de vivre. Toutefois, vous serez bienvenus à l’église de Sainte-Épinette. En même temps, la municipalité continuera à vous desservir. »

 

À peine ses paroles avaient-elles été prononcées qu’on entendit des cris venant de la forêt en arrière. Le desservant inquiet arrêta net. On vit sortir du bois trois hommes habillés en démons armés de fourches. Ils kidnappèrent le prêtre et l’amenèrent en forêt. Les gens étaient estomaqués. « Que se passe-t-il, se disaient-ils ? ».

 

Le prêtre parti, le pro maire monta sur l’estrade : « Mes amis, dit-il, je ne reconnais pas les gens de Saint-Sapin qui viennent de poser un geste honteux et sacrilège. Demandons aux anges du ciel qu’ils délivrent notre desservant pour lui permettre au moins de terminer la messe. »

 

Les gens frémissaient. Certains futés pensaient qu’il s’agissait d’un coup monté en bonne camaraderie, mais ils n’en étaient pas sûrs. Au même moment, trois femmes habillées en anges et sortant de la forêt escortèrent la mairesse vers l’estrade. « Mais, où est le prêtre, se disaient les Sapinois ? »

 

La mairesse monta sur l’estrade et dit : « Chers concitoyens, soyez sans crainte, nous prenons la relève ». On vit alors le prêtre sortir de la forêt, accompagné de deux enfants de chœur qui s’étaient sauvés sans qu’à peu près personne ne s’en soit aperçu.

 

Le reste de la cérémonie se passa dans une attitude plutôt distraite. Les organisateurs avaient réussi de façon impeccable leur scénario. Aujourd’hui, les Sapinois se rappellent ce coup d’éclat. Ils en sont très fiers. La mise en scène pourtant dramatique avait réussi à dédramatiser la situation.

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# 3185                 30 octobre 2016

 

Le Bonhomme Sept Heures

On était en 1948. Dans son prône, le nouveau curé de Saint-Després,  Euchariste Bouleau, invita tous les paroissiens à une réunion sur l’éducation des enfants le jeudi suivant. L’abbé en était à sa première cure. Auparavant, il avait été professeur de philosophie au Séminaire diocésain. Il faut croire qu’il n’était pas très apprécié, car il perdit son poste après trois ans, lui qui avait fait des études philosophiques aussi loin qu’à Rome.

 

Lors de la rencontre, le curé commença en disant : « Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, je disais à mes élèves que l’homme est doué d’un corps et d’une âme. Je m’amusais à leur dire qu’en parlant de l’homme j’embrassais les femmes ». Dans l’assistance, les gens ne savaient pas s’ils devaient rire. Il n’y eut aucune réaction. Le curé était déçu. Cette phrase, qu’il redisait chaque année à ses élèves, déclenchait alors un éclat de rire général.

 

Il continua : « Parlons du rôle des parents. Ceux-ci devraient-ils s’assurer que les enfants aient une dose suffisante de sommeil ? Qu’en pensez-vous ? ». Une dame se leva et dit : « Oui, je pense que c’est la chose la plus importante. Quand l’enfant dort suffisamment, il est plus attentif à l’école ». Ambroise Duterre, accompagné de sa femme Laurette, se leva et d’une voix autoritaire dit : « Moi, j’ai un truc efficace. Chez nous, les enfants de moins de 12 ans se couchent à 7 heures. Quand ils veulent retarder l’échéance, je leur parle du Bonhomme Sept Heures qui pourrait les enlever et les amener en forêt pour les torturer. Vous pouvez me croire, monsieur le curé, ça marche ».

 

Le curé approuva l’intervention en disant : « Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, je disais à mes élèves que la meilleure façon de faire croître l’enfant, c’est de l’encadrer dans ses moindres mouvements. Ils ne sont responsables de rien. »

 

Puis, sortant un papier de sa poche, il lut : « Le repos et le sommeil sont des besoins naturels. Dormir constitue une période de revitalisation. C’est l’occasion de libérer les toxines qui empoisonnent le corps et l’esprit. »

 

Les gens n’en revenaient pas. Les paroles du curé ne les rejoignaient pas. Plusieurs regrettèrent d’avoir accepté son invitation. La discussion continua de façon laborieuse. L’enthousiasme du début avait pris le bord. Les participants quittèrent la salle un à un.

 

Ambroise, dit maintenant le Bonhomme Sept Heures, était marié depuis 18 ans. Il avait huit enfants : quatre garçons et quatre filles. La plus vieille Dorothée avait 16 ans et le plus vieux Octave, 14 ans. Au deuxième étage de la maison, il y avait quatre chambres : deux pour les filles et deux pour les garçons. Chaque chambre était occupée par deux enfants du même sexe.

 

Laurette, sa femme, n’avait pas la langue dans sa poche. Elle n’avait peur de personne. Elle passait souvent à l’offensive et ripostait aux propos désagréables des autres de façon agressive. Un matin, son mari s’est montré aux enfants avec un œil au beurre noir. Leur fils Octave était un garçon perspicace et articulé qui réussissait bien à l’école. Il comprit ce qui s’était passé. Quelques jours après la réunion du curé, un jeune de l’école s’approcha de lui en le narguant :

- Salut le petit Bonhomme Sept Heures.

- Pourquoi tu dis ça, de répondre Octave ?

- Dans le rang, les gens disent que ton père est le Bonhomme Sept Heures.

- Je n’ai jamais entendu dire ça.

 

Un autre élève s’approcha d’Octave et répéta la même phrase :

- Salut le petit Bonhomme Sept Heures.

- Ne redis jamais ça devant moi, de riposter Octave. Je vais t’étamper dans le mur.

 

L’institutrice ayant été témoin de la scène intervint : « Octave, tu es en retenue après l’école ». Octave ne comprenait rien. Quand les élèves furent partis, le jeune garçon dit à la maîtresse d’école :

- C’est quoi cette histoire ?

- Lors de la réunion avec le curé, ton père a dit qu’il vous faisait peur avec ce bonhomme quand c’était le temps d’aller vous coucher.

- C’est complètement faux, de répondre Octave. Mon père parle très peu. Quand c’est le temps qu’on se couche, il montre son index. Plus encore, quand mon père est à la maison, il nous interdit de parler. Si on enfreint son règlement, il montre son pouce et le silence se fait.

- Et ta mère ?

- Ma mère passe son temps à boire en cachette. On dirait qu’elle ne nous aime pas. Souvent, le matin, elle reste couchée. Moi ou ma sœur Dorothée, on est obligé de faire cuire le gruau pour les jeunes. Bien plus, ma mère s’en prend physiquement à mon père.

- Voyons, Octave. Tu sais bien qu’aucune femme ne porte des coups à son mari. C’est le contraire qui se produit

- Je vous jure, mademoiselle, que c’est la pure vérité. Il va falloir que quelqu’un nous aide. C’est l’enfer à la maison. J’ai peur qu’un malheur arrive.

- C’est bien, Octave. Tu peux quitter.

 

L’institutrice était impressionnée par les propos d’Octave. Elle ne savait vraiment pas comment réagir. « Si c’est vrai ce qu’il dit, pensa-t-elle, il y a là un problème majeur. Malgré tout, j’aurais plutôt tendance à le croire ».

 

Au bout de quelques semaines, un soir, Octave qui dormait entendit des bruits suspects dans la cuisine. Des cris fusaient. Des objets semblaient frapper les murs. Il ne savait pas quoi faire. Il se dit : « Ma mère a encore bu et elle chicane mon père. »

 

Quelques jours plus tard, le père annonça aux enfants que désormais Laurette coucherait seule dans sa chambre. Celle-ci semblait heureuse, mais on pouvait discerner un brin d’inquiétude dans ses yeux. De temps à autre, Octave entendait des gémissements dans la chambre de Dorothée.

 

Octave n’appréciait pas que sa mère se couche en fin d’après-midi. Quand c’était le cas, son père qui rarement s’exprimait lui disait : « Je vais faire le train à l’étable avec Dorothée. Toi, garde la maison au cas où ta mère aurait besoin de toi. Les enfants doivent demeurer dans la maison ». Un jour, après une quinzaine de minutes, le jeune garçon entendit les vaches beugler dans l’étable. De toute évidence, elles attendaient la traite. Octave décida de s’y rendre. Il ne vit personne. Il entendit des ronronnements dans la bergerie. Il retourna à la maison.

 

Octave fut quelques nuits sans dormir. Il savait très bien ce qui se passait. Il décida d’aller voir le curé.

- Monsieur le curé, dit-il, mes parents se chicanent tout le temps. J’ai peur que ça finisse mal.

- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre, je disais à mes élèves que chaque personne jouit du libre arbitre. Tes parents sont responsables de leurs actes et tu n’as pas à contrecarrer leur volonté.

- Que dois-je faire alors ?

- Retourne chez toi et ne viens pas m’importuner avec tes balivernes.

- Je crains que mon père fornique avec ma sœur.

- Où as-tu appris ce mot là : forniquer ?

- C’est un de mes oncles qui me l’a appris. Je sais ce que cela veut dire. Mon oncle m’a tout expliqué.

- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre, je disais à mes élèves …

- Écoutez, monsieur le curé, laissez tomber la philosophie. Je vous parle d’une réalité.

- Mon enfant, tu ne comprends rien. Retourne chez toi. Va voir ton oncle qui est si savant.

 

Les mois passèrent. Octave parla de la situation familiale à son oncle qui ne voulut pas intervenir. Avec le temps, le jeune garçon remarqua que sa sœur Dorothée avait un ventre proéminent. Il comprit pourquoi, mais il ne connaissait personne d’autres à qui se confier.

 

Un bon matin, le bonhomme s’adressa à Octave :

- Ta mère a préparé un goûter. Tu vas aller aux fraises. Tu emmènes tes frères et sœurs.

- Mais, de rétorquer Octave, la petite dernière n’a que cinq ans.

- Débrouille-toi avec cela.

 

À leur retour, un enfant pleurait dans la chambre de sa mère qui était alitée. Celle-ci lui montra le bébé naissant et l’informa que Dorothée avait eu une indigestion et qu’elle ne pouvait pas se lever. En désespoir de cause, Octave enfourcha sa bicyclette et retourna voir le prêtre :

- Monsieur le curé, dit-il, ma sœur Dorothée a eu un enfant de mon père. Ma mère prétend que c’est le sien. C’est faux. Vous ne pouvez pas inscrire dans les registres son nom comme étant la mère du bébé. Ce serait mentir de votre part. Cet enfant n’est pas mon frère.

- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre, …

- Monsieur le curé, vous radotez.

 

Octave quitta précipitamment le presbytère. Il se réfugia chez son oncle. Il lui demanda de l’héberger : « Je veux bien, de répondre l’oncle. Il faut que j’en parle à ton père. »

 

Octave demeura trois ans chez cet oncle qui l’avait accueilli en échange de participer aux travaux de sa ferme. À 19 ans, réalisant que sa vie tournait en rond, il s’en alla à Montréal avec 100 $ que son oncle lui avait donnés. Rendu dans cette ville qui l’impressionnait au plus haut point, il loua une petite chambre. Il lut dans un journal de quartier qu’une maison pour femmes battues cherchait une intervenante. Il s’y rendit :

- Je voudrais, dit-il, obtenir le poste que vous avez annoncé.

- Tu me sembles trop jeune, reprit la directrice. De plus, nous cherchons une femme et non un homme. As-tu des diplômes ?

- C’est vrai que je suis jeune. Je n’ai que 19 ans, mais j’ai vécu dans la violence à la maison. Mon père que les gens de la paroisse appellent le Bonhomme Sept Heures était très autoritaire avec ses enfants. Il nous menait au doigt et à l’œil au sens propre de l’expression. Ma mère qui était alcoolique se souciait très peu de nous. Elle était soumise à son mari en même temps qu’elle le battait. J’ai lu au moins deux fois le livre de Pierre Daco Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne. C’est un livre de plus de 500 pages. J’en ai appris des extraits par cœur. J’ai compris le lien qui unissait ou divisait deux conjoints.

- Jeune homme, soyez prudent. Thomas d’Aquin disait : « Timeo hominem unius libri », ce qui veut dire : « Je crains l’homme d’un seul livre ». Par ailleurs, pensez-vous vraiment qu’une femme battue serait intéressée à se confier à un homme ?

- J’en suis persuadé si on adopte une approche empathique et une écoute attentive. Je vous demande seulement de faire un essai d’un mois avec moi et ce, bénévolement. Si vous n’êtes pas satisfaite de mon approche, j’irai ailleurs.

- D’accord pour un essai d’un mois.

 

Au bout de cette période, Octave fut embauché. Étant le seul homme de la maison d’accueil à dispenser des services, il y avait apporté un vent de fraîcheur. Lorsqu’on donnait le choix entre un conseiller masculin ou féminin, certaines femmes, ayant entendu parler d’Octave, optaient pour lui à cause en partie de son empathie naturelle et de sa compréhension face aux événements qu’on lui relatait.

 

Dix ans plus tard, Octave fonda sa propre maison d’accueil. Elle était destinée aux hommes et était la première du genre à Montréal. Le jeune Bonhomme Sept Heures n’aurait jamais pensé, lorsqu’il faisait les foins avec son père, qu’un jour il serait un pionnier dans ce domaine.

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# 3135                 10 octobre 2016

 

Passion d’école

Bientôt, une nouvelle année scolaire allait commencer. Simon, qu’on appelait Sim, avait 13 ans. Il montait en septième année et avait toujours eu d’excellentes notes. Son père était cultivateur au rang 4. Il devait travailler fort de ses bras pour nourrir ses huit enfants. Toutefois, il se consolait quand il voyait Sim dévorer les livres que l’inspecteur d’écoles lui donnait lors de sa visite annuelle. « Il va gagner sa vie mieux que moi, se disait-il ? Une plume, c’est moins pesant qu’une masse. »

 

De la maison à l’école, une distance d’un kilomètre, il y avait un seul autre élève. Son nom était Zacharie. Il avait alors 15 ans, deux ans de plus que Sim. Les relations entre les deux garçons étaient plutôt tièdes.

 

Zacharie était un jeune intelligent, mais il n’aimait pas l’école. Il ne faisait aucun effort pour réussir. Il bâclait devoirs et leçons. Il avait échoué sa deuxième et sa quatrième année. À 15 ans, il devait commencer sa sixième année. Son père lui avait dit : « Mon gars, tu devrais travailler plus fort. Même si ça te prend 10 ans, il faut que tu obtiennes ton certificat de septième année. » Zacharie en riait et il se disait : « Le père, yé capoté ».

 

Le 5 septembre arriva. Une nouvelle institutrice se pointa à l’école du rang. Elle s’appelait Angèle et elle avait 18 ans. Zacharie tomba en pamoison : une fille svelte aux grands cheveux noirs et aux yeux étincelants, avec un petit air ratoureux. C’est tout ce qu’il fallait pour éveiller ses sens jusque là plutôt muets.

 

Zacharie confia sa passion naissante à Sim. Lui aussi, en voyant Angèle, avait ressenti un malaise intérieur ou peut-être mieux un bien-être intérieur. Il ne le savait pas trop.

 

Trois semaines plus tard, Zacharie tendit un billet à Sim. En voyant des cercles qui indiquaient des fautes, Sim comprit que ce billet avait été remis à l’institutrice et dit :

- Tu n’as pas fait ça, Zacharie ? Tu as du front plus que je pensais.

