(Dessin réalisé au primaire) |
Les charleries Bienvenue sur mon blogue, Ce blogue contient des souvenirs, des anecdotes, des opinions, de la fiction, des bribes d’histoire, des récréations et des documents d’archives. Charles-É. Jean |
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# 3325
25 décembre 2016
La
crèche de Noël
Dans une étable de Bethléem, une
dizaine d’animaux attendaient le messie, c’est-à-dire le printemps pour
aller gambader dans la nature.
Un bœuf appelé Noël s’approcha
d’un âne qu’on surnommait Sapin.
- Comment as-tu pu quitter ta
crèche, s’enquiert Sapin ?
- L’intendant de mon maître m’a
détaché, de reprendre Noël. Il a accueilli un couple : Joseph et Marie.
La femme est en train d’accoucher dans ma crèche.
- Vraiment ? Dans ta crèche ?
- Ils sont pauvres. Ils n’ont pas
de toit. Personne n’a accepté de les héberger pour la nuit. Écoute. Par
ses cris, la femme est en délivrance.
- Je n’ai jamais été témoin d’une
pareille situation.
- Moi non plus.
Les deux nouveaux amis gardèrent
quelques minutes de silence. L’âne reprit :
- Je viens de recevoir un texto de
la part du maître. L’enfant est né et il s’appellera Jésus. L’intendant
va me détacher et avec toi, le maître veut que nous allions réchauffer
le nouveau-né.
- Y as-tu pensé, mon beau Sapin ?
Moi Noël, je vais devenir célèbre. Dans l’avenir, on parlera de ma
crèche, la crèche de Noël. Texte un blogueur pour qu’il vienne et qu’il
puisse annoncer la Bonne Nouvelle. Ainsi, on parlera de moi.
Sapin et Noël s’empressèrent de
rejoindre l’enfant. Bientôt, l’âne reçut un nouveau texto qu’il fit lire
au bœuf :
- Nous sommes trois rois mages,
Melchior, Gaspard et Balthazar. Les astres par leur alignement nous ont
informés qu’un messie venait de naître. Nous avons un GPS et nous nous
dirigeons vers l’étable où vous êtes. Nous apporterons au nouveau-né de
l’or, de l’encens et de la myrrhe. Nous pensons arriver dans quelques
jours.
À ce moment, on cogna à la porte.
C’était deux bergers.
- Nous venons réchauffer l’enfant,
dirent-ils. Ce n’est pas un enfant comme les autres.
Quelques instants plus tard, l’âne
bafouilla :
- As-tu vu qui est derrière nous ?
Le bœuf se retourna :
- Mais ce sont des anges du ciel.
Il se passe sûrement un événement hors de l’ordinaire.
- Je n’aurais pas dû communiquer
avec un blogueur, de reprendre l’âne. Je vais envoyer un texto au maître
pour lui demander de placer des blocs de béton devant l’étable. On ne
sait jamais. Peut-on faire confiance aux rois mages ? Bien plus, des
terroristes pourraient venir tuer l’enfant. Notre vie est en danger.
C’est ainsi que Jésus fit son
apparition sur terre. Il n’était pas au bout de ses peines. |
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# 3235
19 novembre 2016
La
dernière messe
Le premier colon qui s’aventura
dans les concessions de Sainte-Épinette était Tobie Bienaimé. On était
en 1889. Tobie avait 31 ans. Il était marié depuis 10 ans et il vivotait
sur les deux arpents de terre que son père lui avait donnés à même son
bien. Il avait déjà six enfants et il rêvait d’une grosse famille.
Un jour, il pensa qu’il était
temps de changer le cours de sa vie. Il alla consulter le notaire de la
ville voisine lui disant qu’il voulait obtenir un lot en bois debout.
Celui-ci l’informa que le premier ministre Honoré Mercier avait créé un
ministère de la Colonisation dont il était lui-même titulaire et que le
curé Antoine Labelle en était le sous-ministre. Il ajouta : « La
Seigneurie-des-Bois a conclu des ententes avec le Ministère. Des lots
non défrichés sont disponibles au sud du sixième rang de Sainte-Épinette
à de bonnes conditions. »
Pour favoriser la colonisation, le
Gouvernement subventionnait l’achat de terres en garantissant
l’étalement de paiement. Pour une terre de 10 arpents, en exceptant la
première année, l’acquéreur devait s’engager à payer 100 dollars par
année pendant 10 ans. Une condition importante s’appliquait. Le colon
devait commencer à ensemencer à partir de la deuxième année.
Tobie était ravi de ce plan. Le
notaire lui promit de faire toutes les démarches nécessaires. En juillet
1889, notre homme était propriétaire d’une terre boisée de 10 arpents au
septième rang de Sainte-Épinette.
Il vendit le lopin de terre obtenu
de son père à un de ses frères. Armé d’un sac de couchage fabriqué par
sa femme, d’une hache et d’une scie, il parcourut à pied la distance qui
séparait le sixième et le septième rang. Arrivé sur son lot, il se mit à
genoux, les bras en croix. Pointant le ciel, il remercia son Dieu de lui
avoir donné ce trésor.
Tobie était-il naïf ou irréfléchi
? Pas du tout. Il savait qu’il aurait à subir des mois de privation de
toute sorte pour mener à terme son projet. Les premières nuits, il
coucha caché sous les épinettes. Pendant ce temps, il se construisit une
cabane rustique qui aurait mieux convenu à un renard qu’à un homme. Le
tout était composé de pièces de bois superposées et enchevêtrées avec un
toit plat.
En septembre, un homme vint
rencontrer Tobie, lui annonçant qu’il était inspecteur de la
colonisation et qu’une route serait construite dès l’été prochain pour
joindre le rang 7 de Sainte-Épinette. Une autre route, transversale
celle-là, était prévue. Elle traverserait toutes les terres du rang 7
afin d’attirer de nouveaux colons. Notre homme jubilait. Il avait lu le
roman d’Antoine Gérin-Lajoie intitulé
Jean Rivard, le défricheur. Il
réalisait que sa situation serait beaucoup plus facile que celle de
Rivard.
Deux ans plus tard, sa femme et
ses enfants vinrent demeurer de façon permanente dans une maison
rustique, mais très habitable, d’autant plus qu’un poêle tout neuf
trônait dans la cuisine. Cet appareil qui servait au chauffage et à la
cuisson des aliments était un bonheur pour la femme au foyer, mais aussi
pour tous les membres d’une famille. Pendant l’hiver, les veillées
autour du poêle qui répand sa chaleur étaient très agréables pour la
jeune famille de Tobie.
Les années passèrent. D’autres
colons achetèrent des terres dans le rang 8, puis dans les rangs 9 et
10. Les gens pensèrent qu’il était temps de se dissocier de
Sainte-Épinette. Une délégation se rendit au presbytère de ce lieu pour
que le curé demande à l’évêque de désigner les rangs 7 à 10 comme
faisant partie d’une nouvelle paroisse. Ils suggérèrent le nom de
Saint-Tobie. Un an plus tard, ils apprirent que l’évêque avait acquiescé
en partie à leur demande. La nouvelle paroisse s’appellera Saint-Sapin.
Le dignitaire ecclésiastique avait écrit : « Le sapin et l’épinette sont
des membres d’une même famille, les conifères. Les gens de Saint-Sapin
et de Sainte-Épinette devront se côtoyer longtemps et n’auront pas le
choix que de vivre paisiblement ensemble. »
L’évêque délégua comme desservant
le curé de Sainte-Épinette. Ce dernier proposa aux chefs de famille de
bâtir une chapelle. Des dissensions apparurent sur l’emplacement du
bâtiment. Tobie se contenta d’être spectateur. Au besoin, il intervenait
pour calmer certains récalcitrants, mais pas plus. La chapelle fut
construite au centre du rang 7.
Après quelques années, un curé
résident fut nommé. Il fallait une église. De nouvelles dissensions
virent le jour. Les uns voulaient la placer tout près de la chapelle,
les autres préféraient un emplacement au rang 8, soit plus au centre de
la paroisse. Finalement, l’évêque trancha en faveur du rang 8.
Les années passèrent. La paroisse
s’enrichissait de temps à autre de petits commerces et de petites
entreprises. À peu près tous les services dont les gens avaient besoin
étaient offerts dans la localité. Les gens n’étaient pas riches, mais
ils vivaient agréablement mêlant les festivités d’été et d’hiver avec
des événements tragiques.
La foi des gens envers l’Église
catholique était soutenue par des curés, parfois insoucieux, parfois
zélés. La morale était souvent l’objet de leur préoccupation prétextant
qu’un peuple moralement sain a plus de chances de s’épanouir. Il ne
fallait pas aussi oublier le ciel, l’ultime récompense pour les
croyants.
Le maire et les conseillers
étaient un peu en retrait. Ils veillaient à procurer des services à la
communauté, tout en sachant que le curé les surveillait de près.
À partir des années 1960, tout a
changé au Québec. Un vent de fraîcheur se mit à dépoussiérer
tranquillement les institutions. Saint-Sapin fut touchée comme partout
ailleurs. Les gens ont délaissé peu à peu les messes dominicales.
L’influence du curé s’amenuisa. Le conseil municipal, maintenant régi
par des règles strictes de la part du Gouvernement, fut obligé de
prendre de nouvelles responsabilités et d’avoir moins besoin de
l’Église. En même temps, le nombre de cultivateurs diminuait.
Au début des années 2000, le
presbytère fut vendu pour en faire une résidence destinée aux personnes
aînées. Ce qui avait pris des dizaines d’années à mettre en place
s’écroulait. Si Tobie et ses amis avaient pu voir ce qui se passait
maintenant, ils auraient été scandalisés. Plus encore, ils auraient été
choqués du fait que tranquillement on détruisait ce qu’ils avaient bâti
à la force de leur bras et à la sueur de leur front. Auraient-ils pu
comprendre que cent ans plus tôt, il y avait 108 cultivateurs à
Saint-Sapin et qu’il n’en restait que six ? Imaginez, 102 de moins. La
liste des fermetures de commerces et de petites entreprises est trop
longue pour en faire une énumération.
Les gens se disaient :
« Heureusement qu’il nous reste l’église. » Mais bientôt, incapables de
défrayer les coûts d’entretien et d’entreprendre des réparations, les
membres de la fabrique suggérèrent à l’évêque de vendre le bâtiment.
C’est la même église qui avait été construite dans la décennie 1910 et
maintenant on voulait la soustraire à la foi des fidèles. Les gens ne
réussissaient pas à comprendre, l’émotion prenant toute la place. Quand
les paroissiens apprirent que le montant de la vente servirait à payer
les dettes de la fabrique, cela les soulagea. Mais quand ils surent que
le complément irait à l’archevêché, ce fut toute une commotion. « Wow,
les moteurs, disaient certains, ce sont nous les paroissiens qui avons,
pendant plus de 100 ans, soutenu ce temple par nos deniers et voilà
qu’on nous vole, ni plus ni moins. »
Même si de plus en plus de gens
refusaient de payer leur capitation, ils se disaient : « Un symbole, ça
n’a pas de prix. » En même temps, la fréquentation de l’église lors des
messes diminuait. Cela peut paraître paradoxal et, en réalité, ce l’est,
mais les gens tenaient à ce que les baptêmes, les mariages et les
services funèbres aient lieu dans ce bâtiment sacré, comme cela avait
été pour leurs ancêtres.
C’est la municipalité qui acheta
l’église en permettant que les cérémonies religieuses s’y déroulent
comme à l’habitude. L’évêque nomma alors un desservant, tout comme au
début de la paroisse. La commotion s’atténua peu à peu. La vie
continuait.
Cinq ans plus tard, un choc brutal
attendait les paroissiens. L’évêque avait décidé de dissoudre la
fabrique, de retirer le prêtre et de ne plus offrir de services
religieux dans l’église. Cette fois, la réaction des gens fut moins
dramatique car ils s’y en attendaient. Ils acceptèrent la situation en
maugréant, mais pas plus. Il était prévu que le 1er juillet
était la date fatidique de fermeture de la paroisse.
Un comité fut formé pour célébrer
de façon grandiose la dernière messe sur le sol de Saint-Sapin. Le
slogan était : « Nous n’en mourrons pas. » La cérémonie devait avoir
lieu à 10 heures le 1er juillet. Le comité invita l’évêque,
mais ce dernier prétexta d’autres occupations. En réalité, il était gêné
d’avoir pris cette décision historique.
Vers neuf heures, les gens
devaient se rassembler sur le parvis de l’église. L’habillement avait
soigneusement été édicté. Les femmes et les jeunes filles devaient
porter une robe blanche, en plus, les femmes une cravate noire et les
jeunes filles une boucle noire. Les hommes et les jeunes garçons
devaient porter un habit noir, en plus, les hommes une cravate blanche
et les jeunes garçons une boucle blanche.
On avait construit un autel
artisanal à environ 200 mètres de l’église près de la forêt adossée à
une montagne, forêt qui peu à peu avait envahi les terres agricoles.
Beau temps, mauvais temps, une procession similaire à celle de la
Fête-Dieu d’autrefois devait parcourir la distance entre l’église et
l’autel.
Le 1er juillet, la
procession se mit en marche. Des cantiques d’autrefois agrémentaient le
parcours. Quelques femmes âgées avaient apporté leur chapelet et
récitaient en silence des Ave. Le cœur n’était pas à la fête, mais un
observateur qui aurait vu passer le cortège aurait cru le contraire.
Presque tous les Sapinois, soit
environ 300, avaient tenu à marcher vers l’autel. Le desservant sous un
immense dais fermait la marche en portant un ostensoir. Heureusement, la
température était idéale. On aurait dit que le ciel était devenu un
complice de la fête.
La messe devait se dérouler en
partie en latin. L’évêque avait accepté cet accroc à la liturgie. Le
prêtre commença comme autrefois par Introibo ad altari Dei (Je monterai
à l’autel de Dieu). Certains paroissiens étaient admiratifs et étaient
ramenés à des souvenirs d’enfance. Des cantiques anciens couronnaient le
tout. Parvenu à l’homélie, le desservant dit : « Mes amis, aujourd’hui
est peut-être un moment douloureux, la paroisse cesse de vivre.
Toutefois, vous serez bienvenus à l’église de Sainte-Épinette. En même
temps, la municipalité continuera à vous desservir. »
À peine ses paroles avaient-elles
été prononcées qu’on entendit des cris venant de la forêt en arrière. Le
desservant inquiet arrêta net. On vit sortir du bois trois hommes
habillés en démons armés de fourches. Ils kidnappèrent le prêtre et
l’amenèrent en forêt. Les gens étaient estomaqués. « Que se passe-t-il,
se disaient-ils ? ».
Le prêtre parti, le pro maire
monta sur l’estrade : « Mes amis, dit-il, je ne reconnais pas les gens
de Saint-Sapin qui viennent de poser un geste honteux et sacrilège.
Demandons aux anges du ciel qu’ils délivrent notre desservant pour lui
permettre au moins de terminer la messe. »
Les gens frémissaient. Certains
futés pensaient qu’il s’agissait d’un coup monté en bonne camaraderie,
mais ils n’en étaient pas sûrs. Au même moment, trois femmes habillées
en anges et sortant de la forêt escortèrent la mairesse vers l’estrade.
« Mais, où est le prêtre, se disaient les Sapinois ? »
La mairesse monta sur l’estrade et
dit : « Chers concitoyens, soyez sans crainte, nous prenons la relève ».
On vit alors le prêtre sortir de la forêt, accompagné de deux enfants de
chœur qui s’étaient sauvés sans qu’à peu près personne ne s’en soit
aperçu.
Le reste de la cérémonie se passa
dans une attitude plutôt distraite. Les organisateurs avaient réussi de
façon impeccable leur scénario. Aujourd’hui, les Sapinois se rappellent
ce coup d’éclat. Ils en sont très fiers. La mise en scène pourtant
dramatique avait réussi à dédramatiser la situation. |
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# 3185
30 octobre 2016
Le
Bonhomme Sept Heures
On était en 1948. Dans son prône, le nouveau curé de Saint-Després,
Euchariste Bouleau, invita tous les paroissiens à une réunion sur
l’éducation des enfants le jeudi suivant. L’abbé en était à sa première
cure. Auparavant, il avait été professeur de philosophie au Séminaire
diocésain. Il faut croire qu’il n’était pas très apprécié, car il perdit
son poste après trois ans, lui qui avait fait des études philosophiques
aussi loin qu’à Rome.
Lors de la rencontre, le curé commença en disant : « Quand j’enseignais
la philosophie au Séminaire, je disais à mes élèves que l’homme est doué
d’un corps et d’une âme. Je m’amusais à leur dire qu’en parlant de
l’homme j’embrassais les femmes ». Dans l’assistance, les gens ne
savaient pas s’ils devaient rire. Il n’y eut aucune réaction. Le curé
était déçu. Cette phrase, qu’il redisait chaque année à ses élèves,
déclenchait alors un éclat de rire général.
Il continua : « Parlons du rôle des parents. Ceux-ci devraient-ils
s’assurer que les enfants aient une dose suffisante de sommeil ? Qu’en
pensez-vous ? ». Une dame se leva et dit : « Oui, je pense que c’est la
chose la plus importante. Quand l’enfant dort suffisamment, il est plus
attentif à l’école ». Ambroise Duterre, accompagné de sa femme Laurette,
se leva et d’une voix autoritaire dit : « Moi, j’ai un truc efficace.