- Bien sûr que je l’ai fait. Je suis un peu déçu. Elle m’a retourné le billet dans mon cahier d’exercices sans faire aucun commentaire. J’aurais aimé qu’elle applaudisse à mon geste, mais au moins elle ne m’a pas repoussé.

 

Que disait le billet ? En voici la transcription en ne retenant pas les fautes :

« Chère mademoiselle Angèle,

Quand tu es loin de moi, mon cœur gèle.

Quand tu es près de moi, mon cœur dégèle.

Zacharie, un élève fidèle »

 

De temps à autre, Zacharie glissait des mots doux sur le bureau de l’institutrice. Maintenant, il prenait la précaution de faire lire le message par son ami pour que ce dernier puisse corriger les fautes. Angèle lui retournait le texte sans commentaire. L’espoir de Zacharie grandissait, mais, certaines nuits, le désespoir le rattrapait. Il se demandait pourquoi Angèle ne disait mot. Il savait que certaines institutrices auraient simplement déchiré les messages devant les yeux du soupirant, mais rien de cela ne s’était produit.

 

À la fin de l’année scolaire, Angèle demanda à Zacharie de rester après l’école. Cela le rendit nerveux. L’institutrice lui dit :

- Zacharie, tes notes ne sont pas suffisantes pour que je t’accorde une promotion en septième année. Toutefois, j’ai remarqué que tu as fait beaucoup de progrès pendant les derniers mois. Tes résultats se sont améliorés en français et en mathématiques. On ne parlera pas du catéchisme. Je te donne une chance. J’inscris « septième année » dans le journal d’appel.

- Merci, mademoiselle Angèle, en appuyant sur le prénom. Allez-vous revenir enseigner ici en septembre ?

- Je ne sais pas, de répondre l’institutrice un sourire en coin. Tu peux quitter.

 

Zacharie était fier. Il s’empressa d’informer son ami qu’il avait été promu. Celui-ci lui dit :

- J’ai une nouvelle à t’apprendre. Ma mère m’a inscrit au couvent du village pour faire ma huitième année. Je vais demeurer chez une de mes tantes.

- Je m’attendais un peu à cela. Nous serons séparés pour une année, mais je te rejoindrai.

 

En septembre, quelle ne fut pas la surprise de Sim quand il vit Angèle entrer en classe. Elle enseignait maintenant aux élèves de septième et de huitième année du village. Cette fois-ci, Sim sentait en lui une certaine attirance envers l’institutrice. « Je ne ferai pas comme Zacharie, se disait-il. Sa stratégie de mots doux ne l’a mené à rien. »

 

Quand Sim revint chez ses parents le samedi suivant, son ami se précipita pour le rencontrer :

- Comment ça va au village ?

- Tu ne pourras pas l’imaginer. Ma maîtresse d’école s’appelle … Angèle.

- Pas mon Angèle ?

- Oui.

 

Zacharie ressentait une fureur intérieure, mais il ne le montra pas. « Je te souhaite bonne chance, se contenta-t-il de dire. » Zacharie devint très jaloux de son ami. Cette jalousie l’amena à se convaincre de faire des efforts surhumains pour obtenir son certificat de septième année et ainsi pour pouvoir, le pensait-il, renouer avec Angèle.

 

Sim avait maintenant 14 ans. Il offrit à Angèle qui demeurait au village d’effectuer de menus travaux pour les parents de celle-ci. L’institutrice accepta avec plaisir. Elle semblait avoir un béguin pour cet adolescent. Elle se disait : « En fin de compte. Je n’ai que 19 ans. Seulement cinq ans nous séparent. »

 

Chaque fin de semaine, Zacharie allait rencontrer son ami chez ses parents. Il posait de multiples questions. Sim lui cachait le rapprochement qui existait entre Angèle et lui.

 

À la fin d’avril, Sim fut bouleversé quand une suppléante entra en classe et annonça qu’Angèle était atteinte de tuberculose et qu’elle était au sanatorium de la ville voisine. Zacharie le fut encore plus quand il sut la nouvelle. Il devint désespéré si bien qu’il cessa d’accorder de l’importance à ses études. Malgré cela, il réussit son certificat de septième année avec une moyenne de 68 %. Son père était très heureux. Au cas où Angèle reprendrait l’enseignement, Zacharie demanda à son père s’il pouvait faire sa huitième année au village en septembre suivant. Ce qui fut accepté.

 

Les deux amis se retrouvèrent au couvent dans la même classe : Zacharie en huitième et Sim en neuvième année. La commission scolaire avait retenu les services d’un enseignant masculin pour ce groupe. Angèle était toujours au sanatorium. Les relations entre les deux copains étaient bonnes, mais on sentait une certaine tension quand ils parlaient de leur ancienne institutrice.

 

Vers le mois de novembre, l’oncle de Zacharie regretta d’avoir accepté un pensionnaire. Il rencontra le paternel et lui dit :

- Ton fils ne respecte pas le couvre-feu du village à 9 heures le soir et il est grossier envers sa tante quand je ne suis pas là.

- Si c’est comme ça, de reprendre le père, je vais le retirer de l’école.

 

Zacharie fut confronté par son père sur ses prétendus agissements. Il nia tout, sauf une fois où il était entré à la maison de son oncle cinq minutes plus tard que requis. Zacharie avait raison, mais le mal était fait. Il ne pouvait plus continuer à vivre dans cette maison qui le rejetait. À son grand désespoir, sur décision de son père, il dut abandonner l’école et venir vivre chez ses parents. Son rêve s’écroulait. Son espoir d’épouser un jour Angèle prenait l’eau. Quelques semaines plus tard, il partit vivre à Amos en Abitibi chez un de ses frères où il trouva du travail de mesureur dans une compagnie forestière.

 

Après sa neuvième année, Sim fut engagé comme commis de bureau à la Caisse populaire du village. Au début, il recevait les clients au comptoir. Il inscrivait à la plume les dépôts et les retraits dans un carnet, calculait mentalement le solde en regard duquel il inscrivait ses initiales.

 

Un bon jour, il vit apparaître devant lui nulle autre qu’Angèle qui avait repris son air rafraichissant du bon vieux temps. Elle venait assez souvent faire des petits dépôts ou des petits retraits : ce qui intriguait Sim au plus haut point. Elle engageait alors la conversation avec un enthousiasme débordant. Le jeune garçon finit par comprendre qu’elle le désirait. Pour sa part, il ressentait maintenant peu d’attirance à son égard. Son cœur ne semblait pas lui être destiné.

 

Un peu plus tard, Angèle, qui enseignait maintenant en septième année au village, postula pour être membre de la commission de crédit de la Caisse populaire et fut choisie. Elle avait trouvé ce moyen pour être plus près de Sim et le plus longtemps possible. Ce dernier fut happé par cette vague d’attention et se dit : « Pourquoi pas elle ? ». Un an plus tard, le mariage eut lieu. Angèle avait gagné le gros lot.

 

Quand Zacharie apprit la nouvelle, il fut abasourdi. Il se dit en lui-même : « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour que mon meilleur ami d’école me vole ma dulcinée, moi qui suis emprisonné dans cet Abitibi que j’ai choisi par dépit ? Je ne retournerai plus jamais dans ma paroisse natale, germe de trahisons. » Il tomba, pour un temps, dans une légère déprime. Peu à peu, il releva la tête et interdit à son cœur d’intervenir dans cette épreuve.

 

Cinq ans passèrent. Loin de ses parents, Zacharie fut happé par le mal du pays. Pendant ce temps, le couple Angèle-Sim battait de l’aile. Il n’avait pas eu d’enfant et le jeune homme consacrait son énergie à son travail où il avait eu une promotion. Il agissait maintenant comme assistant-gérant, pendant que l’ancienne institutrice se morfondait à la maison.

 

Zacharie se résigna enfin à venir dans sa paroisse natale. Il avait prévu y demeurer deux semaines, histoire de rattraper le temps perdu loin des siens. Il alla visiter Sim à la Caisse populaire qui, à sa grande surprise, l’invita à venir veiller chez lui le samedi suivant. Zacharie accepta. Toutefois, il se disait : « Je prends le risque que les flèches de Cupidon m’atteignent en plein cœur et me dirigent vers une plus grande déprime que celle que j’ai connue ».

 

Quand Angèle sentit toute l’affection que Zacharie avait conservée à son égard, elle fut prise de vertige. Elle tenta de ne rien laisser paraître, mais le cœur du jeune homme avait compris. Lorsque Sim était au travail, le nouveau prétendant se pointait le nez chez elle. Il était toujours reçu avec une amabilité déconcertante.

 

Un jour, Angèle lui dit : « J’aimerais ça aller visiter ta nouvelle terre d’accueil ». Zacharie accepta d’emblée. L’ancienne institutrice informa son mari qu’elle avait décidé de faire un petit voyage en Abitibi. Ce dernier n’y voyait pas d’inconvénients. Angèle partit avec Zacharie. Le petit voyage s’est transformé en un grand voyage, car elle ne revint jamais.

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# 3095                 24 septembre 2016

 

L’autre Voltaire

C’était un jour de juillet ensoleillé. J’avais 11 ans. En après-midi, accompagné de mes deux jeunes frères, j’étais allé ramasser des fraises. Quand je suis revenu à la maison, mes parents faisaient la besogne du soir à l’étable. Il y avait un homme inconnu assis dans la cuisine qui écoutait la radio. Il se présenta :

- Je m’appelle Voltaire.

- Quel drôle de nom, me dis-je ?

 

Après m’être lavé les mains rougis par les fraises en puisant l’eau dans le « boiler » du poêle à bois, je pris une chaise face à Voltaire :

- Mon garçon, que comptes-tu faire dans la vie, me dit-il ?

- Je veux devenir prêtre, répondis-je.

- Un jour quand j’avais 8 ou 9 ans, j’avais dit à ma mère que je voulais devenir pape. Elle avait rétorqué qu’avant d’être pape, il fallait être prêtre et qu’avant d’être prêtre, il fallait faire de longues études en latin. Je lui avais dit que j’étais prêt à tout.

 

J’étais fasciné par sa voix douce et engageante. Je buvais ses paroles. La conversation continua jusqu’à ce qu’il dise :

- Tu sais, mon garçon, je ne m’appelle pas Voltaire, mais Jean-Marie. Je te confie ce secret. N’en parle jamais à personne.

- Promis.

- Connais-tu le vrai Voltaire ?

- Non, mais lors de sa dernière visite à l’école en mai dernier, le curé a dit ce nom. Il a nommé deux autres personnes et a dit que leurs écrits étaient à l’index. Il nous a expliqué que cela voulait dire qu’un catholique n’avait pas le droit de lire leurs livres.

- C’est bien ça. Sais-tu que Voltaire a écrit une vingtaine de livres ?

- Non, répondis-je, mais j’aimerais ça, moi aussi, écrire des livres quand je serai grand.

- Tu devrais lire du Voltaire. Moi, j’ai lu plusieurs de ses contes et de ses romans. C’est un oncle notaire qui me les prêtait. Mes parents, eux, savaient à peine lire et écrire. Quand j’ai eu 13 ans, je voulus aller au Séminaire. Mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Alors, ma mère a décidé de produire de la bagosse et d’en vendre pour payer mes études en latin.

 

Je lui demandai ce que c’était de la bagosse. Il me répondit que c’était de l’alcool de fabrication domestique et que c’était défendu par la loi d’en vendre. Il continua :

- Ma mère s’est fait prendre à en vendre. Le juge lui a donné deux ans de prison.

- Il me semble que c’est énorme comme sentence, repris-je.

- Le juge a dit qu’il voulait faire un exemple, qu’une femme devait s’occuper de son mari et de ses enfants plutôt que de se livrer à des délits qui sont plus acceptables pour les hommes. Nous étions six enfants. Mon père qui était journalier nous a placés chez des oncles. Moi, j’ai eu la malchance de tomber sur un oncle cultivateur qui me battait. Je devais travailler 10 à 12 heures par jour et il n’était jamais satisfait de mon travail. J’ai dû renoncer à mon rêve d’être pape.

- Vous deviez être content quand votre mère est sortie de prison.

- Imagine-toi la déception. Pendant qu’elle était en prison, elle a connu un gardien et ils sont tombés en amour. Quand elle fut libre, elle s’est enfuie à Montréal avec lui. Je n’ai jamais revu ma mère.

- Ça dut être un dur coup pour la famille, dis-je. C’est la première fois que j’entends dire ça : une femme qui quitte ses enfants. Les hommes, ça arrive parfois, mais pas les femmes.

- Si je suis quêteux aujourd’hui, c’est la faute de ma mère. À 19 ans, j’ai quitté la maison de mon oncle. J’ai bûché dans le nord. J’ai fait de la drave. Je me suis résigné à effectuer différents boulots. J’aurais voulu me marier et avoir des enfants, mais aucune femme ne voulait de moi. Mon enfance malheureuse ne m’a pas quitté depuis.

 

Sur les entrefaites, ma mère entra avec son pot de lait à la main. Voltaire mit son doigt sur sa bouche pour me rappeler de garder le secret. Je fis signe que oui.

 

Quand Voltaire eut quitté la maison le lendemain matin, je pris le journal. Je dis à ma mère :

- Il manque une page, celle de la bande dessinée de la famille Têtebêche.

- Ce doit être ton père qui l’a prise pour allumer le poêle, ce matin. Je lui dis de prendre les journaux qui sont dans la boîte à bois, mais il est souvent distrait.

 

Un peu avant le dîner, ma sœur ainée arriva du poulailler.

- La récolte d’œufs est moins bonne ce matin. Ça doit être le quêteux qui a lancé un sort aux poules.

 

Deux ou trois jours plus tard, alors que mon père était à confectionner une petite armoire, il me demanda d’aller chercher la lime ronde dans le hangar. Je ne la trouvai pas. Je revins bredouille. Mon père était furieux.

- Ça doit être encore ton frère qui ne l’a pas remise à sa place.

 

Deux ans passèrent. On ne vit plus Voltaire dans la paroisse. Je pensais à lui souvent. J’en rêvais même. Je le voyais, de sa voix envoûtante, me raconter le reste de sa vie. J’avais de la peine pour lui. Je me demandais pourquoi le malheur pouvait frapper un aussi bon gars. Quel âge avait-il ? Il m’avait semblé être dans la cinquantaine avancée. Où demeurait-il pendant l’hiver ? Qu’avait-il dans sa poche qui semblait assez lourde ? Voilà autant de questions qui me perturbaient.

 

À 13 ans, je commençai mes études au Séminaire. Je demandai à mon directeur spirituel si je pouvais avoir un livre du vrai Voltaire. Il me répondit que c’était impossible, que ses livres étaient entreposés dans une salle fermée à clef appelée l’enfer. J’allai à la librairie. La gérante refusa de me céder le seul livre de Voltaire qu’elle avait, me disant que le Supérieur du Séminaire lui avait interdit d’en vendre aux élèves.

 

Lors de ma troisième année au Séminaire, je vis un personnage assez âgé près de la cour de récréation. Je m’approchai. Je constatai que cet homme vendait des cigarettes. Il y avait trois ou quatre élèves autour de lui. Je l’ai entendu dire : « C’est deux pour cinq sous. » Je reconnus sa voix. C’était mon bon ami Voltaire. Ma mère m’avait donné 25 sous pour acheter un catéchisme. C’est tout ce que j’avais en poche. Je tendis ma pièce de monnaie. Il me donna deux cigarettes et deux pièces de 10 sous. Il ne m’avait pas reconnu. Je m’éloignai.