Chez nous, les enfants de moins de 12 ans se couchent à 7 heures. Quand
ils veulent retarder l’échéance, je leur parle du Bonhomme Sept Heures
qui pourrait les enlever et les amener en forêt pour les torturer. Vous
pouvez me croire, monsieur le curé, ça marche ».
Le curé approuva l’intervention en disant : « Quand j’enseignais la
philosophie au Séminaire, je disais à mes élèves que la meilleure façon
de faire croître l’enfant, c’est de l’encadrer dans ses moindres
mouvements. Ils ne sont responsables de rien. »
Puis, sortant un papier de sa poche, il lut : « Le repos et le sommeil
sont des besoins naturels. Dormir constitue une période de
revitalisation. C’est l’occasion de libérer les toxines qui empoisonnent
le corps et l’esprit. »
Les gens n’en revenaient pas. Les paroles du curé ne les rejoignaient
pas. Plusieurs regrettèrent d’avoir accepté son invitation. La
discussion continua de façon laborieuse. L’enthousiasme du début avait
pris le bord. Les participants quittèrent la salle un à un.
Ambroise, dit maintenant le Bonhomme Sept Heures, était marié depuis 18
ans. Il avait huit enfants : quatre garçons et quatre filles. La plus
vieille Dorothée avait 16 ans et le plus vieux Octave, 14 ans. Au
deuxième étage de la maison, il y avait quatre chambres : deux pour les
filles et deux pour les garçons. Chaque chambre était occupée par deux
enfants du même sexe.
Laurette, sa femme, n’avait pas la langue dans sa poche. Elle n’avait
peur de personne. Elle passait souvent à l’offensive et ripostait aux
propos désagréables des autres de façon agressive. Un matin, son mari
s’est montré aux enfants avec un œil au beurre noir. Leur fils Octave
était un garçon perspicace et articulé qui réussissait bien à l’école.
Il comprit ce qui s’était passé. Quelques jours après la réunion du
curé, un jeune de l’école s’approcha de lui en le narguant :
- Salut le petit Bonhomme Sept Heures.
- Pourquoi tu dis ça, de répondre Octave ?
- Dans le rang, les gens disent que ton père est le Bonhomme Sept
Heures.
- Je n’ai jamais entendu dire ça.
Un autre élève s’approcha d’Octave et répéta la même phrase :
- Salut le petit Bonhomme Sept Heures.
- Ne redis jamais ça devant moi, de riposter Octave. Je vais t’étamper
dans le mur.
L’institutrice ayant été témoin de la scène intervint : « Octave, tu es
en retenue après l’école ». Octave ne comprenait rien. Quand les élèves
furent partis, le jeune garçon dit à la maîtresse d’école :
- C’est quoi cette histoire ?
- Lors de la réunion avec le curé, ton père a dit qu’il vous faisait
peur avec ce bonhomme quand c’était le temps d’aller vous coucher.
- C’est complètement faux, de répondre Octave. Mon père parle très peu.
Quand c’est le temps qu’on se couche, il montre son index. Plus encore,
quand mon père est à la maison, il nous interdit de parler. Si on
enfreint son règlement, il montre son pouce et le silence se fait.
- Et ta mère ?
- Ma mère passe son temps à boire en cachette. On dirait qu’elle ne nous
aime pas. Souvent, le matin, elle reste couchée. Moi ou ma sœur
Dorothée, on est obligé de faire cuire le gruau pour les jeunes. Bien
plus, ma mère s’en prend physiquement à mon père.
- Voyons, Octave. Tu sais bien qu’aucune femme ne porte des coups à son
mari. C’est le contraire qui se produit
- Je vous jure, mademoiselle, que c’est la pure vérité. Il va falloir
que quelqu’un nous aide. C’est l’enfer à la maison. J’ai peur qu’un
malheur arrive.
- C’est bien, Octave. Tu peux quitter.
L’institutrice était impressionnée par les propos d’Octave. Elle ne
savait vraiment pas comment réagir. « Si c’est vrai ce qu’il dit,
pensa-t-elle, il y a là un problème majeur. Malgré tout, j’aurais plutôt
tendance à le croire ».
Au bout de quelques semaines, un soir, Octave qui dormait entendit des
bruits suspects dans la cuisine. Des cris fusaient. Des objets
semblaient frapper les murs. Il ne savait pas quoi faire. Il se dit :
« Ma mère a encore bu et elle chicane mon père. »
Quelques jours plus tard, le père annonça aux enfants que désormais
Laurette coucherait seule dans sa chambre. Celle-ci semblait heureuse,
mais on pouvait discerner un brin d’inquiétude dans ses yeux. De temps à
autre, Octave entendait des gémissements dans la chambre de Dorothée.
Octave n’appréciait pas que sa mère se couche en fin d’après-midi. Quand
c’était le cas, son père qui rarement s’exprimait lui disait : « Je vais
faire le train à l’étable avec Dorothée. Toi, garde la maison au cas où
ta mère aurait besoin de toi. Les enfants doivent demeurer dans la
maison ». Un jour, après une quinzaine de minutes, le jeune garçon
entendit les vaches beugler dans l’étable. De toute évidence, elles
attendaient la traite. Octave décida de s’y rendre. Il ne vit personne.
Il entendit des ronronnements dans la bergerie. Il retourna à la maison.
Octave fut quelques nuits sans dormir. Il savait très bien ce qui se
passait. Il décida d’aller voir le curé.
- Monsieur le curé, dit-il, mes parents se chicanent tout le temps. J’ai
peur que ça finisse mal.
- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre,
je disais à mes élèves que chaque personne jouit du libre arbitre. Tes
parents sont responsables de leurs actes et tu n’as pas à contrecarrer
leur volonté.
- Que dois-je faire alors ?
- Retourne chez toi et ne viens pas m’importuner avec tes balivernes.
- Je crains que mon père fornique avec ma sœur.
- Où as-tu appris ce mot là : forniquer ?
- C’est un de mes oncles qui me l’a appris. Je sais ce que cela veut
dire. Mon oncle m’a tout expliqué.
- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre,
je disais à mes élèves …
- Écoutez, monsieur le curé, laissez tomber la philosophie. Je vous
parle d’une réalité.
- Mon enfant, tu ne comprends rien. Retourne chez toi. Va voir ton oncle
qui est si savant.
Les mois passèrent. Octave parla de la situation familiale à son oncle
qui ne voulut pas intervenir. Avec le temps, le jeune garçon remarqua
que sa sœur Dorothée avait un ventre proéminent. Il comprit pourquoi,
mais il ne connaissait personne d’autres à qui se confier.
Un bon matin, le bonhomme s’adressa à Octave :
- Ta mère a préparé un goûter. Tu vas aller aux fraises. Tu emmènes tes
frères et sœurs.
- Mais, de rétorquer Octave, la petite dernière n’a que cinq ans.
- Débrouille-toi avec cela.
À leur retour, un enfant pleurait dans la chambre de sa mère qui était
alitée. Celle-ci lui montra le bébé naissant et l’informa que Dorothée
avait eu une indigestion et qu’elle ne pouvait pas se lever. En
désespoir de cause, Octave enfourcha sa bicyclette et retourna voir le
prêtre :
- Monsieur le curé, dit-il, ma sœur Dorothée a eu un enfant de mon père.
Ma mère prétend que c’est le sien. C’est faux. Vous ne pouvez pas
inscrire dans les registres son nom comme étant la mère du bébé. Ce
serait mentir de votre part. Cet enfant n’est pas mon frère.
- Quand j’enseignais la philosophie au Séminaire, de répondre le prêtre,
…
- Monsieur le curé, vous radotez.
Octave quitta précipitamment le presbytère. Il se réfugia chez son
oncle. Il lui demanda de l’héberger : « Je veux bien, de répondre
l’oncle. Il faut que j’en parle à ton père. »
Octave demeura trois ans chez cet oncle qui l’avait accueilli en échange
de participer aux travaux de sa ferme. À 19 ans, réalisant que sa vie
tournait en rond, il s’en alla à Montréal avec 100 $ que son oncle lui
avait donnés. Rendu dans cette ville qui l’impressionnait au plus haut
point, il loua une petite chambre. Il lut dans un journal de quartier
qu’une maison pour femmes battues cherchait une intervenante. Il s’y
rendit :
- Je voudrais, dit-il, obtenir le poste que vous avez annoncé.
- Tu me sembles trop jeune, reprit la directrice. De plus, nous
cherchons une femme et non un homme. As-tu des diplômes ?