 

Quand il fut seul, je revins vers lui :

- Bonjour Voltaire, dis-je. Je suis content de vous revoir.

- Mon garçon, répondit-il, je ne m’appelle pas Voltaire. Je ne sais pas où tu as pêché ça.

- Vous êtes venu chez nous voilà trois ou quatre ans.

- Mon garçon, je ne te connais pas. Va jouer avec tes camarades.

 

J’étais très déçu. J’étais certain que c’était lui. Sa voix, son nez, ses yeux fuyants ne pouvaient pas me tromper. Comme je réfléchissais à cette rencontre, mon meilleur ami vint me trouver.

- Je t’ai vu acheter des cigarettes de mon grand-oncle, me dit-il.

- Quoi ? Tu le connais. Il s’appelle Voltaire, n’est-ce-pas ?

- Pas du tout. Il s’appelle Étienne.

- Qu’a-t-il fait de sa vie ?

- Je l’ai souvent demandé à ma mère qui est sa nièce. Elle m’a dit que c’était un sujet tabou dans la famille. Elle-même aimerait bien savoir ce qu’il a fait. Tout ce que je sais, c’est que son passé est douteux.

- Penses-tu qu’il a déjà été quêteux ?

- Ça ne me surprendrait pas.

 

Les paroles de mon ami résonnèrent dans ma tête comme un coup de masse. Mon cœur se brisa en mille pièces. Je demeurais certain que je l’avais reconnu. Par la suite, on ne le revit plus vendre des cigarettes dans la cour de récréation.

 

Deux ans plus tard, mon ami me dit :

- Jeudi, pourrais-tu prendre des notes pour moi au cours de mathématiques ? Je vais au service de mon grand-oncle Étienne.

- Voltaire est décédé, dis-je ?

- Oui. Aimerais-tu qu’on aille au salon funéraire ensemble, ce soir ?

- Sûrement.

 

J’allai voir le directeur des élèves pour lui demander la permission. Il accepta. Quand j’entrai dans le salon, il y avait là au plus cinq personnes. J’offris mes condoléances à une dame assez âgée qui me dit :

- Je suis soulagée de voir qu’il est parti. Je suis sa sœur et je l’ai hébergé presque toute sa vie. À cause de lui, mes autres frères et sœurs ne voulaient plus me parler.

- Qu’a-t-il donc fait ?

 

J’ai moi-même était surpris de ma question. Je me suis dit que peut-être la dame se sentait à l’aise avec moi et qu’elle avait besoin de parler pour se vider le cœur. Elle répondit :

- Il a passé plus de la moitié de sa vie en prison.

 

Je faillis m’évanouir. « Non, pas mon Voltaire, me dis-je ? » Elle reprit :

- Tu l’as probablement déjà vu vendre des cigarettes en ville. Mais sous quel nom l’as-tu connu ?

- Sous le nom de Voltaire, puis de Jean-Marie qu’il m’a confié en secret. Il m’a dit qu’il avait lu plusieurs livres de Voltaire.

- Quelle farce ! Il n’a jamais lu un livre de sa vie. Tout ce qu’il faisait chez moi, c’est d’écouter la radio, puis la télévision depuis qu’elle existe. Le reste du temps, il errait partout et volait à gauche et à droite des objets qu’il revendait. C’était un beau parleur, un manipulateur.

- Ma mère l’a déjà hébergé une nuit alors qu’il se disait quêteux.

- Vous a-t-il volé ?

- J’y pense soudainement. Je crois qu’il aurait volé des œufs dans le poulailler.

- Il m’a déjà dit qu’il le faisait, qu’il les emballait dans du papier journal et qu’il les vendait aux gens qui n’avaient pas de poules. Il croyait ainsi faire la charité. Vous a-t-il volé autre chose ?

- Oui, probablement une lime à bois.

- C’est bien lui. Il a fait ça toute sa vie sans aucun remords. Pourtant, il a eu des parents aimants, qui étaient assez aisés et qui auraient voulu qu’il fasse des études.

- Ce n’est pas ce qu’il m’a raconté.

- Je n’en doute pas un instant, de reprendre la dame à l’évidence captivée par la conversation. Je suis tellement contente de t’avoir conté tout cela. Je t’ai vu entrer avec mon petit-neveu. Ne lui raconte pas ce que je t’ai dit. Ce n’est pas nécessaire qu’il connaisse tous les mauvais coups de son grand-oncle. Lors d’une journée de congé, tu devrais venir me voir avec mon petit-neveu. On parlera de d’autres choses.

 

Je sortis du salon funéraire le cœur en lambeaux. Voltaire avait complètement abusé de ma naïveté de jeune. Je rêvais au moment où je pourrais lire un roman ou un conte du vrai Voltaire. Pour le moment, j’en étais désabusé. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis adonné à la lecture de certains contes. Je pensais alors constamment à Voltaire, l’étrange quêteux.

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# 3065                 12 septembre 2016

 

Le piège à ours

Émile avait 10 ans. Son père Gérard Lemieux était un des gros cultivateurs de la paroisse. Il demeurait au rang 3 et il avait 14 vaches. Il était l’agent officiel de l’Union nationale pour la municipalité. C’est lui qui suggérait au député les noms de ceux qui dirigeaient les travaux publics dans la paroisse quand ils y en avaient. Il était entouré de nombreux amis.

 

Un jour, alors que le jeune Émile jouait à transporter des « billots » dans un petit camion en bois fabriqué par son père, sa mère lui demanda d’aller chercher les vaches. Le clos était à environ 300 mètres de la maison. D’habitude, les vaches attendaient patiemment le moment de la traite presqu’en ligne près de la barrière. La première était toujours celle qui était appelée le bésicle et gare aux autres vaches qui voulaient prendre sa place. Elle leur donnait un coup de tête bien senti. Dans la famille, chaque enfant avait symboliquement au moins une vache et le bésicle était celle d’Émile. Il adorait son pelage noir et blanc.

 

Ce jour-là, le bésicle n’était pas là. Après avoir ouvert la barrière avec un peu de difficultés, les vaches passèrent. Émile les compta. Il y en avait 13. En revenant avec elles à la grange, il se disait que le bésicle était sûrement tombé en bas de la montagne. En effet, il y avait, dans ce clos, une côte très abrupte appelée la montagne. Les vaches devaient suivre un sentier en haut de cette côte.

 

En arrivant à la maison, Émile dit à sa mère : 

- Ma vache est tombée en bas de la montagne.

- Comment le sais-tu, de répondre sa mère ?

- Elle n’était pas à la barrière.

 

Tout de suite, la mère demanda à son autre fils de 17 ans d’aller voir pourquoi le bésicle n’était pas à la barrière. Il s’y rendit et trouva la vache dans une clairière au milieu d’un boisé. Elle était prise dans un piège à ours. Il revint à la maison. Le père Lemieux attela un cheval sur le tombereau et y déposa des cisailles. Toute la famille était en émoi. Le bésicle, une vache de huit ans et une bonne productrice de lait, avait été prise pour cible.

 

La vache fut transportée à l’étable. Elle avait une patte cassée. Le père Lemieux avait enroulé sa chemise autour de la patte pour ralentir le saignement. Elle tenait sa tête baissée, comme si elle avait honte d’avoir été piégée, elle d’habitude si fière. Sur-le-champ, le père décida de la garder à l’étable et de l’engraisser pour la vente.

 

Par la suite, chaque jour, Émile allait voir son bésicle à l’étable. Il la flattait sur la tête. Il s’assoyait sur le petit banc utilisé par sa mère pour traire les vaches. Les larmes coulaient. Puis, il retournait jouer autour de la maison.

 

Le soir même de l’incident, le père Lemieux dit à son épouse :

- Je sais qui a fait ça.

- Qui est-ce, de rétorquer la femme ?

- C’est Yvon Vaillancourt. On peut lire sur le piège YV. Il a tenté de faire disparaître la marque en la grafignant, mais il n’a pas totalement réussi.

 

Qui était Yvon Vaillancourt ? C’était l’agent officiel du parti libéral, le parti des Rouges. Il était l’ennemi juré de Gérard Lemieux qui était un Bleu, le parti de l’Union nationale. Depuis une semaine, on était en période électorale. Lemieux était certain que Vaillancourt était le responsable parce que c’était le seul homme de la paroisse à avoir ces initiales. De plus, le père d’Yvon avait été en son temps un braconnier renommé qui se plaisait à raconter ses exploits de chasse.

 

Après la traite des vaches, Lemieux alla placer le piège dans son hangar. Le lendemain matin, en y allant chercher un outil, le piège avait disparu. Il y avait à la place une bouteille de bière vide de marque Dow. Tout le monde savait que les Rouges teindus avaient adopté cette bière, tandis que les Bleus teindus, comme Lemieux, buvaient de la Molson. Cette bouteille intrigua Lemieux au plus haut point. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond.

 

Le soir même, il alla voir son meilleur ami et bras droit, Henri Dupire, le troisième voisin de l’est. Il lui raconta toute l’histoire. Henri n’était pas surpris que les Rouges aient voulu s’attaquer à Lemieux. « Ce sont des malhonnêtes, dit-il, qui n’hésitent pas à s’en prendre aux adversaires. Ils ont une telle haine de Duplessis qu’ils sont prêts à tout. » Lemieux lui demanda d’aller dans le hangar de Vaillancourt pendant la nuit pour voir si le piège était là. Henri accepta avec plaisir. « Je suis certain d’y trouver le piège, dit-il. Tu sais que je suis ton meilleur supporter ».

 

Le lendemain, Henri vint trouver Lemieux et lui dit :

- J’ai trouvé le piège dans le hangar de Vaillancourt. Il était attaché au mur avec une chaîne munie d’un cadenas. Je n’ai pas pu l’apporter. Il a été repeint en rouge. On peut quand même discerner que quelque chose avait déjà été écrit, mais c’est illisible.

 

La campagne électorale continua. Chaque camp faisait du porte à porte pour vanter les mérites de son candidat. Pour les Rouges, il fallait absolument battre Duplessis qui était premier ministre depuis une dizaine d’années et qui, selon eux, baignait dans la corruption. Leur slogan, répété avec conviction était : « Il faut que ça change, Duplessis est pourri. » Pour les Bleus, Duplessis était l’ami des cultivateurs. Il avait payé des bulldozers pour épierrer leur champ et enfouir les tas de roches. Il promettait encore plus s’il était réélu.

 

En quelques jours, la rumeur fit le tour de la paroisse. L’agent officiel des Rouges avait tué la vache de l’agent des Bleus. Vaillancourt clamait à qui voulait l’entendre qu’il n’y était pour rien. Il disait : « Venez voir dans mon hangar. Je n’ai pas de piège à ours et je n’en ai jamais eu. » Seuls les Rouges le croyaient. Les Bleus étaient persuadés que c’était bien lui, en partie compte tenu de la réputation de son père.

 

Une semaine avant la votation, il y eut une assemblée contradictoire à la salle municipale. Les deux candidats devaient s’affronter devant les hommes de la paroisse. Chacun fit un discours ponctué d’applaudissements et de huées. Les mots « menteur », « acheté », « pourri » foisonnaient.

 

À la fin de la séance, l’un des supporters de Lemieux se leva :

- Je m’adresse au candidat libéral. Aviez-vous l’intention d’aller chercher des votes quand vous avez donné l’ordre de tuer la vache de Lemieux, l’agent officiel des Bleus ? Une chose est sûre. Vous avez manqué votre coup. La vache n’est pas morte. Vous allez aussi manquer votre coup la journée des élections.

- Mon cher monsieur, de dire le candidat des Rouges, notre parti n’utilise jamais de tels moyens pour gagner ses élections. Je laisse ça aux Bleus qui sont passés maîtres dans ce genre de manipulations. Pensez-vous vraiment que nous aurions sali notre réputation par un geste aussi insensé ? J’en ai parlé à mon agent officiel Vaillancourt. Il m’assure qu’il n’est d’aucune façon responsable et qu’il n’a jamais incité un de nos partisans à agir ainsi. On dit que Vaillancourt a peint son piège à ours en rouge. Hé bien moi, je n’aurais jamais fait ça. Je l’aurais peinturé en vert pour bien le dissimuler dans la nature.

- Encore une fois, de répondre le candidat des Bleus, les Rouges nient l’évidence. Ils ont tellement peur de Duplessis qu’ils n’hésitent pas à employer des moyens malhonnêtes. Disons-le franchement, les Rouges n’ont aucun respect pour les cultivateurs. Ils portent cravate et chemise blanche pour cacher leur hypocrisie.

 

Les insultes continuèrent à être proférées jusqu’à ce que le président de l’assemblée mette fin aux questions. L’un des cultivateurs, Onésime, qui demeurait dans le même rang que Lemieux et qui était un Rouge, le tira par la manche et lui dit :

- Je voudrais te parler. Je pense savoir qui a posé le piège à ours dans ton clos. C’est ton ami Henri, ton bras droit.

- C’est impossible, de répondre Lemieux. As-tu des preuves ?

- Le jour où l’incident a eu lieu, j’allais porter les bidons de crème à la beurrerie. Je suis passé devant la maison d’Henri. Il sortait de son hangar avec un piège à ours. Quand il m’a vu, il est retourné dans son hangar et a fermé la porte derrière lui.

- Je ne peux pas te croire, de dire Lemieux. Tu veux innocenter Vaillancourt, un Rouge comme toi.

- Ce matin-là, de continuer Onésime, mes enfants sont allés aux framboises dans le champ voisin du tien. À un moment donné, ils ont vu arriver Henri avec ses enfants. Celui-ci a fait semblant de ramasser des framboises. Il portait une poche sur le dos. Puis, il a disparu et a laissé ses enfants avec les miens.

- Je ne te crois pas, mais je vais quand même faire enquête, de dire Lemieux.

 

Lemieux était dans tous ses états. Arrivé à la maison, il dit à son épouse :

- Tu ne le croiras pas. Je sais qui a posé le piège. De ce pas, je vais rencontrer mon bon ami Henri.

 

Henri reçut Lemieux froidement. Il avait vu Onésime lui parler après la réunion. Lemieux alla droit au but :

- Henri, c’est toi qui as posé le piège. Tu vas payer pour ma vache que je dois faire abattre. Tu n’es jamais entré dans le hangar de Vaillancourt parce qu’on m’a dit qu’il mettait un cadenas sur la porte depuis qu’il y gardait des poules et qu’il s’en était fait voler pendant une nuit.

 

Au début, Henri nia tout, mais devant les preuves que lui apportait Lemieux, il ne savait plus quoi répondre. Il finit par lâcher le morceau en admettant sa culpabilité.

- Ma femme, de dire Lemieux, m’avait mis en garde contre toi. Elle sentait que tu voulais avoir ma place. Tu as pris le mauvais moyen. Ta réputation est ternie à tout jamais. Bonsoir.

 

Le lendemain, tout le monde de la paroisse savait qu’Henri était le grand responsable. Cet acte insensé eut une conséquence sur le résultat du vote car les Rouges l’emportèrent dans la paroisse. Toutefois, le candidat de Duplessis gagna dans le comté.