- C’est vrai que je suis jeune. Je n’ai que 19 ans, mais j’ai vécu dans
la violence à la maison. Mon père que les gens de la paroisse appellent
le Bonhomme Sept Heures était très autoritaire avec ses enfants. Il nous
menait au doigt et à l’œil au sens propre de l’expression. Ma mère qui
était alcoolique se souciait très peu de nous. Elle était soumise à son
mari en même temps qu’elle le battait. J’ai lu au moins deux fois le
livre de Pierre Daco Les
prodigieuses victoires de la psychologie moderne. C’est un livre de
plus de 500 pages. J’en ai appris des extraits par cœur. J’ai compris le
lien qui unissait ou divisait deux conjoints.
- Jeune homme, soyez prudent. Thomas d’Aquin disait : « Timeo hominem
unius libri », ce qui veut dire : « Je crains l’homme d’un seul livre ».
Par ailleurs, pensez-vous vraiment qu’une femme battue serait intéressée
à se confier à un homme ?
- J’en suis persuadé si on adopte une approche empathique et une écoute
attentive. Je vous demande seulement de faire un essai d’un mois avec
moi et ce, bénévolement. Si vous n’êtes pas satisfaite de mon approche,
j’irai ailleurs.
- D’accord pour un essai d’un mois.
Au bout de cette période, Octave fut embauché. Étant le seul homme de la
maison d’accueil à dispenser des services, il y avait apporté un vent de
fraîcheur. Lorsqu’on donnait le choix entre un conseiller masculin ou
féminin, certaines femmes, ayant entendu parler d’Octave, optaient pour
lui à cause en partie de son empathie naturelle et de sa compréhension
face aux événements qu’on lui relatait.
Dix ans plus tard, Octave fonda sa propre maison d’accueil. Elle était
destinée aux hommes et était la première du genre à Montréal. Le jeune
Bonhomme Sept Heures n’aurait jamais pensé, lorsqu’il faisait les foins
avec son père, qu’un jour il serait un pionnier dans ce domaine. |
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3135
10 octobre 2016
Passion d’école
Bientôt, une nouvelle année
scolaire allait commencer. Simon, qu’on appelait Sim, avait 13 ans. Il
montait en septième année et avait toujours eu d’excellentes notes. Son
père était cultivateur au rang 4. Il devait travailler fort de ses bras
pour nourrir ses huit enfants. Toutefois, il se consolait quand il
voyait Sim dévorer les livres que l’inspecteur d’écoles lui donnait lors
de sa visite annuelle. « Il va gagner sa vie mieux que moi, se disait-il
? Une plume, c’est moins pesant qu’une masse. »
De la maison à l’école, une
distance d’un kilomètre, il y avait un seul autre élève. Son nom était
Zacharie. Il avait alors 15 ans, deux ans de plus que Sim. Les relations
entre les deux garçons étaient plutôt tièdes.
Zacharie était un jeune
intelligent, mais il n’aimait pas l’école. Il ne faisait aucun effort
pour réussir. Il bâclait devoirs et leçons. Il avait échoué sa deuxième
et sa quatrième année. À 15 ans, il devait commencer sa sixième année.
Son père lui avait dit : « Mon gars, tu devrais travailler plus fort.
Même si ça te prend 10 ans, il faut que tu obtiennes ton certificat de
septième année. » Zacharie en riait et il se disait : « Le père, yé
capoté ».
Le 5 septembre arriva. Une
nouvelle institutrice se pointa à l’école du rang. Elle s’appelait
Angèle et elle avait 18 ans. Zacharie tomba en pamoison : une fille
svelte aux grands cheveux noirs et aux yeux étincelants, avec un petit
air ratoureux. C’est tout ce qu’il fallait pour éveiller ses sens jusque
là plutôt muets.
Zacharie confia sa passion
naissante à Sim. Lui aussi, en voyant Angèle, avait ressenti un malaise
intérieur ou peut-être mieux un bien-être intérieur. Il ne le savait pas
trop.
Trois semaines plus tard, Zacharie
tendit un billet à Sim. En voyant des cercles qui indiquaient des
fautes, Sim comprit que ce billet avait été remis à l’institutrice et
dit :
- Tu n’as pas fait ça, Zacharie ?
Tu as du front plus que je pensais.
- Bien sûr que je l’ai fait. Je
suis un peu déçu. Elle m’a retourné le billet dans mon cahier
d’exercices sans faire aucun commentaire. J’aurais aimé qu’elle
applaudisse à mon geste, mais au moins elle ne m’a pas repoussé.
Que disait le billet ? En voici la
transcription en ne retenant pas les fautes :
« Chère mademoiselle Angèle,
Quand tu es loin de moi, mon cœur
gèle.
Quand tu es près de moi, mon cœur
dégèle.
Zacharie, un élève fidèle »
De temps à autre, Zacharie
glissait des mots doux sur le bureau de l’institutrice. Maintenant, il
prenait la précaution de faire lire le message par son ami pour que ce
dernier puisse corriger les fautes. Angèle lui retournait le texte sans
commentaire. L’espoir de Zacharie grandissait, mais, certaines nuits, le
désespoir le rattrapait. Il se demandait pourquoi Angèle ne disait mot.
Il savait que certaines institutrices auraient simplement déchiré les
messages devant les yeux du soupirant, mais rien de cela ne s’était
produit.
À la fin de l’année scolaire,
Angèle demanda à Zacharie de rester après l’école. Cela le rendit
nerveux. L’institutrice lui dit :
- Zacharie, tes notes ne sont pas
suffisantes pour que je t’accorde une promotion en septième année.
Toutefois, j’ai remarqué que tu as fait beaucoup de progrès pendant les
derniers mois. Tes résultats se sont améliorés en français et en
mathématiques. On ne parlera pas du catéchisme. Je te donne une chance.
J’inscris « septième année » dans le journal d’appel.
- Merci, mademoiselle Angèle, en
appuyant sur le prénom. Allez-vous revenir enseigner ici en septembre ?
- Je ne sais pas, de répondre
l’institutrice un sourire en coin. Tu peux quitter.
Zacharie était fier. Il s’empressa
d’informer son ami qu’il avait été promu. Celui-ci lui dit :
- J’ai une nouvelle à t’apprendre.
Ma mère m’a inscrit au couvent du village pour faire ma huitième année.
Je vais demeurer chez une de mes tantes.
- Je m’attendais un peu à cela.
Nous serons séparés pour une année, mais je te rejoindrai.
En septembre, quelle ne fut pas la
surprise de Sim quand il vit Angèle entrer en classe. Elle enseignait
maintenant aux élèves de septième et de huitième année du village. Cette
fois-ci, Sim sentait en lui une certaine attirance envers
l’institutrice. « Je ne ferai pas comme Zacharie, se disait-il. Sa
stratégie de mots doux ne l’a mené à rien. »
Quand Sim revint chez ses parents
le samedi suivant, son ami se précipita pour le rencontrer :
- Comment ça va au village ?
- Tu ne pourras pas l’imaginer. Ma
maîtresse d’école s’appelle … Angèle.
- Pas mon Angèle ?
- Oui.
Zacharie ressentait une fureur
intérieure, mais il ne le montra pas. « Je te souhaite bonne chance, se
contenta-t-il de dire. » Zacharie devint très jaloux de son ami. Cette
jalousie l’amena à se convaincre de faire des efforts surhumains pour
obtenir son certificat de septième année et ainsi pour pouvoir, le
pensait-il, renouer avec Angèle.
Sim avait maintenant 14 ans. Il
offrit à Angèle qui demeurait au village d’effectuer de menus travaux
pour les parents de celle-ci. L’institutrice accepta avec plaisir. Elle
semblait avoir un béguin pour cet adolescent. Elle se disait : « En fin
de compte. Je n’ai que 19 ans. Seulement cinq ans nous séparent. »
Chaque fin de semaine, Zacharie
allait rencontrer son ami chez ses parents. Il posait de multiples
questions. Sim lui cachait le rapprochement qui existait entre Angèle et
lui.
À la fin d’avril, Sim fut
bouleversé quand une suppléante entra en classe et annonça qu’Angèle
était atteinte de tuberculose et qu’elle était au sanatorium de la ville
voisine. Zacharie le fut encore plus quand il sut la nouvelle. Il devint
désespéré si bien qu’il cessa d’accorder de l’importance à ses études.
Malgré cela, il réussit son certificat de septième année avec une
moyenne de 68 %. Son père était très heureux. Au cas où Angèle
reprendrait l’enseignement, Zacharie demanda à son père s’il pouvait
faire sa huitième année au village en septembre suivant. Ce qui fut
accepté.
Les deux amis se retrouvèrent au
couvent dans la même classe : Zacharie en huitième et Sim en neuvième
année. La commission scolaire avait retenu les services d’un enseignant
masculin pour ce groupe. Angèle était toujours au sanatorium. Les
relations entre les deux copains étaient bonnes, mais on sentait une
certaine tension quand ils parlaient de leur ancienne institutrice.
Vers le mois de novembre, l’oncle
de Zacharie regretta d’avoir accepté un pensionnaire. Il rencontra le
paternel et lui dit :
- Ton fils ne respecte pas le
couvre-feu du village à 9 heures le soir et il est grossier envers sa
tante quand je ne suis pas là.
- Si c’est comme ça, de reprendre
le père, je vais le retirer de l’école.
Zacharie fut confronté par son
père sur ses prétendus agissements. Il nia tout, sauf une fois où il
était entré à la maison de son oncle cinq minutes plus tard que requis.
Zacharie avait raison, mais le mal était fait. Il ne pouvait plus
continuer à vivre dans cette maison qui le rejetait. À son grand
désespoir, sur décision de son père, il dut abandonner l’école et venir
vivre chez ses parents. Son rêve s’écroulait. Son espoir d’épouser un
jour Angèle prenait l’eau. Quelques semaines plus tard, il partit vivre
à Amos en Abitibi chez un de ses frères où il trouva du travail de
mesureur dans une compagnie forestière.
Après sa neuvième année, Sim fut
engagé comme commis de bureau à la Caisse populaire du village. Au
début, il recevait les clients au comptoir. Il inscrivait à la plume les
dépôts et les retraits dans un carnet, calculait mentalement le solde en
regard duquel il inscrivait ses initiales.
Un bon jour, il vit apparaître
devant lui nulle autre qu’Angèle qui avait repris son air rafraichissant
du bon vieux temps. Elle venait assez souvent faire des petits dépôts ou
des petits retraits : ce qui intriguait Sim au plus haut point. Elle
engageait alors la conversation avec un enthousiasme débordant. Le jeune
garçon finit par comprendre qu’elle le désirait. Pour sa part, il
ressentait maintenant peu d’attirance à son égard. Son cœur ne semblait
pas lui être destiné.
Un peu plus tard, Angèle, qui
enseignait maintenant en septième année au village, postula pour être
membre de la commission de crédit de la Caisse populaire et fut choisie.
Elle avait trouvé ce moyen pour être plus près de Sim et le plus
longtemps possible. Ce dernier fut happé par cette vague d’attention et
se dit : « Pourquoi pas elle ? ». Un an plus tard, le mariage eut lieu.
Angèle avait gagné le gros lot.
Quand Zacharie apprit la nouvelle,
il fut abasourdi. Il se dit en lui-même : « Qu’ai-je fait au bon Dieu
pour que mon meilleur ami d’école me vole ma dulcinée, moi qui suis
emprisonné dans cet Abitibi que j’ai choisi par dépit ? Je ne
retournerai plus jamais dans ma paroisse natale, germe de trahisons. »
Il tomba, pour un temps, dans une légère déprime. Peu à peu, il releva
la tête et interdit à son cœur d’intervenir dans cette épreuve.
Cinq ans passèrent. Loin de ses
parents, Zacharie fut happé par le mal du pays. Pendant ce temps, le
couple Angèle-Sim battait de l’aile. Il n’avait pas eu d’enfant et le
jeune homme consacrait son énergie à son travail où il avait eu une
promotion. Il agissait maintenant comme assistant-gérant, pendant que
l’ancienne institutrice se morfondait à la maison.
Zacharie se résigna enfin à venir
dans sa paroisse natale. Il avait prévu y demeurer deux semaines,
histoire de rattraper le temps perdu loin des siens. Il alla visiter Sim
à la Caisse populaire qui, à sa grande surprise, l’invita à venir
veiller chez lui le samedi suivant. Zacharie accepta. Toutefois, il se
disait : « Je prends le risque que les flèches de Cupidon m’atteignent
en plein cœur et me dirigent vers une plus grande déprime que celle que
j’ai connue ».
Quand Angèle sentit toute
l’affection que Zacharie avait conservée à son égard, elle fut prise de
vertige. Elle tenta de ne rien laisser paraître, mais le cœur du jeune
homme avait compris. Lorsque Sim était au travail, le nouveau prétendant
se pointait le nez chez elle. Il était toujours reçu avec une amabilité
déconcertante.
Un jour, Angèle lui dit :
« J’aimerais ça aller visiter ta nouvelle terre d’accueil ». Zacharie
accepta d’emblée. L’ancienne institutrice informa son mari qu’elle avait
décidé de faire un petit voyage en Abitibi. Ce dernier n’y voyait pas
d’inconvénients. Angèle partit avec Zacharie. Le petit voyage s’est
transformé en un grand voyage, car elle ne revint jamais. |
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3095
24 septembre 2016
L’autre Voltaire
C’était un
jour de juillet ensoleillé. J’avais 11 ans. En après-midi, accompagné de
mes deux jeunes frères, j’étais allé ramasser des fraises. Quand je suis
revenu à la maison, mes parents faisaient la besogne du soir à l’étable.
Il y avait un homme inconnu assis dans la cuisine qui écoutait la radio.
Il se présenta :
- Je
m’appelle Voltaire.
- Quel drôle
de nom, me dis-je ?
Après m’être
lavé les mains rougis par les fraises en puisant l’eau dans le
« boiler » du poêle à bois, je pris une chaise face à Voltaire :
- Mon garçon,
que comptes-tu faire dans la vie, me dit-il ?
- Je veux
devenir prêtre, répondis-je.
- Un jour
quand j’avais 8 ou 9 ans, j’avais dit à ma mère que je voulais devenir
pape. Elle avait rétorqué qu’avant d’être pape, il fallait être prêtre
et qu’avant d’être prêtre, il fallait faire de longues études en latin.
Je lui avais dit que j’étais prêt à tout.
J’étais
fasciné par sa voix douce et engageante. Je buvais ses paroles. La
conversation continua jusqu’à ce qu’il dise :
- Tu sais,
mon garçon, je ne m’appelle pas Voltaire, mais Jean-Marie. Je te confie
ce secret. N’en parle jamais à personne.
- Promis.
- Connais-tu
le vrai Voltaire ?
- Non, mais
lors de sa dernière visite à l’école en mai dernier, le curé a dit ce
nom. Il a nommé deux autres personnes et a dit que leurs écrits étaient
à l’index. Il nous a expliqué que cela voulait dire qu’un catholique
n’avait pas le droit de lire leurs livres.
- C’est bien
ça. Sais-tu que Voltaire a écrit une vingtaine de livres ?
- Non,
répondis-je, mais j’aimerais ça, moi aussi, écrire des livres quand je
serai grand.
- Tu devrais
lire du Voltaire. Moi, j’ai lu plusieurs de ses contes et de ses romans.
C’est un oncle notaire qui me les prêtait. Mes parents, eux, savaient à
peine lire et écrire. Quand j’ai eu 13 ans, je voulus aller au
Séminaire. Mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Alors, ma mère a
décidé de produire de la bagosse et d’en vendre pour payer mes études en
latin.
Je lui
demandai ce que c’était de la bagosse. Il me répondit que c’était de
l’alcool de fabrication domestique et que c’était défendu par la loi
d’en vendre. Il continua :
- Ma mère
s’est fait prendre à en vendre. Le juge lui a donné deux ans de prison.
- Il me
semble que c’est énorme comme sentence, repris-je.
- Le juge a
dit qu’il voulait faire un exemple, qu’une femme devait s’occuper de son
mari et de ses enfants plutôt que de se livrer à des délits qui sont
plus acceptables pour les hommes. Nous étions six enfants. Mon père qui
était journalier nous a placés chez des oncles. Moi, j’ai eu la
malchance de tomber sur un oncle cultivateur qui me battait. Je devais
travailler 10 à 12 heures par jour et il n’était jamais satisfait de mon
travail. J’ai dû renoncer à mon rêve d’être pape.
- Vous deviez
être content quand votre mère est sortie de prison.
- Imagine-toi
la déception. Pendant qu’elle était en prison, elle a connu un gardien
et ils sont tombés en amour. Quand elle fut libre, elle s’est enfuie à
Montréal avec lui. Je n’ai jamais revu ma mère.
- Ça dut être
un dur coup pour la famille, dis-je. C’est la première fois que
j’entends dire ça : une femme qui quitte ses enfants. Les hommes, ça
arrive parfois, mais pas les femmes.
- Si je suis
quêteux aujourd’hui, c’est la faute de ma mère. À 19 ans, j’ai quitté la
maison de mon oncle. J’ai bûché dans le nord. J’ai fait de la drave. Je
me suis résigné à effectuer différents boulots. J’aurais voulu me marier
et avoir des enfants, mais aucune femme ne voulait de moi. Mon enfance
malheureuse ne m’a pas quitté depuis.
Sur les
entrefaites, ma mère entra avec son pot de lait à la main. Voltaire mit
son doigt sur sa bouche pour me rappeler de garder le secret. Je fis
signe que oui.
Quand
Voltaire eut quitté la maison le lendemain matin, je pris le journal. Je
dis à ma mère :
- Il manque
une page, celle de la bande dessinée de la famille Têtebêche.