 

Le soir même, quand les résultats furent annoncés à la radio, plusieurs hommes de la paroisse incluant les Rouges et les Bleus se présentèrent au domicile d’Henri. Ils mirent le feu à son hangar. Les Rouges le faisaient pour fêter leur victoire dans la paroisse, les Bleus pour se venger d’Henri qui les avait fait perdre la paroisse. Dans toute l’histoire de la municipalité et probablement d’ailleurs, on n’avait jamais vu les Rouges et les Bleus agir de façon commune le soir d’une élection.

 

Henri vendit sa terre et obtint un emploi de veilleur de nuit dans une usine de la ville voisine.

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# 2875                 11 juin 2016

Un curé troublé

Rosaire Arsenault et Marie-Anne Maltais étaient mariés depuis cinq ans et ils n’avaient pas encore d’enfant. Le 1er janvier 1931, à titre de résolution pour l’année, Marie-Anne dit à son mari :

  Que dirais-tu si, cette année, on adoptait un enfant ?

  Je suis d’accord, de reprendre son mari, à la condition que ce soit un garçon. Il pourrait m’aider sur la terre.

 

Après des démarches, le couple adopta un enfant issu de parents inconnus. Il était né le 8 septembre, jour où l’Église fête la Nativité de la Vierge Marie. Il fut baptisé le lendemain sous le prénom de Jean-Marie.

 

Dès son jeune âge, Jean-Marie qui était enfant unique se fit remarquer par sa piété, sa très grande sensibilité et sa facilité à apprendre. Ses parents lui annoncèrent très tôt qu’il avait été adopté. Quand il entendit parler de l’enfer à l’école, il était certain d’y être précipité un jour, vu qu’il était né dans le péché. Dès l’âge de 8 ans, après la récitation du chapelet en famille, Jean-Marie gagnait sa chambre et récitait un autre chapelet. Il se mordillait les bras tout en invoquant la Vierge Marie de le sauver des flammes de l’enfer.

 

Alors qu’il avait 11 ans, l’inspecteur d’écoles lui remit, comme preuve de ses succès scolaires, un livre sur la vie du curé d’Ars. Il y découvrit que le prénom du curé d’Ars était Jean-Marie, tout comme lui. Plus encore, il apprit que ce prêtre usait de mortifications et de procédés de flagellations. Un jour, Jean-Marie dit à sa mère :

  Maman, je voudrais changer mon nom de famille pour Vianney.

  Pourquoi, répondit-elle ?

  Parce que c’est le nom de famille du curé d’Ars. Celui-ci était un saint sur terre et je voudrais être comme lui.

  Tu sais bien que ce n’est pas possible de changer de nom.

 

Jean-Marie, le cœur gros, retourna dans sa chambre. Il prit un couteau de poche et grava un X sur sa poitrine. Puis, il passa presque la nuit à prier. Quand sa mère, le lendemain, remarqua du sang sur ses draps, elle l’interrogea à ce sujet. Il fut bien obligé de lui montrer sa plaie. Pour expliquer son geste, il dit : « J’ai voulu compatir aux souffrances du Christ qui a été battu et flagellé. Le X représente le Christ. » Sa mère lui fit promettre de ne plus jamais recommencer.

 

Un jour qu’une religieuse de l’Immaculée-Conception était venue visiter les enfants à l’école du rang, Jean-Marie lui demanda si elle avait des biographies de saints. Celle-ci lui conseilla d’aller au couvent du village. Le dimanche suivant, il s’y rendit et on lui prêta un livre sur les Martyrs canadiens. Il était envouté par le désir de ces jésuites de perdre leur vie pour sauver les Iroquois de l’enfer. Il voulait suivre l’exemple du père Jean de Brébeuf qui était mort brûlé vif par cette bande amérindienne.

 

À 13 ans, il fut admis au Séminaire diocésain. Ses confrères remarquèrent rapidement sa très grande piété, mais surtout sa propension à se mutiler quand arrivaient les différentes fêtes de la Vierge Marie. Les autorités du collège lui interdirent ces pratiques sous peine d’expulsion. Il combla cette tendance en passant des heures à la chapelle, parfois les bras en croix. Pour ce faire, il se cachait dans un coin.

 

À la fin de son cours classique, il demanda son admission au Grand Séminaire. À cause de son état mental, les autorités hésitèrent longuement jusqu’à ce qu’un de ses anciens professeurs d’histoire, qui était en même temps son directeur spirituel, leur mentionne que Jean-Marie avait une foi profonde et connaissait l’histoire de l’Église comme pas un.

 

Il fit ses études théologiques. Lors des récréations, il se rendait souvent à la chapelle pour prier. Plus il se plaisait dans ces exercices, moins il craignait d’aller en enfer, tout comme d’ailleurs l’avait fait le curé d’Ars.

 

À l’âge de 25 ans, il fut ordonné prêtre et fut assigné comme vicaire dans une paroisse. L’évêque avait averti le curé de le surveiller parce qu’il craignait des récidives de mortifications. Ces trois années de vicariat se passèrent sans trop d’anicroches, sauf que le curé n’aimait pas la façon dont il se comportait avec les jeunes filles.

 

L’évêque décida alors de le nommer vicaire dans une autre paroisse où le curé était redouté pour l’ascendant qu’il portait envers ses subalternes et même envers les paroissiens. Ces cinq années passées auprès de ce curé semblaient avoir augmenté la confiance de Jean-Marie envers lui-même. Il avait sans aucun doute pris de la maturité.

 

À 34 ans, il fut nommé curé à Saint-Philémon-de-Marie. Il attendait ce jour depuis longtemps, mais en même temps il se sentait indigne de cette fonction. Il relut en rafale la biographie du curé d’Ars pour que ce dernier le guide dans sa nouvelle tâche. Sa mère l’accompagna dans son déménagement et promit de rester avec lui tant qu’il n’aurait pas trouvé de servante.

 

Le premier dimanche, il monta en chaire et dit : « Bien chers frères, je suis heureux d’être votre nouveau pasteur. Votre ancien curé m’a dit tellement de bien de vous. Malgré mon indignité à vous servir, je vais essayer d’être à la hauteur de la tâche. Je voudrais tellement aller au ciel après ma mort, mais j’ai beaucoup de doutes. J’ai même peur pour votre salut éternel. Avec le temps, vous verrez que je suis un grand pécheur et que j’ai besoin de prier longuement Notre Seigneur chaque jour. » Il continua en faisant l’éloge de la prière. En terminant, il informa les fidèles qu’il avait besoin d’une servante et convoqua une réunion spéciale des marguilliers après la messe.

 

Les paroissiens, habitués à l’ancien curé qui baragouinait les prières, furent étonnés de constater que le nouveau curé prononçait distinctement chaque mot et semblait se complaire dans leur signification. La communion était longue parce que le prêtre appuyait sur chaque syllabe de Corpus Christi (le corps du Christ).

 

Lors de la réunion, après les présentations d’usage, l’abbé Jean-Marie informa les marguilliers qu’il voulait créer un sanctuaire de prière dans le presbytère. Pour cela, il était nécessaire d’abattre une cloison entre deux chambres. Le plus vieux des marguilliers intervint : « Le presbytère ne contient que cinq chambres. Une chambre pour vous, une autre pour votre servante et il ne resterait plus qu’une chambre pour recevoir les visiteurs. C’est sûr que l’évêque n’approuverait pas ce projet. » Finalement, il fut convenu de prendre une chambre à titre de sanctuaire et d’y installer un autel qui pourrait être déménagé au besoin.

 

Au cours de la semaine, des jeunes filles se présentèrent au presbytère pour avoir le poste convoité de servante du curé. L’abbé Jean-Marie jeta son dévolu sur une jeune fille de 18 ans, une brune aux yeux marron et du nom de Marie-Jeanne.

 

L’intégration du jeune curé ne se fit pas sans heurts. Les cérémonies étaient longues. Les questions en confession étaient nombreuses. Souvent, lorsque des paroissiens se présentaient au presbytère, la servante les recevait gentiment et disait : « Monsieur le curé est en train de prier dans son sanctuaire. Vous savez, c’est un saint prêtre. » Les gens n’osaient pas le déranger d’autant plus que l’abbé Jean-Marie avait pris la précaution de leur dire qu’il priait pour toutes les âmes de la paroisse et même pour leurs parents défunts.

 

Les murs du sanctuaire improvisé étaient ornés d’images de saints et de saintes. Derrière l’autel où foisonnaient des lampions et des chandelles, le curé d’Ars en image semblait heureux d’être là. Un prie-Dieu confectionné rustiquement par un paroissien était au centre de la pièce.

 

À peu près six mois plus tard, un jour, la grande Gertrude cogna à la porte du presbytère. Personne ne vint répondre. Elle entra et s’assit dans le vestibule. À un moment donné, elle entendit des gémissements dans une chambre du haut. Prestement, elle quitta le presbytère. Pour ne pas être accusée de médisance, elle choisit de ne rien dire à personne.

 

Un an passa. Un soir, le curé se présenta au domicile des parents de sa servante :

– Monsieur Brisebois, votre fille est enceinte.

– De qui, de répondre la mère ?

– De moi. Je suis un grand pécheur. Le diable a eu raison de ma chair. Je suis tombé dans son piège. Il voulait ma destruction éternelle. Il a gagné. Je ne suis bon maintenant qu’à brûler dans les flammes de l’enfer.

– Un instant, monsieur le curé, de répondre le père qui était un fervent catholique. Ce n’est pas vous qui avez fait cela. C’est impossible. Tout le monde dans la paroisse dit que vous êtes un saint. Il faut trouver le vrai coupable.

– Depuis que cet événement m’est arrivé, de reprendre le curé de plus en plus piteux, je n’ai pas cessé de prier et d’invoquer le curé d’Ars. Mais ce dernier a commencé à rire de moi. Hier, j’ai brûlé son image. La situation étant ce qu’elle est, il serait préférable que votre fille soit reçue dans un monastère à Montréal pour y passer sa grossesse. Je veux qu’on reconnaisse sur le baptistère de l’enfant que je suis le père. Je m’en voudrais éternellement d’avoir procréé un enfant né de parents inconnus, comme je l’ai été.

– Vous dérapez, monsieur le curé, hurla le père toujours sceptique. Vous savez bien qu’un prêtre ne peut pas avoir d’enfant. Votre évêque va vous excommunier.

– Je suis prêt à toutes les conséquences, de reprendre le prêtre, les larmes aux yeux.

 

Le père invita le curé à aller se reposer et demanda de dire à sa fille de venir à la maison. Il conclut en disant :

– Venez nous voir demain soir. On en reparlera.

 

Deux ou trois heures plus tard, le gérant de la Caisse populaire revenait à son domicile quand il vit des flammes sortirent du toit du presbytère. Il se précipita et défonça la porte du bâtiment. Il était trop tard. On retrouva le corps du  curé, calciné dans le sanctuaire. Il était mort brûlé vif comme le martyr canadien Jean de Brébeuf.

 

Après la mort du curé, la grande Gertrude ne put se retenir de révéler ce qu’elle avait entendu lors d’une visite au presbytère. Tous étaient consternés, mais n’y croyaient vraiment pas. « Un saint prêtre ne pouvait pas avoir succombé aux plaisirs défendus, se disaient-ils. »

 

Quant aux causes de l’incendie, plusieurs pensent encore que, dans un excès de piété et de fatigue, le prêtre a dû s’endormir sur son prie-Dieu sans avoir pu éteindre les chandelles. Marie-Jeanne quitta la paroisse et n’y revint jamais. Sa famille n’a jamais révélé quoi que ce soit. Il existe toujours des points d’interrogation.

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# 2825            21 mai 2016

Un oncle accusateur

C’était une journée pluvieuse de juillet. Mon père était allé porter son bidon de crème et ceux de ses deux voisins à la beurrerie du village. Nous étions en train de jouer à la cachette dans la maison quand ma mère nous demanda de venir dans la cuisine. Nous nous sommes assis.

Ma mère a dit : « Mes enfants, je vais vous raconter une histoire que j’ai vécue quand j’étais jeune. Je profite de l’absence de votre père, parce qu’il ne veut pas que vous soyez au courant de ces événements. L’un des personnages est son oncle. Je vous demande une seule chose : ne jamais le dire à votre père. » Nous étions anxieux d’entendre notre mère. Elle continua : – Voici cette histoire vraie :

 

J’avais 14 ans. Comme vous le savez, mon père avait une terre au village. Lors d’une journée ensoleillée de la mi-juillet, ma mère m’a dit : « Tu vas aller aux framboises cet après-midi sur la terre du père Zéphirin. Amène avec toi tes deux jeunes sœurs Alice et Béatrice. » Alice avait 13 ans et Béatrice, 11 ans. Pour se rendre aux champs de framboises et ne pas être vues, nous devions passer par la forêt. Il y avait là des sentiers dont la plupart avaient été tracés par des animaux de ferme.

 

Nous nous dirigeons sans ambages vers le champ de framboises. Quand nous eûmes rempli nos vaisseaux, le cœur à la joie, nous prenons le chemin de retour. À un moment donné, nous avons choisi le mauvais sentier. Nous avons abouti à une cabane à sucre. La fumée s’échappait du tuyau de cheminée. Ma sœur Béatrice a dit :

– Nous pouvons faire du sucre d’érable en été ?

– Bien sûr que j’ai répondu naïvement. Il s’agit de conserver l’eau d’érable.

 

Nous cognons à la porte. Un monsieur que nous connaissions, le père Anselme, vint ouvrir et ne nous laissa pas entrer. Il avait l’air perturbé par cette visite. « Salut les filles, dit-il, j’ai quelque chose pour vous. » Il revint avec trois images de saint Joseph. « Prenez, dit-il. Faites une prière à ce saint homme chaque jour et vous serez exaucées. » Devant son geste aussi pieux, nous avons pris chacune une image, même si notre mère nous avait souvent répété de ne jamais accepter de cadeaux des personnes en dehors de la famille. Nous sommes parties. En cours de route, nous avons décidé de ne rien dire à nos parents et de cacher nos images.

 

Trois jours plus tard, ma mère nous demanda d’aller à nouveau aux framboises au même endroit. Au retour, le sentier qui nous menait directement à la maison avait disparu. Nous avons invoqué saint Joseph pour qu’il nous protège. Nous avions le choix entre retourner à la cabane à sucre ou prendre le sentier qui conduisait à la maison du père Anselme. Nous avons choisi cette dernière voie.

 

Après environ deux minutes de marche, nous avons vu un vieillard le long du sentier. Il ressemblait étrangement au père Anselme. Il avait le front tombant et les yeux perçants. « Salut les filles, dit-il. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un jumeau ? » J’allais répondre : « Un autre jumeau. » Il enchaîna : « C’est moi. » Apeurées par son ton, nous nous sommes mises à courir. Nous avons échappé quelques framboises. Rendues à la maison, ma mère a demandé pourquoi nos vaisseaux n’étaient pas pleins. J’ai répondu en faisant un petit mensonge : « C’est Béatrice qui voulait s’en venir. » Encore là, nous n’avons rien dit à nos parents.