- Ce doit
être ton père qui l’a prise pour allumer le poêle, ce matin. Je lui dis
de prendre les journaux qui sont dans la boîte à bois, mais il est
souvent distrait.
Un peu avant
le dîner, ma sœur ainée arriva du poulailler.
- La récolte
d’œufs est moins bonne ce matin. Ça doit être le quêteux qui a lancé un
sort aux poules.
Deux ou trois
jours plus tard, alors que mon père était à confectionner une petite
armoire, il me demanda d’aller chercher la lime ronde dans le hangar. Je
ne la trouvai pas. Je revins bredouille. Mon père était furieux.
- Ça doit
être encore ton frère qui ne l’a pas remise à sa place.
Deux ans
passèrent. On ne vit plus Voltaire dans la paroisse. Je pensais à lui
souvent. J’en rêvais même. Je le voyais, de sa voix envoûtante, me
raconter le reste de sa vie. J’avais de la peine pour lui. Je me
demandais pourquoi le malheur pouvait frapper un aussi bon gars. Quel
âge avait-il ? Il m’avait semblé être dans la cinquantaine avancée. Où
demeurait-il pendant l’hiver ? Qu’avait-il dans sa poche qui semblait
assez lourde ? Voilà autant de questions qui me perturbaient.
À 13 ans, je
commençai mes études au Séminaire. Je demandai à mon directeur spirituel
si je pouvais avoir un livre du vrai Voltaire. Il me répondit que
c’était impossible, que ses livres étaient entreposés dans une salle
fermée à clef appelée l’enfer. J’allai à la librairie. La gérante refusa
de me céder le seul livre de Voltaire qu’elle avait, me disant que le
Supérieur du Séminaire lui avait interdit d’en vendre aux élèves.
Lors de ma
troisième année au Séminaire, je vis un personnage assez âgé près de la
cour de récréation. Je m’approchai. Je constatai que cet homme vendait
des cigarettes. Il y avait trois ou quatre élèves autour de lui. Je l’ai
entendu dire : « C’est deux pour cinq sous. » Je reconnus sa voix.
C’était mon bon ami Voltaire. Ma mère m’avait donné 25 sous pour acheter
un catéchisme. C’est tout ce que j’avais en poche. Je tendis ma pièce de
monnaie. Il me donna deux cigarettes et deux pièces de 10 sous. Il ne
m’avait pas reconnu. Je m’éloignai.
Quand il fut
seul, je revins vers lui :
- Bonjour
Voltaire, dis-je. Je suis content de vous revoir.
- Mon garçon,
répondit-il, je ne m’appelle pas Voltaire. Je ne sais pas où tu as pêché
ça.
- Vous êtes
venu chez nous voilà trois ou quatre ans.
- Mon garçon,
je ne te connais pas. Va jouer avec tes camarades.
J’étais très
déçu. J’étais certain que c’était lui. Sa voix, son nez, ses yeux
fuyants ne pouvaient pas me tromper. Comme je réfléchissais à cette
rencontre, mon meilleur ami vint me trouver.
- Je t’ai vu
acheter des cigarettes de mon grand-oncle, me dit-il.
- Quoi ? Tu
le connais. Il s’appelle Voltaire, n’est-ce-pas ?
- Pas du
tout. Il s’appelle Étienne.
- Qu’a-t-il
fait de sa vie ?
- Je l’ai
souvent demandé à ma mère qui est sa nièce. Elle m’a dit que c’était un
sujet tabou dans la famille. Elle-même aimerait bien savoir ce qu’il a
fait. Tout ce que je sais, c’est que son passé est douteux.
- Penses-tu
qu’il a déjà été quêteux ?
- Ça ne me
surprendrait pas.
Les paroles
de mon ami résonnèrent dans ma tête comme un coup de masse. Mon cœur se
brisa en mille pièces. Je demeurais certain que je l’avais reconnu. Par
la suite, on ne le revit plus vendre des cigarettes dans la cour de
récréation.
Deux ans plus
tard, mon ami me dit :
- Jeudi,
pourrais-tu prendre des notes pour moi au cours de mathématiques ? Je
vais au service de mon grand-oncle Étienne.
- Voltaire
est décédé, dis-je ?
- Oui.
Aimerais-tu qu’on aille au salon funéraire ensemble, ce soir ?
- Sûrement.
J’allai voir
le directeur des élèves pour lui demander la permission. Il accepta.
Quand j’entrai dans le salon, il y avait là au plus cinq personnes.
J’offris mes condoléances à une dame assez âgée qui me dit :
- Je suis
soulagée de voir qu’il est parti. Je suis sa sœur et je l’ai hébergé
presque toute sa vie. À cause de lui, mes autres frères et sœurs ne
voulaient plus me parler.
- Qu’a-t-il
donc fait ?
J’ai moi-même
était surpris de ma question. Je me suis dit que peut-être la dame se
sentait à l’aise avec moi et qu’elle avait besoin de parler pour se
vider le cœur. Elle répondit :
- Il a passé
plus de la moitié de sa vie en prison.
Je faillis
m’évanouir. « Non, pas mon Voltaire, me dis-je ? » Elle reprit :
- Tu l’as
probablement déjà vu vendre des cigarettes en ville. Mais sous quel nom
l’as-tu connu ?
- Sous le nom
de Voltaire, puis de Jean-Marie qu’il m’a confié en secret. Il m’a dit
qu’il avait lu plusieurs livres de Voltaire.
- Quelle
farce ! Il n’a jamais lu un livre de sa vie. Tout ce qu’il faisait chez
moi, c’est d’écouter la radio, puis la télévision depuis qu’elle existe.
Le reste du temps, il errait partout et volait à gauche et à droite des
objets qu’il revendait. C’était un beau parleur, un manipulateur.
- Ma mère l’a
déjà hébergé une nuit alors qu’il se disait quêteux.
- Vous a-t-il
volé ?
- J’y pense
soudainement. Je crois qu’il aurait volé des œufs dans le poulailler.
- Il m’a déjà
dit qu’il le faisait, qu’il les emballait dans du papier journal et
qu’il les vendait aux gens qui n’avaient pas de poules. Il croyait ainsi
faire la charité. Vous a-t-il volé autre chose ?
- Oui,
probablement une lime à bois.
- C’est bien
lui. Il a fait ça toute sa vie sans aucun remords. Pourtant, il a eu des
parents aimants, qui étaient assez aisés et qui auraient voulu qu’il
fasse des études.
- Ce n’est
pas ce qu’il m’a raconté.
- Je n’en
doute pas un instant, de reprendre la dame à l’évidence captivée par la
conversation. Je suis tellement contente de t’avoir conté tout cela. Je
t’ai vu entrer avec mon petit-neveu. Ne lui raconte pas ce que je t’ai
dit. Ce n’est pas nécessaire qu’il connaisse tous les mauvais coups de
son grand-oncle. Lors d’une journée de congé, tu devrais venir me voir
avec mon petit-neveu. On parlera de d’autres choses.
Je sortis du
salon funéraire le cœur en lambeaux. Voltaire avait complètement abusé
de ma naïveté de jeune. Je rêvais au moment où je pourrais lire un roman
ou un conte du vrai Voltaire. Pour le moment, j’en étais désabusé. Ce
n’est que beaucoup plus tard que je me suis adonné à la lecture de
certains contes. Je pensais alors constamment à Voltaire, l’étrange
quêteux. |
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# 3065
12 septembre 2016
Le
piège à ours
Émile avait 10 ans. Son père Gérard Lemieux était un des gros
cultivateurs de la paroisse. Il demeurait au rang 3 et il avait 14
vaches. Il était l’agent officiel de l’Union nationale pour la
municipalité. C’est lui qui suggérait au député les noms de ceux qui
dirigeaient les travaux publics dans la paroisse quand ils y en avaient.
Il était entouré de nombreux amis.
Un jour, alors que le jeune Émile jouait à transporter des « billots »
dans un petit camion en bois fabriqué par son père, sa mère lui demanda
d’aller chercher les vaches. Le clos était à environ 300 mètres de la
maison. D’habitude, les vaches attendaient patiemment le moment de la
traite presqu’en ligne près de la barrière. La première était toujours
celle qui était appelée le bésicle et gare aux autres vaches qui
voulaient prendre sa place. Elle leur donnait un coup de tête bien
senti. Dans la famille, chaque enfant avait symboliquement au moins une
vache et le bésicle était celle d’Émile. Il adorait son pelage noir et
blanc.
Ce jour-là, le bésicle n’était pas là. Après avoir ouvert la barrière
avec un peu de difficultés, les vaches passèrent. Émile les compta. Il y
en avait 13. En revenant avec elles à la grange, il se disait que le
bésicle était sûrement tombé en bas de la montagne. En effet, il y
avait, dans ce clos, une côte très abrupte appelée la montagne. Les
vaches devaient suivre un sentier en haut de cette côte.
En arrivant à la maison, Émile dit à sa mère :
- Ma vache est tombée en bas de la montagne.
- Comment le sais-tu, de répondre sa mère ?
- Elle n’était pas à la barrière.
Tout de suite, la mère demanda à son autre fils de 17 ans d’aller voir
pourquoi le bésicle n’était pas à la barrière. Il s’y rendit et trouva
la vache dans une clairière au milieu d’un boisé. Elle était prise dans
un piège à ours. Il revint à la maison. Le père Lemieux attela un cheval
sur le tombereau et y déposa des cisailles. Toute la famille était en
émoi. Le bésicle, une vache de huit ans et une bonne productrice de
lait, avait été prise pour cible.
La vache fut transportée à l’étable. Elle avait une patte cassée. Le
père Lemieux avait enroulé sa chemise autour de la patte pour ralentir
le saignement. Elle tenait sa tête baissée, comme si elle avait honte
d’avoir été piégée, elle d’habitude si fière. Sur-le-champ, le père
décida de la garder à l’étable et de l’engraisser pour la vente.
Par la suite, chaque jour, Émile allait voir son bésicle à l’étable. Il
la flattait sur la tête. Il s’assoyait sur le petit banc utilisé par sa
mère pour traire les vaches. Les larmes coulaient. Puis, il retournait
jouer autour de la maison.
Le soir même de l’incident, le père Lemieux dit à son épouse :
- Je sais qui a fait ça.
- Qui est-ce, de rétorquer la femme ?
- C’est Yvon Vaillancourt. On peut lire sur le piège YV. Il a tenté de
faire disparaître la marque en la grafignant, mais il n’a pas totalement
réussi.
Qui était Yvon Vaillancourt ? C’était l’agent officiel du parti libéral,
le parti des Rouges. Il était l’ennemi juré de Gérard Lemieux qui était
un Bleu, le parti de l’Union nationale. Depuis une semaine, on était en
période électorale. Lemieux était certain que Vaillancourt était le
responsable parce que c’était le seul homme de la paroisse à avoir ces
initiales. De plus, le père d’Yvon avait été en son temps un braconnier
renommé qui se plaisait à raconter ses exploits de chasse.
Après la traite des vaches, Lemieux alla placer le piège dans son
hangar. Le lendemain matin, en y allant chercher un outil, le piège
avait disparu. Il y avait à la place une bouteille de bière vide de
marque Dow. Tout le monde savait que les Rouges
teindus avaient adopté cette
bière, tandis que les Bleus
teindus, comme Lemieux, buvaient de la Molson. Cette bouteille
intrigua Lemieux au plus haut point. Il y avait quelque chose qui ne
tournait pas rond.
Le soir même, il alla voir son meilleur ami et bras droit, Henri Dupire,
le troisième voisin de l’est. Il lui raconta toute l’histoire. Henri
n’était pas surpris que les Rouges aient voulu s’attaquer à Lemieux.
« Ce sont des malhonnêtes, dit-il, qui n’hésitent pas à s’en prendre aux
adversaires. Ils ont une telle haine de Duplessis qu’ils sont prêts à
tout. » Lemieux lui demanda d’aller dans le hangar de Vaillancourt
pendant la nuit pour voir si le piège était là. Henri accepta avec
plaisir. « Je suis certain d’y trouver le piège, dit-il. Tu sais que je
suis ton meilleur supporter ».
Le lendemain, Henri vint trouver Lemieux et lui dit :
- J’ai trouvé le piège dans le hangar de Vaillancourt. Il était attaché
au mur avec une chaîne munie d’un cadenas. Je n’ai pas pu l’apporter. Il
a été repeint en rouge. On peut quand même discerner que quelque chose
avait déjà été écrit, mais c’est illisible.
La campagne électorale continua. Chaque camp faisait du porte à porte
pour vanter les mérites de son candidat. Pour les Rouges, il fallait
absolument battre Duplessis qui était premier ministre depuis une
dizaine d’années et qui, selon eux, baignait dans la corruption. Leur
slogan, répété avec conviction était : « Il faut que ça change,
Duplessis est pourri. » Pour les Bleus, Duplessis était l’ami des
cultivateurs. Il avait payé des
bulldozers pour épierrer leur champ et enfouir les tas de roches. Il
promettait encore plus s’il était réélu.
En quelques jours, la rumeur fit le tour de la paroisse. L’agent
officiel des Rouges avait tué la vache de l’agent des Bleus.
Vaillancourt clamait à qui voulait l’entendre qu’il n’y était pour rien.
Il disait : « Venez voir dans mon hangar. Je n’ai pas de piège à ours et
je n’en ai jamais eu. » Seuls les Rouges le croyaient. Les Bleus étaient
persuadés que c’était bien lui, en partie compte tenu de la réputation
de son père.
Une semaine avant la votation, il y eut une assemblée contradictoire à
la salle municipale. Les deux candidats devaient s’affronter devant les
hommes de la paroisse. Chacun fit un discours ponctué d’applaudissements
et de huées. Les mots « menteur », « acheté », « pourri » foisonnaient.
À la fin de la séance, l’un des supporters de Lemieux se leva :
- Je m’adresse au candidat libéral. Aviez-vous l’intention d’aller
chercher des votes quand vous avez donné l’ordre de tuer la vache de
Lemieux, l’agent officiel des Bleus ? Une chose est sûre. Vous avez
manqué votre coup. La vache n’est pas morte. Vous allez aussi manquer
votre coup la journée des élections.
- Mon cher monsieur, de dire le candidat des Rouges, notre parti
n’utilise jamais de tels moyens pour gagner ses élections. Je laisse ça
aux Bleus qui sont passés maîtres dans ce genre de manipulations.
Pensez-vous vraiment que nous aurions sali notre réputation par un geste
aussi insensé ? J’en ai parlé à mon agent officiel Vaillancourt. Il
m’assure qu’il n’est d’aucune façon responsable et qu’il n’a jamais
incité un de nos partisans à agir ainsi. On dit que Vaillancourt a peint
son piège à ours en rouge. Hé bien moi, je n’aurais jamais fait ça. Je
l’aurais peinturé en vert pour bien le dissimuler dans la nature.
- Encore une fois, de répondre le candidat des Bleus, les Rouges nient
l’évidence. Ils ont tellement peur de Duplessis qu’ils n’hésitent pas à
employer des moyens malhonnêtes. Disons-le franchement, les Rouges n’ont
aucun respect pour les cultivateurs. Ils portent cravate et chemise
blanche pour cacher leur hypocrisie.
Les insultes continuèrent à être proférées jusqu’à ce que le président
de l’assemblée mette fin aux questions. L’un des cultivateurs, Onésime,
qui demeurait dans le même rang que Lemieux et qui était un Rouge, le
tira par la manche et lui dit :
- Je voudrais te parler. Je pense savoir qui a posé le piège à ours dans
ton clos. C’est ton ami Henri, ton bras droit.
- C’est impossible, de répondre Lemieux. As-tu des preuves ?
- Le jour où l’incident a eu lieu, j’allais porter les bidons de crème à
la beurrerie. Je suis passé devant la maison d’Henri. Il sortait de son
hangar avec un piège à ours. Quand il m’a vu, il est retourné dans son
hangar et a fermé la porte derrière lui.
- Je ne peux pas te croire, de dire Lemieux. Tu veux innocenter
Vaillancourt, un Rouge comme toi.
- Ce matin-là, de continuer Onésime, mes enfants sont allés aux
framboises dans le champ voisin du tien. À un moment donné, ils ont vu
arriver Henri avec ses enfants. Celui-ci a fait semblant de ramasser des
framboises. Il portait une poche sur le dos. Puis, il a disparu et a
laissé ses enfants avec les miens.
- Je ne te crois pas, mais je vais quand même faire enquête, de dire
Lemieux.
Lemieux était dans tous ses états. Arrivé à la maison, il dit à son
épouse :
- Tu ne le croiras pas. Je sais qui a posé le piège. De ce pas, je vais
rencontrer mon bon ami Henri.
Henri reçut Lemieux froidement. Il avait vu Onésime lui parler après la
réunion. Lemieux alla droit au but :
- Henri, c’est toi qui as posé le piège. Tu vas payer pour ma vache que
je dois faire abattre. Tu n’es jamais entré dans le hangar de
Vaillancourt parce qu’on m’a dit qu’il mettait un cadenas sur la porte
depuis qu’il y gardait des poules et qu’il s’en était fait voler pendant
une nuit.
Au début, Henri nia tout, mais devant les preuves que lui apportait
Lemieux, il ne savait plus quoi répondre. Il finit par lâcher le morceau
en admettant sa culpabilité.