 

Quelques jours plus tard, ma mère nous demanda de retourner aux framboises dans le même champ. Nous ne voulions pas. Elle insista tellement que nous avons fini par céder. Rendues à la fourche où le sentier avait disparu, il y avait des branches cassées par terre. Nous avons pensé que la fois précédente quelqu’un avait bloqué le sentier avec des broussailles pour nous empêcher de passer. Quand notre cueillette fut terminée, Béatrice s’est écrié : « Regardez, il y a de la fumée au nord. » La fumée était tellement épaisse que nous avons craint que ce soit la cabane à sucre du père Anselme qui était en train de brûler. Nous sommes parvenues à la maison en courant. Nous avons raconté ce fait à nos parents.

 

Le lendemain matin, mon père fit sa besogne à l’étable de bonne heure comme d’habitude. Puis, il se rendit à l’église. Il remplissait la fonction de bedeau depuis une dizaine d’années et en était fier. Comme il était en train de recouvrir les statues d’un voile noir en vue d’un service funèbre, le curé arriva : « Monsieur Tancrède, dit-il, je viens de rencontrer le père Anselme. Il m’a juré que ce sont vos filles qui ont mis le feu à sa cabane à sucre. Il m’a dit qu’il les a vues. » Mon père savait que nous étions sur les lieux. Il eut un instant de surprise et d’hésitation. Le curé continua : « Vu les circonstances, je me dois de vous demander votre démission. Nous ne pouvons pas avoir un bedeau dont les enfants ont trempé dans une affaire aussi grave. » Mon père ayant une confiance sans limite envers le curé dit : « Je finis mon travail et vous pouvez me remplacer. »

 

Mon père Tancrède arriva à la maison en pleurant. Il venait de perdre le revenu d’appoint qui servait à faire vivre sa famille convenablement. Il sentait qu’une injustice venait de le frapper. Et nous, les filles, dans tout ça, nous étions terrorisées. Mon père nous regarda affectueusement et nous dit : « Hier, vous avez vu de la fumée. Lors de vos cueillettes précédentes, avez-vous vu le père Anselme ? Il faut tout me dire en détails. » Nous n’avions pas le choix. Le cœur gros et en larmes, nous avons tout raconté. Nous avions honte d’avoir caché à nos parents ce qui était arrivé pendant la semaine précédente. Heureusement que nous sentions la compassion de notre père. Nous sommes parties pour l’école sans déjeuner. Nous n’avions pas faim.

 

La rumeur circula vite dans la paroisse. À l’école, les autres élèves nous invectivaient et nous traitaient de tous les noms. « Quelle honte !, m’a dit une amie, les enfants du bedeau qui allument des cierges dans la forêt. » Un matin, une religieuse vint nous rencontrer et dit : « Je n’avais jamais pensé que des filles sages comme vous aient pu poser un tel geste. Vous avez joué avec le feu. L’enfer vous attend. » Ce fut une période très traumatisante. Nous étions marquées au fer rouge et nos amies nous quittaient une à une.

 

À la suggestion de nos parents, nous sommes allées rencontrer le curé. Il nous a reçues aimablement. Il nous parlait avec douceur. Même sa servante nous a apporté un verre de lait. Nous avons tout raconté sans rien cacher. À la fin de l’entretien, il a dit : « Ce soir, je vais aller voir votre père. » Nous sommes sorties plus sereines et pleines d’espoir.

 

Le curé vint visiter mes parents. Dès son entrée, il dit à mon père : « Monsieur Tancrède, je pense que j’ai été trop vite quand je vous ai demandé votre démission. J’ai cru le père Anselme. Depuis ce temps, j’ai longuement réfléchi et j’ai questionné beaucoup de paroissiens. La plupart s’entendent pour dire que c’est impossible que vos filles soient responsables. D’ailleurs, vos filles ont été très coopératives et je les crois. En particulier, j’ai appris que quelques jours avant l’incendie, le père Anselme avait su que la police avait prévu de faire une descente à sa cabane à sucre parce qu’il y faisait de la bagosse. Aussi, vous pouvez recommencer à accomplir votre tâche de bedeau dès demain matin. » Mon père pleurait de joie.

 

À partir de ce moment, le vent changea. De moins en moins de gens continuaient à nous penser coupables. Comme le père Anselme n’avait pas porté plainte à la police pour incendie criminelle, les paroissiens se sont mis à rechercher d’autres coupables. La vie était plus vivable, mais rien n’avait été réglé.

 

Cinq années passèrent, le père Anselme décida de reconstruire sa cabane à sucre. Il demanda à un neveu, soit votre père, de l’aider. À ce moment, je n’avais jamais parlé à votre père. Je le voyais à la messe, sans plus. Je trouvais qu’il avait une bonne prestance.

 

Pendant ces travaux, un jour que j’étais allée au magasin général acheter du fil blanc, je fis sa rencontre. Il m’aborda : « Cela fait un bout de temps que je te remarque. Penses-tu que je pourrais aller veiller chez tes parents samedi soir qui vient ? » J’étais folle de joie, mais je ne fis rien paraître. Je répondis : « Si cela te tente, pourquoi pas ? »

 

Votre père venait me voir chaque samedi soir et parfois le dimanche après-midi. Mon père n’aimait pas tellement sa présence. Chaque fois qu’il le voyait, il pensait au père Anselme qui avait troublé nos vies. Il m’avait averti : « Ne parle jamais de cette incendie avec lui devant moi. Je ne suis pas capable. Mon cœur a été tellement troublé par cet événement. »

 

Le dimanche après-midi, nous allions prendre une marche dans la rue du village. Il comprenait comment j’avais souffert. Un jour, il me dit : « Compte sur moi, je vais prendre tous les moyens possibles pour éclaircir ce mystère. Mon oncle a une grande confiance en moi et je vais essayer de lui tirer les vers du nez pour en arriver à la vérité. Il a changé quelque peu sa version. Il soutient maintenant qu’il était à la maison quand la cabane a brûlé. Ma tante confirme ce fait. Donc, il ne vous a pas vues mettre le feu. C’est donc quelqu’un d’autre qui a posé ce geste criminel. »

 

Au bout de sept mois de fréquentation, nous avons décidé de nous marier. Pour montrer son désir de résoudre ce crime, votre père m’a dit : « Je ne peux pas t’épouser tant que je n’aurai pas toutes les réponses à mes questions. » J’étais estomaquée, à la fois contente et déçue. Je racontai cette conversation à mon père Tancrède. Il m’a dit : « J’étais réticent au fait que tu maries cet homme, mais là j’approuve entièrement votre mariage. Je suis certain que tu auras un bon mari. »

 

Quelques jours plus tard, votre père me dit qu’il avait fini par connaître la vérité. Son oncle avait placé des bûches de bois sous la casserole sans y verser de l’eau. Il avait mis le feu aux bûches et s’était enfui rapidement à sa maison. Il nous avait vues, moi et mes deux sœurs, revenir des framboises et avait pensé bien faire en nous accusant. Il a confié à votre père, ce que nous savions déjà, à savoir qu’il craignait une descente de la police à sa cabane à sucre vu qu’il y fabriquait de la bagosse.

 

Le mariage eut lieu un 30 mars. À cette époque, la plupart des mariages se faisaient en hiver parce que l’été était réservé aux travaux de la terre. À 7 heures du matin, nous étions à l’église. Anselme a refusé de venir au mariage. Mon père Tancrède en était heureux. Voilà, mes enfants, votre mère vous a tout dit. Je répète : « N’en parlez pas à votre père. »

 

En disant ces derniers mots, une voiture s’est arrêtée près de la maison. C’était notre père qui revenait de la beurrerie. Il était accompagné d’un vieillard. Nous avons reconnu le père Anselme. Ma mère était étonnée : « Que vient-il faire ici ? » Anselme entra dans la maison, soutenu par mon père parce qu’il avait peine à marcher.

 

Ses premières paroles ont été de dire à mon père : « Peux-tu demander aux enfants d’aller jouer dehors ? » Ma mère répondit : « Ce n’est pas nécessaire, drôle de coïncidence, je viens de leur raconter toute l’histoire. » Il s’est approché et prit ma mère dans ses bras : « Je ne sais pas comment le dire, mais je regrette sincèrement tout ce que j’ai fait à votre égard. Il ne me reste que quelques mois à vivre et je ne voudrais pas arriver devant le Créateur avec ces méfaits sur ma conscience. » Ma mère répondit : « Monsieur Anselme, je vous pardonne. Dieu seul peut vous juger. »

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# 2780            3 mai 2016

Alpha et Oméga

C’était mon anniversaire de naissance. J’avais 6 ans. Comme cadeau de fête, j’avais reçu un crayon. J’étais assis au bout de la table familiale en train d’affiler mon crayon quand soudain la Chouette, notre voisine de l’ouest,  fit irruption dans la cuisine :

- Madame Jean, dit-elle, ma Rosa de 5 ans a disparu.

- Quoi ? de répondre ma mère.

- Mes filles sont allées aux fraises. Rosa voulait les accompagner. Elles n’ont pas voulu l’amener. J’ai fouillé autour de la maison et de la grange. J’ai crié à m’époumoner. Pas de Lisa.

 

Troublé par les paroles de cette dame, je me suis coupé à un doigt avec le couteau de poche. Je me suis mis à pleurer. Ma mère prit une débarbouillette, me l’enroula autour du doigt et me dit :

- Va dire à ton père qui est sur le fenil de venir à la maison.

 

Je courus à la grange en tenant ma main levée. Je faillis culbuter tellement mon équilibre était fragile. Mon père était fâché d’être dérangé. Il vint quand même à la maison. Il prit sa hache dans le tambour et courut à la ferme de la Chouette. Celle-ci ne réussissait pas à le suivre à cause de ses jambes courtes et trapues.

 

Finalement, mon père trouva Rosa à deux minutes de la maison. Elle était couchée sous un bouleau. Elle devait avoir pleuré car ses joues étaient encore humides.

 

Cette ferme voisine de la nôtre appartenait à Réal Chou. Sa femme, Élisabeth Lamie, avait pris l’habitude de l’appeler mon chou. En retour, son mari l’appelait ma chouette. Les gens de la paroisse parlaient toujours de monsieur Chou et de madame Chouette. Le couple autour de la quarantaine avait six enfants. Les premiers nés étaient des jumeaux, Roland et Ronald. Quatre filles avaient suivi dont Lisa était la dernière.

 

Presque tous les samedis, madame Chouette venait visiter ma mère. J’avais hâte à ce jour pour écouter ses propos. Quand elle arrivait, je me cachais en haut de l’escalier et je tendais une oreille attentive.

 

Elle rapportait à ma mère toutes les nouvelles de la paroisse. Elle parlait abondamment de son mari et de ses enfants, surtout des jumeaux qui étaient identiques. Selon elle, elle avait le meilleur mari au monde. « C’est vrai, disait-elle qu’il est une pâte molle et un sans talent, mais je l’aime comme ça. » Elle se contredisait souvent dans ses propos. À ce moment, ma mère rétorquait : « Il me semble que vous m’avez dit le contraire il y a quelques temps. » Elle répondait : « Ça se peut. Vous savez, madame Jean, que les choses changent. »

 

Ses jumeaux qu’elle appelait Alpha et Oméga avaient alors 12 ans. Elle prédisait qu’ils auraient un avenir brillant. Oméga réussissait bien à l’école. Même si Alpha avait peu d’intérêt pour les études, il était un excellent organisateur. Elle disait : « Vous savez, madame Jean, qu’un chou et une chouette accouplés ne peuvent que produire des petits génies. » Un jour, elle demanda à ma mère s’il était vrai que l’homme jouissait plus quand il réussissait des jumeaux. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Mais j’ai été saisi par la riposte de ma mère. « Madame Chouette, on ne parle pas de ça. »

 

Un jour, elle s’est plainte que ses jumeaux n’aimaient pas ses tartes.

- Alpha et Oméga ont entendu raconter que vos tartes étaient excellentes, dit-elle. Ils m’ont ordonné de vous demander de me montrer comment vous vous y prenez.

- Pourquoi écoutez-vous toujours vos jumeaux ?

- C’est simple, ce que les jumeaux veulent, Dieu le veut. Mon chou pense exactement comme moi, même s’il n’aime pas parfois recevoir leurs ordres.

 

Avant de partir, la volubile dame empruntait toujours quelque chose à ma mère : un timbre, une enveloppe, une poignée de sel, un peu de poudre à pâte. Quand elle demandait des œufs, ma mère prétextait ne plus en avoir. Elle ne rendait à peu près jamais ce qu’on lui prêtait.

 

Les années passèrent. J’étais toujours au poste le samedi après-midi. L’été quand ma mère voulait que j’aille cueillir des petits fruits ou sarcler le jardin, je pleurais pour ne pas y aller. Mais ma mère ne cédait pas.

 

Les jumeaux avaient maintenant 16 ans. À leur anniversaire, leur père leur avait donné chacun un couteau de poche en leur disant : « Vous êtes des hommes maintenant. » Alpha avait rétorqué : « Le père, ce sera bientôt notre tour de s’occuper de la ferme. » Monsieur Chou fit semblant de ne pas avoir entendu, mais madame Chouette était inquiète. Elle raconta cet incident à ma mère et lui demanda conseil. Ma mère ne répondit pas. La volubile dame enchaîna :

– Mes jumeaux couchent encore dans le même lit. Je voudrais qu’ils aient chacun un demi lit, mais ils m’ont envoyé promener. Bien plus, ils m’ont ordonné de ne plus entrer dans leur chambre.

 

L’occasion était belle pour ma mère de répondre : « Ce que les jumeaux veulent, Dieu le veut. ». Mais elle s’abstint.

 

Les jumeaux décidèrent que désormais ce serait eux qui iraient porter les bidons de crème à la beurrerie et qu’en fin de mois ils récolteraient l’argent. Le père était estomaqué et il accepta de mauvais gré. Madame Chouette raconta ce fait à ma mère :

– Nous n’avons plus d’argent. Je suis obligée de demander aux jumeaux des sous pour acheter des crayons, du papier ou encore du sucre et de la farine.

 

Depuis toujours, madame Chouette avait pris la gouverne des travaux de la terre. C’est elle qui disait à son mari : « Aujourd’hui, tu vas labourer tel champ. Aujourd’hui, tu vas réparer ta faucheuse. Aujourd’hui, tu vas faucher le foin en arrière de la grange. » Peu à peu, les jumeaux contredisaient leur mère à ce sujet et ordonnaient à leur père ce qui leur semblait le plus approprié. Monsieur Chou baissait la tête et faisait ce que les jumeaux voulaient.

 

Lorsque les jumeaux eurent 18 ans, ils dirent à leur père : « Nous sommes maintenant capables d’effectuer tous les travaux de la terre. Si on a besoin d’aide, on te le fera savoir. Tu peux te reposer. Tu as assez travaillé. Tu pourras cependant continuer à traire les vaches et à soigner tes chevaux. »

 

Évidemment, madame Chouette courut chez nous pour informer ma mère de cet état de fait. Ma mère lui conseilla d’aller voir monsieur le curé :

– Pensez-vous, répondit-elle, que je vais aller consulter cet homme qui passe ses soirées chez la veuve Régnier du village.

 

Devenu oisif et découragé, monsieur Chou se mit à fréquenter la buvette du village. Avant de partir, il devait demander de l’argent à ses jumeaux. Ceux-ci lui donnaient quelques sous. Une fin d’après-midi, lors du train, monsieur Chou qui était pompette renversa sa chaudière de lait. Alpha le prit à la gorge et lui dit : « C’est fini pour vous la traite des vaches. En passant, où avez-vous pris l’argent pour boire autant aujourd’hui ? » À sa grande honte et dévasté, l’homme dut admettre qu’il avait fouillé dans la tirelire de ses filles.

 

Il lui restait seulement à s’occuper des chevaux. Les jumeaux décidèrent d’acheter un tracteur. Ils vendirent un cheval. Un peu plus tard, ils firent d’acquisition d’une camionnette et se départirent de l’autre cheval.

 

Madame Chouette raconta à ma mère que son mari était dépressif. Alors, ma mère lui dit :

– J’ai un beau-frère au rang 2 qui, de temps à autre, a besoin de main d’œuvre. Je pourrais lui en parler pour qu’il embauche votre mari.

 

C’est ainsi que monsieur Chou devint un auxiliaire très apprécié de mon oncle. Il mettait plus d’énergie à son travail que jamais il ne l’avait fait sur sa terre. Les après-midis quand il était libre, il allait à la buvette … avec ses propres sous. Il consommait avec modération.

 

Pendant ce temps, les jumeaux prirent l’habitude de venir veiller chez nous. Ils semblaient s’intéresser à deux de mes sœurs qui étaient à peu près du même âge qu’eux. Un jour, madame Chouette rayonnante lança en regardant ma mère dans les yeux : « Ce serait tellement beau que mes jumeaux marient vos deux filles. Vous ne savez pas, madame Jean, comment nous admirons votre famille. Je serais tellement fière que vous deveniez la belle-mère de mes admirables jumeaux. »

 

Quand les jumeaux eurent 21 ans, Alpha annonça à son père une nouvelle surprenante : « Le père, dit-il, demain je vais chez le notaire avec Oméga et vous nous accompagnez. Nous allons signer deux contrats : un de vente et un autre d’achat. »

 

Alpha regarda Oméga avec un œil complice, tandis que leurs parents, la tête baissée, fixaient le plancher. Chacun de leur côté, ils pensaient : « Notre vie est finie. »

 

Alpha continua : 

– Le père, vous nous vendez la terre et tout l’attirail pour 1 $. En retour, moi et mon jumeau, nous allons acheter la buvette. Vous pourrez habiter dans la maison attenante avec mes sœurs. Nous allons vous confier la gérance du commerce à la condition que jamais vous ne preniez une goutte de boisson à cet endroit.

– Quel beau cadeau !, s’écria le père Chou. Comptez sur moi pour tenir ma promesse.

 

Les jumeaux continuèrent sans entrain de venir voir mes sœurs. Mon père qui jugeait odieux le comportement des jumeaux envers leurs parents craignait que ceux-ci éventuellement traitent mes sœurs de la même façon. Un soir, mon père dit aux jumeaux : « J’ai l’intention de vendre ma terre et de prendre ma retraite. J’ai fait des démarches pour acheter une maison au village. Il y en a une seule à vendre. Elle est voisine de la buvette. Je pense qu’à l’avenir vous serez trop loin pour visiter mes filles. » Ce que personne ne savait, les jumeaux avaient fait un pacte secret de ne jamais se marier.

 

Le double message fut reçu avec bonheur par les deux jumeaux. Ils se firent un clin d’œil. Alpha reprit : « Votre terre nous intéresse. Nous viendrons vous voir demain à ce sujet. »

 

Les jumeaux achetèrent la ferme de mon père. Nous avons alors déménagé au village à ma grande satisfaction. Madame Chouette qui était de nouveau notre voisine continuait de venir visiter ma mère, plus souvent maintenant. Elle s’inquiétait de ce que les jumeaux couchaient encore dans le même lit, même si la maison comportait cinq chambres. Les affaires de monsieur Chou allaient bien et il ne buvait plus.

 

Deux ans plus tard, ce fut la catastrophe. Le tracteur qu’Alpha conduisait se renversa dans une côte de fortune aménagée autrefois par mon père à force de bras. Alpha décéda sur le coup. Oméga était dans tous ses états. Il vendit les deux terres et la buvette. Il alla étudier au Séminaire des vocations tardives à Montréal. Vu son âge, il fit son cours classique en cinq ans au lieu de huit. Il fut ordonné prêtre au grand plaisir de sa mère et, après un an d’études à Rome, il fut nommé professeur de philosophie au Séminaire diocésain.

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# 2715              31 mars 2016

Un dangereux personnage

Télesphore Sapin était un chasseur invétéré. Il aimait passionnément se placer à l’affût du gros gibier. Avec son fusil de chasse bien astiqué, il faisait mouche plus souvent que tout autre. Toutefois, Télesphore était particulièrement imprudent. Il laissait son fusil dans la garde-robe de la cuisine et les munitions sur la tablette du haut.

 

Son fils ainé, Arsène, à partir de 10 ans, n’hésitait pas à prendre le fusil. Il s’amusait alors à remplir et à vider le chargeur. Il lui arrivait même de pointer l’arme vers ses jeunes frères et sœurs qui en étaient atterrés. La mère, craintive, intervenait. Le jeune garçon cessait ses activités. Le père en était informé, mais il ne faisait rien pour remédier à la situation.

 

En aucun moment, quand les deux allaient chasser, Télesphore ne donnait de conseils de sécurité à son jeune fils. Un jour, une balle ricocha sur une roche et atteignit le jeune Arsène à un pied. Heureusement, l’accident ne causa que des écorchures mineures.

 

À 20 ans, Arsène épousa la fille du troisième voisin, Élisabeth. Il passait son temps à parler de chasse et à raconter des aventures qu’il avait lues dans des journaux et qu’il faisait siennes. Élisabeth fermait ses oreilles, sachant très bien que ce n’était que du verbiage. Arsène hérita du fusil de son père et s’acheta, en plus, un pistolet.

 

Avec le temps, la passion d’Arsène pour les armes à feu se transforma en maladie. Quand les enfants passaient devant chez lui pour aller à l’école du rang, derrière la vitre de la maison familiale, il pointait son pistolet vers eux. Les premières fois, les enfants ne réalisaient pas que c’était une arme, mais quand ils apprirent de la bouche des enfants d’Arsène que c’en était vraiment une et qu’en plus elle était chargée, ils se mirent à avoir peur.

 

La famille Beauregard demeurait à l’est de la maison d’Arsène. Les quatre enfants qui allaient à l’école devaient passer devant la maison maudite. Excédé par le manège du dangereux chasseur, un jour, Émile l’ainé dit à sa mère :

– Maman, je ne veux plus aller à l’école.

– Pourquoi, demanda la mère ?

– Monsieur Arsène veut nous tuer. Il pointe son arme vers nous quand nous passons devant sa maison.

– C’est bien vrai ce que tu dis ?

– Demandez aux autres.

– Si c’est vrai ce que tu dis, monsieur Arsène est un imbécile. De toute façon, dites-vous qu’il ne peut pas tirer à travers la fenêtre de son domicile. Je vous conseille de ne pas regarder vers sa maison quand vous passez. Ne courez pas. Agissez comme si vous n’aviez pas peur. Autrement, ce serait lui donner un trop grand plaisir.

 

Le lendemain, à l’école, Émile dit à un garçon d’Arsène :

– Ton père est un imbécile.

– Qui t’a dit cela ? Répète, rétorqua le jeune garçon, et j’en parle à mon père.

– Ton père est un imbécile. C’est ma mère qui l’a dit.

 

Deux clans se formèrent : d’un côté les enfants d’Arsène et leurs cousins de l’autre bout du rang, de l’autre côté les enfants Beauregard et leurs amis. La bagarre éclata. L’institutrice, prise au dépourvu, eut de la difficulté à séparer les belligérants. Elle annonça une punition collective : une retenue de 30 minutes pour tous après la classe.

 

Les parents inquiets de ne pas voir revenir leurs enfants attendirent avec impatience leur retour. Quand cela se fit, ils questionnèrent les écoliers. Ceux-ci ne purent que leur dire la raison. Jusqu’à ce jour, sauf les parents Beauregard, personne n’avait été mis au courant des agissements bizarres d’Arsène.

 

Furieux, le père Beauregard se dirigea vers la maison de l’homme qui jouait avec les armes. Après avoir cogné à la porte, il entra. Arsène était devant lui, son fusil de chasse pointé dans sa direction. Le visiteur rebroussa chemin sans avoir eu le temps de dire un mot.

 

Il alla voir le commissaire d’école qui était son voisin mais qui n’avait plus d’enfant d’âge scolaire. Sur les entrefaites, l’institutrice arriva. Les trois se voyaient dépasser par les événements. Que faire ? Après une discussion animée, le commissaire décida de fermer l’école pour le reste de la semaine, se disant que cette pause permettra peut-être de calmer les esprits.

 

Le lundi suivant, Arsène attendait les enfants Beauregard debout sur la galerie l’arme à la main. Les enfants eurent le réflexe de courir, mais le conseil de leur mère leur revint à l’esprit. C’en était trop toutefois. Quand l’institutrice apprit ce qui s’était passé, elle fit demander au voisin de l’école d’aller avertir le père Beauregard de venir chercher ses enfants après la classe.

 

Monsieur Beauregard était inquiet pour la sécurité de ses enfants. Il alla voir le curé pour que celui-ci intervienne. « Comptez sur moi, conclut le prêtre. » Le dimanche suivant, le bedeau informa Arsène qu’il devait se présenter au presbytère. Tout en maugréant, l’homme aux armes s’y rendit :

– Que puis-je faire, monsieur le curé, lança-t-il d’un ton arrogant ?

– J’ai appris, de répliquer le curé, que tu faisais peur aux enfants avec une arme.

– C’est totalement faux. Il m’arrive de nettoyer mon arme sur le perron, mais pas plus. Avez-vous une arme, monsieur le curé ?

– Je n’en ai pas besoin. Je ne suis pas chasseur.

– Si j’étais à votre place, je m’en procurerais une. Lorsque vous faites le sermon et que des hommes dorment, vous devriez sortir une arme et leur tirer une balle entre les deux yeux. Ils se réveilleraient, pas à peu près.

 

Le curé était estomaqué. Comment un homme sain d’esprit pouvait-il tenir de tels propos dans son presbytère ? Il fit semblant de ne pas être impressionné et il répliqua :

– Très bien Arsène. Je compte sur toi pour ne plus utiliser ton arme devant les enfants.

 

Prestement, le curé se dirigea chez le maire.

– Monsieur le maire, nous avons un problème. Arsène Sapin est en train de déraper.

 

Il raconta la conversation au maire qui n’en croyait pas ses oreilles. Le premier magistrat lui promit d’aller faire une visite à cet homme au début de la semaine.

 

Le lendemain, par une belle journée ensoleillée, le maire se rendit au domicile d’Arsène. Il était accompagné d’un conseiller municipal au cas où la situation dégénère. Il cogna timidement à la porte. L’épouse d’Arsène vint ouvrir avec le fusil dans les mains. Le maire eut un mouvement de recul.

– Ne craignez pas, monsieur le maire, je veux vous donner le fusil de mon mari. J’ai peur pour moi et pour mes enfants. Mon mari est aux champs et les enfants sont allés aux fraises.

– Est-ce que votre mari est parfois violent avec vous, de rétorquer le maire ?

– Il ne lève jamais la main sur moi, mais il lui arrive de battre les enfants quand ils sont turbulents. Quand il boit, il met son pistolet entre les deux jambes. D’une main, il tient sa pipe et de l’autre, son flash de whisky. Je ne sais plus quoi faire et j’ai peur.

– Je ne peux pas prendre le fusil. Ce serait trop dangereux pour vous quand il le saurait.

– Je vais vous donner alors les munitions.

– Imaginez ce qui se produirait quand il apprendrait cela. N’a-t-il pas une autre arme ?

– Oui, mais depuis qu’il est allé voir le curé, il la traîne avec lui.

– Ne dites pas un mot de ma visite à votre mari. Je vais tenter des démarches. Comptez sur moi.

 

Quand le maire sortit de la maison, il était blême et ses jambes tremblotaient. « L’heure est grave, dit-il au conseiller qui l’accompagnait. » Rendu chez lui, le premier magistrat appela le chef de police du comté et lui raconta l’histoire.

– Nous ne pouvons rien faire. Les enfants visés sont mineurs, n’est-ce pas ? Leur témoignage serait peu crédible. La dame ne peut pas témoigner contre son mari. C’est la loi.

– Arsène a pointé son arme vers un homme du rang.

– Si ce dernier est prêt à témoigner, alors on peut faire quelque chose. Allez rencontrer ce monsieur et rappelez-moi.

 

Quand le chef de police eut la confirmation que monsieur Beauregard était prêt à témoigner, il promit au maire de faire intervenir les policiers.

– Pas un mot à personne, dit-il, la situation peut être explosive. Au préalable, un policier va aller vous rencontrer pour établir un plan devant aboutir à l’arrestation de l’homme armé.

 

Chaque premier dimanche du mois, Arsène et sa famille se rendaient à l’église pour la confession vers 8 heures. Après avoir communié, la famille allait déjeuner chez les beaux-parents d’Arsène qui demeuraient tout près de l’église. À cette époque, dans les années 1940, il fallait être à jeun pour communier. Les enfants déjeunaient chez le beau-frère d’Arsène dans le logement attenant. Deux policiers étaient cachés dans une chambre de ce dernier logement.

 

Comme il était convenu, vers 9 heures, l’ainé de la famille Sapin que son père chouchoutait passa dans la pièce voisine. Il dit à l’oreille de son paternel : « Papa, peux-tu me prêter ton pistolet ? Je veux le montrer à mes cousins. » Sans aucune méfiance, le père accepta. Le jeune garçon remit l’arme aux policiers. Ceux-ci procédèrent alors à l’arrestation du père.

 

Au bout de deux semaines, le procès eut lieu. Le curé, le maire et monsieur Beauregard furent assignés comme témoins. L’avocat de l’accusé plaida que les faits racontés étaient amplifiés et qu’Arsène Sapin était un excellent citoyen. Finalement, le juge statua :

– Monsieur Sapin, je vous condamne à séjourner à l’asile psychiatrique pour le reste de vos jours. Vous êtes un danger public. Avez-vous quelque chose à dire ?

 

Se levant de son siège, l’air perdu, l’accusé tonna d’une voix hargneuse : 

– Son honneur le juge, sauf votre respect, je n’ai rien fait de mal. Mais, j’aurais dû. Quand Beauregard est venu me voir, j’aurais dû tirer sur lui. Je le regrette.

– Emmenez-le, de rétorquer le juge.

 

On ne vit plus jamais ce dangereux personnage dans la paroisse.

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# 2670              9 mars 2016

Une montre en or

Léonard naquit en 1918, l’année de l’épidémie de la grippe espagnole. Son père, un riche cultivateur, en plus d’entretenir sa ferme avec succès, possédait un poulailler pouvant contenir une centaine de poules.

Dès son jeune âge, Léonard assista son père dans la production et la vente d’œufs. Il avait imaginé une stratégie de vente originale. Dans chaque douzaine d’œufs, il dessinait un cœur sur une des coquilles. Les ménagères étaient touchées par cette attention et en redemandaient.

 

Lors d’une visite de distribution à domicile, alors qu’il avait 20 ans, Léonard remarqua qu’une jeune fille du nom de Laurette était en pamoison devant lui. Il fit semblant de ne pas porter attention, mais son cœur était troublé. Il n’aimait pas particulièrement cette fille, mais il se disait : « Il faut que je me marie un jour. »

 

Plutôt pour se distraire, Léonard décida de jouer le jeu de la séduction. Quand il livrait une douzaine d’œufs à cette maison, il avait pris soin de dessiner un cœur sur chaque coquille. La mère qui avait été témoin des extases de sa fille devant ce jeune homme comprit à qui s’adressait le message.

 

Après 10 mois de fréquentation, Léonard accepta sans conviction d’épouser Laurette. Ils se rendirent au presbytère pour mettre les bans. Hélas ! le curé était en convalescence suite à une crise cardiaque. Il leur dit :

- Mon médecin me permet de faire du bureau, mais il m’interdit de célébrer des cérémonies. C’est l’abbé Gosselin, le curé de la paroisse voisine, qui devra vous marier. Pour éviter trop de déplacements, mon confrère préfère des mariages doubles. Un mariage pour le samedi 8 mai à 7 heures du matin est déjà prévu. Accepteriez-vous de vous marier en même temps que l’autre couple ?

 

Laurette était déçue, elle qui avait rêvé d’un mariage où elle serait la reine. De son côté, Léonard n’y voyait pas d’objection. Sans le dire, il en était heureux.

- Voilà, poursuivit le curé, l’autre couple est Robert Després et Rosalie Binette. Robert demeure au rang 3. Je pense que son père va lui léguer sa terre.

- Cela tombe bien, reprit Léonard d’un air narquois. Mon père m’a acheté la terre en face du père de Robert. Vous le savez comme moi, monsieur le curé, le rang 3 est un rang double.

 

C’est ainsi que le 8 mai au matin les familles des deux couples s’entassèrent dans la petite église paroissiale. Léonard fut frappé par l’élégance et la bonhommie de Rosalie. Pendant la cérémonie, il se tournait constamment vers elle pour la regarder. Sa promise Laurette voyait le manège, mais n’y portait pas attention. Robert, d’un caractère possessif et jaloux, fulminait. Il se disait : « Dans quoi me suis-je embarqué ? Cet homme sera en plus mon voisin d’en face. »

 

Après la cérémonie, chaque couple gagna le domicile des parents de la mariée où un déjeuner était prévu. Dans sa maison décorée de fleurs, après l’entrée aux pamplemousses, le riche père de Léonard prit la parole : « Le départ de mon fils m’est douloureux. Je tiens toutefois à lui remettre une montre en or pour les nombreux services qu’il m’a rendus. Plutôt que d’agrandir mon poulailler, je lui promets d’en bâtir un sur sa terre. » À partir de ce jour, Laurette taquinait parfois son mari en l’appelant Léonard, la montre en or.

 

De son côté, le père de Robert annonça qu’en raison de ses rhumatismes il avait légué sa terre à son fils et qu’il s’achèterait une maison au village. Ce cadeau avait un goût amer, car la terre produisait peu et les bâtisses étaient près de l’abandon. Toutefois, Robert rêvait de rendre la terre plus prospère et d’avoir plusieurs enfants.

 

Au bout de trois ans, chaque couple avait déjà deux enfants. Robert surveillait constamment son voisin d’en face qui, à son goût, venait trop souvent faire un tour à la maison. Cela se produisait surtout lorsque la femme de Léonard allait passait deux ou trois jours chez ses parents. Elle le faisait au moins une fois par mois. De plus, quand Robert voyait le beau poulailler neuf en face de chez lui, il éprouvait une sensation profonde de jalousie.

 

Un soir, Robert dit à sa femme : « Je vais être obligé d’aller dans les chantiers cet hiver. Si je veux me bâtir une nouvelle grange, je n’ai pas le choix. » Rosalie répliqua : « Comme tu veux mon mari. » Devant l’indifférence de sa femme, la colère lui darda le cœur et s’incrusta dans sa tête. Il réprima cette émotion et dit : « Je vais faire boire mes chevaux. »

 

Le lendemain matin, Léonard se rendit au poulailler comme d’habitude. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que tous les œufs sauf un avaient été fracassés. Sur celui qui avait survécu, on avait dessiné un cœur surmonté d’une flèche. Léonard fit une enquête dans le rang. Personne n’avait remarqué quelque chose de spécial.

 

Comme prévu, au début de novembre, Robert partit pour les chantiers avec son cousin du rang 6. Il écrivait souvent à sa femme, la priant de lui raconter ses allées et venues dans les moindres détails. Quand il revint à la mi-avril, ses faibles émoluments lui permirent d’entreprendre la construction d’une grange.

 

Avec les travaux habituels sur la terre et la réalisation de son projet, l’été passa rapidement. Rosalie lui annonça qu’elle serait mère à nouveau. Le cœur rempli d’espoir, il repartit pour les chantiers au début de novembre. Deux mois plus tard, il reçut une lettre de sa femme lui disant qu’un garçon était né le 2 janvier et qu’il ressemblait à un frère à elle. Robert fit le calcul. S’il était le père, la grossesse avait duré au plus huit mois.

 

De retour chez lui, Robert remarqua que le fiston avait des traits du voisin d’en face. Il ne dit pas un mot, préférant mijoter une revanche. Il pensait qu’il pourrait aller de nouveau saccager le poulailler de ce voisin, mais il voulait mieux. Quand il vit Laurette partir pour aller passer trois jours chez ses parents, il dit à sa femme : « Mon cousin, partenaire des chantiers, a besoin de moi pour des réparations à un hangar. Je reviens dans deux jours. » La réponse a été : « Comme tu veux mon mari. » Une bouffée de chaleur monta au cœur de Robert, mais il réprima sa colère en disant : « Occupe-toi bien des enfants et seulement d’eux. »

 

Pendant la nuit suivante, Robert se leva et attela le cheval de son cousin. Il se dirigea vers son domicile. Il entra dans la maison et vit la veste de Léonard étendue sur une chaise. Il s’approcha de la chambre à coucher. Il y entendit des gémissements. Il vit la montre en or de Léonard sur la table de cuisine. Sans réfléchir et criblé de jalousie, il s’empara de la montre et retourna chez son cousin, ni vu ni connu.

 

Quelques jours plus tard, Léonard reçut une lettre dont le timbre avait été oblitéré dans la paroisse voisine :

« Mon cher Léonard, je connais celui qui a volé ta montre. Si tu veux la ravoir, tu dois aller chez la famille Paul Toupet qui est très pauvre. Tu dois leur remettre 20 $ et une douzaine d’œufs. » C’était signé : « Un qui veut ton bien. » En réalité, Robert était trop fier pour se permettre de toucher un sou par chantage.

 

Laurette, la femme de Léonard, était stupéfaite. Son mari lui avait toujours dit qu’il avait égaré sa montre et qu’il pensait qu’elle était quelque part dans la tasserie de la grange. Léonard n’eut d’autre choix que de tout raconter à sa femme qui était en furie. Il passa un mauvais quart d’heure. « Je te le dis, Léonard, si l’Église ne le défendait pas, je divorcerais et je retournerais chez mes parents avec les enfants. » Léonard ne voulait pas obéir aux demandes de la missive, mais sa femme l’y obligea.

 

Toutefois, Léonard se demandait ce que l’inconnu avait voulu dire en écrivant qu’il voulait son bien. Il était très inquiet. Il pensait soupçonner son voisin d’en face, mais il n’avait aucune preuve.

 

Presqu’à chaque année, une lettre identique arrivait chez Léonard. À chaque fois, sa femme ressentait un coup de poignard dans la poitrine. Mais, elle l’obligeait à payer. « Tu as péché, disait-elle. Tu dois expier ta faute. » Léonard était de plus en plus anxieux et pensa informer la police, mais il n’en fit rien, craignant que toute la paroisse et surtout ses parents le sachent.

 

Un après-midi de février, alors que Léonard déneigeait sa cour, un fils de Robert s’amusait à creuser un tunnel sous un immense banc de neige. Tout à coup, la neige s’effondra, ensevelissant le garçon. Léonard se précipita et sauva la vie du jeune. Robert qui était dans les chantiers apprit la nouvelle par une lettre de sa femme. Il regretta son harcèlement et prit la résolution de remettre la montre. « Je pense, se disait-il, que Léonard a assez payé pour avoir abusé de ma femme. À mon retour chez moi, je vais placer sa montre dans sa boîte aux lettres ou encore dans le poulailler. »

 

Quelques jours plus tard, un autre fils de Robert trouva une boite cachée sous une corde de bois de chauffage dans le hangar. Il l’apporta à sa mère. Celle-ci l’ouvrit et trouva une montre en or qui était bien celle de Léonard. Elle ne savait pas quoi faire. Elle comprit que, depuis ce temps, son mari savait tout de l’affaire. Quelques jours plus tard, elle alla apporter la montre à son propriétaire. Celui-ci était heureux d’avoir retrouvé son précieux souvenir, mais était hanté par sa conduite d’infidélité. « Mon calvaire est fini, se dit-il, mais je devrai vivre en voyant cet homme tous les jours. »

 

Quand Robert revint des chantiers, il fut mis au courant de la trouvaille par sa femme. Il n’osait plus la regarder dans les yeux. Celle-ci s’excusa de son comportement et lui promit de ne plus jamais le tromper.

 

Après mûre réflexion et sur les conseils de sa femme, Robert décida de pardonner à son ancien rival. Ils se réconcilièrent et eurent par la suite des relations plutôt cordiales, même si Robert continuait d’avoir un œil ouvert sur cet homme et … sur sa propre femme.

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# 2620              11 février 2016

Le veau aux yeux dorés

Josaphat Hibou était cultivateur dans le rang 3. Il avait déjà quatre enfants. Un dimanche de Pâques, il se rendit à la messe en voiture en cheval comme d’habitude. Avant de partir, il dit à sa femme :

- Surveille la Caillette, elle devrait vêler aujourd’hui.

 

Lors de son retour à la maison, sa femme qui était à l’étable accourut et dit à son mari :

- Viens vite, la Caillette est en train de mettre bas.

 

Josaphat se rendit prestement à l’étable. Un jeune veau aux yeux dorés fit son apparition. Le fermier était surpris de voir un veau avec de tels yeux. Il regardait avec stupéfaction le jeune phénomène. Aussitôt que le veau put se tenir sur ses quatre pattes, ses yeux tournèrent au rouge et il se précipita sur Josaphat. Ce dernier n’ayant pas prévu l’attaque s’affaissa sur le plancher. Son bel habit de noces, sa chemise blanche, sa cravate et même ses bottes dégoulinaient de fumier de vache.

 

Furieux, il entra à la maison. Antoine, son fils ainé de 12 ans, lui dit :

- Mais que s’est-il passé, papa ?

- Ce veau est un sauvage, reprit le père. Il ne fera pas long feu dans l’étable. Je vais le tuer.

 

Dans cette famille, chaque vache appartenait symboliquement à un enfant. Or, la Caillette était la vache d’Antoine. Ce dernier reprit :

- Je vais me déchanger et je cours à l’étable.

- Fais attention, rétorqua le père. N’entre pas dans son enclos où j’ai finalement pu le placer.

 

Antoine fut étonné de la couleur des yeux du veau. Son père ne lui avait pas mentionné ce détail. Il commença par l’amadouer. Le veau semblait serein. Le jeune garçon finit par entrer dans le clos et se mit à le flatter. Il ressentait à son égard une attirance indescriptible. Le veau le regardait avec ses yeux dorés empreints de douceur.

 

Les jours passèrent. Le jeune veau qu’Antoine avait baptisé Yeux dorés semblait de plus en plus docile. Des voisins ayant eu vent d’un veau aux yeux hors de l’ordinaire venaient le voir. Toutefois, certains dimanches, il devenait plus agressif.

 

Un soir alors qu’il s’apprêtait à se coucher, Antoine entendit son père dire à sa mère :

- J’aurais aimé garder ce veau pour en faire un taureau pour mes vaches dans trois ans, parce que la Caillette est une de mes meilleures vaches, mais j’ai peur qu’il arrive un accident. Je vais l’engraisser pour la viande et le vendre à l’automne.

 

Vers deux heures du matin, Antoine se réveilla en sursaut. Il rêvait que son père était en train de tuer le veau en l’assommant d’un coup de masse. Il se leva et se rendit à l’étable. Il attacha une laisse au cou du veau et lui dit :

- Mon père veut te tuer. Nous allons nous sauver.

 

L’enfant partit avec le veau. Il avait à peine parcouru un kilomètre qu’un orage s’abattit dans la région. L’animal se cambra et ne voulut plus avancer. Antoine prit peur et le ramena à l’étable.

 

Quelques jours plus tard, le jeune garçon rencontra un de ses cousins qui avaient participé à l’exposition agricole du comté l’année précédente. Quand ce dernier apprit que les yeux du veau étaient dorés, il encouragea Antoine à le présenter à l’exposition.

- Je suis convaincu, lui dit-il, que les juges vont être impressionnés.

 

Antoine en parla à son père qui d’abord refusa. Mais finalement ce dernier se dit :

- On ne sait jamais. S’il gagnait, mon troupeau de vaches prendrait peut-être de la valeur.

 

Enthousiaste, Antoine passait tous ses temps libres à brosser son jeune ami. Il coupait les poils qui dépassaient avec les ciseaux de couture de sa mère. Il disait autour de lui :

- Yeux dorés est formidable. Il est mon meilleur ami. Ses yeux bougent et changent de couleur quand je lui parle. Je suis capable d’y lire ce qu’il pense. Je pourrais dire qu’il parle.

 

Le jour de l’exposition arriva. Trois juges examinèrent les veaux attachés à un carcan et prirent des notes. Tous les exposants furent convoqués dans une grande salle qui servait de colisée pendant l’hiver. Le juge en chef, entouré de ses deux acolytes, prit la parole. Il annonça la médaille de bronze pour un premier veau, puis il dit :

- La médaille d’argent revient à Yeux dorés, le veau d’Antoine Hibou.

 

Antoine laissa tomber la laisse de son veau et se mit à applaudir, tout heureux que son protégé ait été choisi. L’animal partit en trombe et fonça sur un des deux autres juges. Ce dernier s’affaissa sur le sol. Le juge en chef, choqué par la scène, prit la parole :

- Ce prix est annulé. On ne peut pas récompenser des animaux agressifs.

 

Antoine revint chez lui tout penaud. Son père voulait bien l’encourager, mais il se souvenait d’avoir lui aussi été attaqué, mais personne ne le savait, sauf sa famille. Il revint à sa première idée, soit de vendre le veau pour la viande.

 

Le jeudi suivant, le journal régional titrait à la une : « Un jeune veau assaille un des juges et est disqualifié. » On y voyait notamment la photo du veau qui était accompagné d’Antoine, les larmes aux yeux. Dans l’article, le journaliste écrivait : « Un jeune veau du nom de Yeux dorés semblait mécontent d’avoir obtenu la deuxième place, au lieu de la première, lors de l’exposition agricole samedi dernier. Pour se venger, il a foncé sur le juge qu’on voit à gauche sur la photo ci-contre. On ne sait pas pourquoi il a choisi cet homme au lieu du juge en chef qui donnait les résultats. »

 

Le journaliste poursuivait en disant que le père d’Antoine avait refusé d’émettre des commentaires et que, selon certaines personnes interrogées, le veau comprenait et parlait. En effet, pourquoi le veau aurait-il boudé la médaille d’argent ? Sans doute qu’il souhaitait celle d’or pour être en harmonie avec la couleur de ses yeux.

 

Il n’en fallait pas plus pour entourer l’animal d’un certain mystère. Quand les gens de la paroisse du père Hibou lurent l’article du journal, un petit comité se forma pour dénoncer l’injustice subie par Antoine. Une pétition fut préparée pour obliger les juges à lui remettre la médaille d’argent qu’il avait gagnée. Le nombre de signataires s’éleva à 133, soit les trois quarts des chefs de famille de la paroisse. Les juges furent impressionnés et décidèrent de lui adjuger la médaille.

 

Le jeudi suivant, le journaliste annonça la nouvelle en précisant qu’on n’avait pas encore décidé quand et comment se ferait la remise de la médaille. Il disait avoir interrogé plusieurs personnes de la paroisse. Les uns lui avaient mentionné que c’était un veau normal ; d’autres n’en étaient pas sûrs parce que, selon la rumeur provenant de l’école des enfants, le veau aurait déjà agressé son propriétaire. Devant cette révélation, les juges décidèrent de suspendre l’application de leur dernière décision. Ils demandèrent à l’agronome de comté de faire enquête.

 

Entre temps, les visites se faisaient de plus en plus nombreuses à la ferme Hibou. De façon générale, le veau était calme et appréciait cet engouement pour lui. Mais, le dimanche, devant certains visiteurs, principalement des hommes, il devenait furieux. Ses yeux tournaient au rouge et il piochait de sa patte droite avant comme s’il voulait avertir qu’il était prêt à foncer.

 

Un bon dimanche, l’agronome vint visiter la ferme Hibou. Il était accompagné du journaliste qui avait lancé l’affaire. Un à un, les visiteurs pouvaient entrer dans l’étable. L’agronome prenait note de la réaction du veau, tandis que le journaliste photographiait le visiteur.

 

Quelques semaines plus tard, c’était la visite de l’inspecteur à l’école du rang. Pour l’occasion, le commissaire d’école avait invité tous les parents. La plupart se présentèrent, heureux de rencontrer l’inspecteur.

 

À 8 heures 30, l’école ouvrit ses portes. L’institutrice recevait les gens à l’entrée et demandait à ceux qui portaient une cravate de l’accrocher à la patère qui n’était pas visible de la salle de classe. À ceux qui posaient la question du pourquoi, l’institutrice répondait : « C’est une idée de l’inspecteur qui veut une rencontre moins guindée. Lui-même a décidé de ne pas porter de cravate. »

 

À 9 heures, l’inspecteur arriva dans son automobile. Il était accompagné de deux hommes qui demeurèrent dans le véhicule. Il remercia les parents d’avoir accompagné leurs enfants et commença à interroger les élèves sur divers sujets d’apprentissage. On sentait un certain stress dans la salle de classe, mais tous pensaient que c’était dû à la présence de l’inspecteur.

 

Une demi-heure plus tard, l’inspecteur demanda à l’institutrice de faire entrer les deux hommes. C’était l’agronome de comté et le juge de l’exposition qui avait été terrassé par Yeux dorés. La plupart ne connaissaient pas l’agronome, mais ils reconnaissaient le juge par la photo parue dans le journal.

 

L’inspecteur fit la présentation des deux hommes. Les parents et les enfants ne comprenaient pas trop ce qui se passait. Ils étaient bouche bée. L’institutrice qui était de connivence demeurait stoïque. Le père Hibou se leva lentement et se dirigea vers la shed à bois attenante où au fond se trouvaient les toilettes. Pendant la minute de son absence, les gens se regardaient ahuris parce que personne ne parlait. « Que se passe-t-il, pensaient-ils ? »

 

Enfin, à la surprise générale, le père d’Antoine entra dans la classe en tenant Yeux dorés en laisse. Le juge sortit d’une boîte une médaille d’argent qui pendait au bout d’une corde. Il glissa la corde autour du cou du veau. « Le jeune Antoine et son veau, dit-il, méritaient cette médaille et c’est avec plaisir que nous lui accordons. » L’anxiété des invités s’estompa. Tous les yeux se tournaient vers Antoine qui était heureux et stupéfait. Les plus émotifs pleuraient, les autres applaudissaient.

 

L’agronome de comté se leva et dit : « Mes amis, j’ai fait enquête sur ce veau. J’ai découvert qu’il avait un sens aigu de la vision. Vous ne sauriez deviner ce qui le met hors de lui. Il n’aime pas les cravates. »

 

L’assemblée fit un ha bien senti. L’inspecteur donna congé aux écoliers pour le reste de la journée. Tous s’en retournèrent en attendant la prochaine livraison du journal local, car l’agronome avait pris des photos.

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# 2565              18 janvier 2016

Un noir dans la paroisse

Célestin Leblanc fut reçu notaire en 1945. Il succéda alors à son père qui prit sa retraite. La paroisse d’environ 1500 personnes permettait de faire vivre convenablement un notaire, sans compter les clients des paroisses environnantes.

 

L’année suivante, Célestin épousa une amie d’enfance, Rachelle. Ils souhaitaient avoir au moins cinq enfants. Malheureusement, la nature ne leur fit aucun cadeau. Après trois ans de mariage, toujours pas d’enfant.

 

Lors d’un conventum de confrères au Séminaire, Célestin rencontra son meilleur ami de collège, un Père Blanc, missionnaire au Sénégal. Ils parlèrent de choses et d’autres, jusqu’à ce que Célestin lui fasse part de sa peine de ne pas pouvoir avoir d’enfants.

 

Plus tard dans la soirée, le jeune missionnaire demanda à Célestin s’il avait pensé à l’adoption.

- On en a parlé, Rachelle et moi, répondit-il, mais elle ne veut rien savoir.

- Que penserais-tu d’adopter un jeune noir ?, répliqua le missionnaire. Dans ma paroisse, il y a un orphelinat administré par les religieuses. Je pourrais arranger cela. Préfères-tu un garçon ou une fille ?

- Personnellement, je préfèrerais un garçon. Mais ma femme …

- De toute façon, parles-en à ta femme et écris-moi. Dans deux semaines, je serai de retour au Sénégal. L’année prochaine, Sœur Marie-de-la-Victoire qui est responsable de l’orphelinat vient passer un mois chez ses parents qui demeurent dans la paroisse voisine de la tienne. Elle pourrait t’apporter le poupon.

 

De retour chez lui, Célestin hésitait à en parler à sa femme. Il raconta la conversation qu’il avait eue avec son confrère, mais n’osa pas lui demander son avis, craignant un non catégorique. Intriguée, elle lança :

- Et toi, es-tu prêt à adopter un noir ?

- Je ne sais pas, répondit-il. J’ai peur de la réaction des gens de la paroisse et des problèmes pour l’enfant.

- Je trouve l’idée merveilleuse, répliqua-t-elle en se levant de son siège. Ce serait un pied de nez à faire aux bigotes de la paroisse. Moi qui a toujours rêvé de voyager, voilà que l’occasion me serait offerte de vivre un peu de dépaysement grâce à cet enfant.

 

Célestin était abasourdi. Il n’avait pas prévu une telle réaction. Il conclut en disant :

- On en reparlera plus tard.

 

Les mois passèrent. Célestin alla consulter le curé qui s’opposa à ce projet.

- Il y a des tas d’enfants à adopter ici au Québec. Je n’aime pas les mélanges de races. Cet enfant qui est probablement un descendant d’esclaves ne fera qu’affaiblir notre race.

 

Célestin fut frappé par la pauvreté des arguments du curé. Il décida d’aller de l’avant. Il écrivit une lettre à son confrère disant qu’il voulait que le projet se réalise. Dans la missive de retour, le missionnaire écrivit : « Je vais choisir un jeune noir qui naîtra en juin. Je souhaite qu’il soit d’une mère célibataire dont la classe sociale est la plus haute possible. Je vais l’ondoyer avant le voyage. Tu pourras le faire baptiser dans ta paroisse. »

 

Un beau jour de juillet, alors que le notaire était à rédiger un contrat de vente d’une terre, une religieuse se présenta avec un poupon. Le plus vieux des clients qui demeurait dans la paroisse voisine écarquilla les yeux quand il vit un enfant noir tout en pleurs. « Batince, dit-il, il est noir comme le poêle. Mais d’où vient cet enfant brûlé par le soleil ? » Rachelle qui était en train de peler les patates dans la pièce voisine se précipita. Elle eut un moment de recul, car elle n’avait jamais vu de personnes noires. La télévision n’existait pas encore. Toutefois, vite elle se ressaisit et prit l’enfant dans ses bras.

 

En quelques heures, toute la paroisse sut la nouvelle. Personne, sauf le curé et les parents des conjoints, n’avait été mis au courant. Ernestine Dumoulin, la présidente des Enfants de Marie, une célibataire endurcie, était révoltée. Elle fit une sainte colère. « Quoi ? Un enfant noir dans notre paroisse, mais c’est la décadence des mœurs. Je n’ai pas dit mon dernier mot. »

 

L’après-midi même, l’enfant fut baptisé sous le nom de Renaud Leblanc. Le curé qui n’avait pas changé d’avis faillit le noyer dans l’eau baptismale. Heureusement que la mère eut le réflexe de soulever la tête du poupon.

 

Ernestine fit une réunion spéciale des Enfants de Marie. La majorité ne voulait pas s’opposer à ce fait, soulignant que le notaire était un personnage très estimé dans la paroisse. « Je ne suis pas certaine que sa femme ait toute sa tête, de répliquer la présidente. » Seules quatre femmes célibataires parmi les 42 membres décidèrent d’appuyer Ernestine.

 

Le dimanche suivant, avant la messe, une procession de cinq Enfants de Marie partit de l’église pour se rendre à la maison du notaire. On pouvait lire sur des pancartes : « On ne veut pas de nègres ici. », « Les noirs n’ont pas d’âme. », « Notre race est trop précieuse pour la mélanger. » « Que les Sénégalais restent chez eux. », « Les nègres ont les mains sales. ».

 

Le curé qui avait vu la procession était estomaqué. Il craignait une division dans la paroisse. Lors de son sermon, il fustigea les cinq femmes qui avaient osé porter des pancartes devant l’église. Les paroissiens se tournaient vers le banc du notaire qui était vide ce jour-là. Le curé continua en parlant de Marie-Madeleine, une pécheresse qui avait été prise en flagrant délit d’adultère et qu’on voulait lapider. Jésus avait dit : « Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. Va, mais désormais, ne pèche plus. » Les paroissiens les plus instruits ne comprenaient pas qu’on ose associer la venue du jeune noir à une pécheresse.

 

Lors de son enfance, Renaud put s’amuser avec les enfants des voisins qui n’avaient aucun préjugé à son égard. Lorsqu’il commença l’école, la situation changea. On commença à l’appeler Renoir. Les religieuses qui enseignaient avaient de la difficulté à réprimer les autres enfants dont certains n’hésitaient pas à le qualifier de sale nègre. Toutefois, les résultats scolaires du jeune étaient excellents : ce qui, en plus, excitait la convoitise et la jalousie.

 

Plus d’une fois, le père dut se rendre au couvent pour demander aux religieuses de faire cesser ces sarcasmes. Il semble bien que le tout se passait lors des récréations ou dans des coins obscurs de la cour d’école. Heureusement, le nouveau curé était loin de ces préjugés et il incitait les religieuses à être plus attentives.

 

Après sa septième année, Renaud fut inscrit au Séminaire. Les prêtres étaient excités à l’idée d’enseigner à un jeune noir. Toutefois, l’attitude des autres élèves à son égard n’étaient pas toujours tendre. Certains se demandaient comment il était possible qu’un jeune noir réussisse mieux qu’eux. Ils avaient en tête que les noirs étaient des esclaves.

 

Avec le temps, Renaud avait dû se former une carapace et il réussissait assez bien à prendre sa place dans sa cohorte. Comme tous les autres élèves, il n’avait jamais vu de noirs en personne : ce qu’il souhaitait ardemment.

 

Les élèves de l’école de Marine prenaient leur repas au Séminaire. Dans sa quatrième année à ce collège, quelle ne fut pas la surprise de Renaud de voir circuler un noir. Il n’en croyait pas ses yeux. Il s’organisait pour être là quand il passait. Un jour, il décida de l’aborder. L’amitié s’installa rapidement. Il allait le visiter à son école de temps à autre après avoir obtenu la permission.

 

Les prêtres du Séminaire ne voyaient pas cette amitié d’un bon œil. Ils décidèrent de restreindre ses visites à au plus une fois par mois. Renaud dont les résultats scolaires étaient excellents ne craignaient pas les autorités et se permettaient d’aller visiter son ami quand bon lui semblait.

 

Un soir, alors qu’il était à l’école de Marine avec son ami dans le coin de la cour, il lui donna un baiser sur la joue. Un surveillant qui passait par là vit la scène et informa le directeur des élèves du Séminaire. Le drame commença. Le jeune Renaud qui avait alors 16 ans fut convoqué chez le directeur. La sanction tomba : c’était le renvoi à cause d’une sortie sans permission et surtout pour une atteinte aux bonnes mœurs.

 

Les parents furent convoqués et ne réussirent pas à faire modifier le verdict. Le jeune homme revint chez lui, atterré par les événements. La présidente des Enfants de Marie qui était toujours en poste jubilait : « Je vous l’avais bien dit, on ne mêle pas les races. »

 

Le père dit à Renaud : « Je vais faire des démarches pour t’inscrire à un autre collège. Mais en attendant tu vas devoir travailler de tes bras. » Il apprit qu’un cultivateur du rang 5 avait besoin de main d’œuvre. Il offrit les services de son fils. C’est ainsi que Renaud dut s’habituer à traire les vaches et à nettoyer l’étable. Il n’en était pas heureux, mais acceptait cette condition.

 

Le père contacta plusieurs collèges des alentours. Tous refusèrent. Il se souvint qu’un de ses confrères enseignait dans un collège de Montréal. Il lui écrivit une longue lettre dans laquelle il décrivait le parcours de son fils. Ce dernier répondit en disant qu’il s’occupait de ce cas. Quelques jours plus tard, le père reçut une lettre informant que son fils était accepté dans ce collège en septembre.

 

Renaud dut reprendre son année scolaire et obtint enfin son baccalauréat. Il s’inscrivit à l’université de Montréal en notariat. Il réussit ses études avec brio et obtint sa licence de notaire.

 

Comme il était un peu gêné de revenir dans sa paroisse d’adoption, il travailla quelques années dans un bureau de notaire de la métropole. Quand son père prit sa retraite, il accepta avec plaisir de lui succéder.

 

Depuis le temps de son enfance, les mentalités avaient évolué. La majorité des habitants de la paroisse le reçurent avec joie. Renaud s’impliqua dans les organisations paroissiales et fit progresser son patelin. Même ses détracteurs d’autrefois réalisaient qu’il était un modèle pour la communauté. Il se présenta comme maire, mais sans succès. Quatre ans plus tard, il fut élu à ce poste.

 

Tous reconnaissent maintenant que la couleur de la peau n’a rien à voir avec la valeur d’une personne. Ils sont fiers de constater qu’un noir s’implique pour eux comme notaire et comme maire. 

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