- Ma femme, de dire Lemieux, m’avait mis en garde contre toi. Elle
sentait que tu voulais avoir ma place. Tu as pris le mauvais moyen. Ta
réputation est ternie à tout jamais. Bonsoir.
Le lendemain, tout le monde de la paroisse savait qu’Henri était le
grand responsable. Cet acte insensé eut une conséquence sur le résultat
du vote car les Rouges l’emportèrent dans la paroisse. Toutefois, le
candidat de Duplessis gagna dans le comté.
Le soir même, quand les résultats furent annoncés à la radio, plusieurs
hommes de la paroisse incluant les Rouges et les Bleus se présentèrent
au domicile d’Henri. Ils mirent le feu à son hangar. Les Rouges le
faisaient pour fêter leur victoire dans la paroisse, les Bleus pour se
venger d’Henri qui les avait fait perdre la paroisse. Dans toute
l’histoire de la municipalité et probablement d’ailleurs, on n’avait
jamais vu les Rouges et les Bleus agir de façon commune le soir d’une
élection.
Henri vendit sa terre et obtint un emploi de veilleur de nuit dans une
usine de la ville voisine. |
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# 2875
11 juin 2016
Un
curé troublé
Rosaire Arsenault et Marie-Anne Maltais étaient mariés depuis cinq ans
et ils n’avaient pas encore d’enfant. Le 1er
janvier 1931, à titre de résolution pour l’année, Marie-Anne dit à son
mari :
– Que dirais-tu si, cette
année, on adoptait un enfant ?
– Je suis d’accord, de
reprendre son mari, à la condition que ce soit un garçon. Il pourrait
m’aider sur la terre.
Après des démarches, le couple adopta un enfant issu de parents
inconnus. Il était né le 8 septembre, jour où l’Église fête la Nativité
de la Vierge Marie. Il fut baptisé le lendemain sous le prénom de
Jean-Marie.
Dès son jeune âge, Jean-Marie qui était enfant unique se fit remarquer
par sa piété, sa très grande sensibilité et sa facilité à apprendre. Ses
parents lui annoncèrent très tôt qu’il avait été adopté. Quand il
entendit parler de l’enfer à l’école, il était certain d’y être
précipité un jour, vu qu’il était né dans le péché. Dès l’âge de 8 ans,
après la récitation du chapelet en famille, Jean-Marie gagnait sa
chambre et récitait un autre chapelet. Il se mordillait les bras tout en
invoquant la Vierge Marie de le sauver des flammes de l’enfer.
Alors qu’il avait 11 ans, l’inspecteur d’écoles lui remit, comme preuve
de ses succès scolaires, un livre sur la vie du curé d’Ars. Il y
découvrit que le prénom du curé d’Ars était Jean-Marie, tout comme lui.
Plus encore, il apprit que ce prêtre usait de mortifications et de
procédés de flagellations. Un jour, Jean-Marie dit à sa mère :
– Maman, je voudrais
changer mon nom de famille pour Vianney.
– Pourquoi, répondit-elle ?
– Parce que c’est le nom de
famille du curé d’Ars. Celui-ci était un saint sur terre et je voudrais
être comme lui.
– Tu sais bien que ce n’est
pas possible de changer de nom.
Jean-Marie, le cœur gros, retourna dans sa chambre. Il prit un couteau
de poche et grava un X sur sa poitrine. Puis, il passa presque la nuit à
prier. Quand sa mère, le lendemain, remarqua du sang sur ses draps, elle
l’interrogea à ce sujet. Il fut bien obligé de lui montrer sa plaie.
Pour expliquer son geste, il dit : « J’ai voulu compatir aux souffrances
du Christ qui a été battu et flagellé. Le X représente le Christ. » Sa
mère lui fit promettre de ne plus jamais recommencer.
Un jour qu’une religieuse de l’Immaculée-Conception était venue visiter
les enfants à l’école du rang, Jean-Marie lui demanda si elle avait des
biographies de saints. Celle-ci lui conseilla d’aller au couvent du
village. Le dimanche suivant, il s’y rendit et on lui prêta un livre sur
les Martyrs canadiens. Il était envouté par le désir de ces jésuites de
perdre leur vie pour sauver les Iroquois de l’enfer. Il voulait suivre
l’exemple du père Jean de Brébeuf qui était mort brûlé vif par cette
bande amérindienne.
À 13 ans, il fut admis au Séminaire diocésain. Ses confrères
remarquèrent rapidement sa très grande piété, mais surtout sa propension
à se mutiler quand arrivaient les différentes fêtes de la Vierge Marie.
Les autorités du collège lui interdirent ces pratiques sous peine
d’expulsion. Il combla cette tendance en passant des heures à la
chapelle, parfois les bras en croix. Pour ce faire, il se cachait dans
un coin.
À la fin de son cours classique, il demanda son admission au Grand
Séminaire. À cause de son état mental, les autorités hésitèrent
longuement jusqu’à ce qu’un de ses anciens professeurs d’histoire, qui
était en même temps son directeur spirituel, leur mentionne que
Jean-Marie avait une foi profonde et connaissait l’histoire de l’Église
comme pas un.
Il fit ses études théologiques. Lors des récréations, il se rendait
souvent à la chapelle pour prier. Plus il se plaisait dans ces
exercices, moins il craignait d’aller en enfer, tout comme d’ailleurs
l’avait fait le curé d’Ars.
À l’âge de 25 ans, il fut ordonné prêtre et fut assigné comme vicaire
dans une paroisse. L’évêque avait averti le curé de le surveiller parce
qu’il craignait des récidives de mortifications. Ces trois années de
vicariat se passèrent sans trop d’anicroches, sauf que le curé n’aimait
pas la façon dont il se comportait avec les jeunes filles.
L’évêque décida alors de le nommer vicaire dans une autre paroisse où le
curé était redouté pour l’ascendant qu’il portait envers ses subalternes
et même envers les paroissiens. Ces cinq années passées auprès de ce
curé semblaient avoir augmenté la confiance de Jean-Marie envers
lui-même. Il avait sans aucun doute pris de la maturité.
À 34 ans, il fut nommé curé à Saint-Philémon-de-Marie. Il attendait ce
jour depuis longtemps, mais en même temps il se sentait indigne de cette
fonction. Il relut en rafale la biographie du curé d’Ars pour que ce
dernier le guide dans sa nouvelle tâche. Sa mère l’accompagna dans son
déménagement et promit de rester avec lui tant qu’il n’aurait pas trouvé
de servante.
Le premier dimanche, il monta en chaire et dit : « Bien chers frères, je
suis heureux d’être votre nouveau pasteur. Votre ancien curé m’a dit
tellement de bien de vous. Malgré mon indignité à vous servir, je vais
essayer d’être à la hauteur de la tâche. Je voudrais tellement aller au
ciel après ma mort, mais j’ai beaucoup de doutes. J’ai même peur pour
votre salut éternel. Avec le temps, vous verrez que je suis un grand
pécheur et que j’ai besoin de prier longuement Notre Seigneur chaque
jour. » Il continua en faisant l’éloge de la prière. En terminant, il
informa les fidèles qu’il avait besoin d’une servante et convoqua une
réunion spéciale des marguilliers après la messe.
Les paroissiens, habitués à l’ancien curé qui baragouinait les prières,
furent étonnés de constater que le nouveau curé prononçait distinctement
chaque mot et semblait se complaire dans leur signification. La
communion était longue parce que le prêtre appuyait sur chaque syllabe
de Corpus Christi (le corps du Christ).
Lors de la réunion, après les présentations d’usage, l’abbé Jean-Marie
informa les marguilliers qu’il voulait créer un sanctuaire de prière
dans le presbytère. Pour cela, il était nécessaire d’abattre une cloison
entre deux chambres. Le plus vieux des marguilliers intervint : « Le
presbytère ne contient que cinq chambres. Une chambre pour vous, une
autre pour votre servante et il ne resterait plus qu’une chambre pour
recevoir les visiteurs. C’est sûr que l’évêque n’approuverait pas ce
projet. » Finalement, il fut convenu de prendre une chambre à titre de
sanctuaire et d’y installer un autel qui pourrait être déménagé au
besoin.
Au cours de la semaine, des jeunes filles se présentèrent au presbytère
pour avoir le poste convoité de servante du curé. L’abbé Jean-Marie jeta
son dévolu sur une jeune fille de 18 ans, une brune aux yeux marron et
du nom de Marie-Jeanne.
L’intégration du jeune curé ne se fit pas sans heurts. Les cérémonies
étaient longues. Les questions en confession étaient nombreuses.
Souvent, lorsque des paroissiens se présentaient au presbytère, la
servante les recevait gentiment et disait : « Monsieur le curé est en
train de prier dans son sanctuaire. Vous savez, c’est un saint prêtre. »
Les gens n’osaient pas le déranger d’autant plus que l’abbé Jean-Marie
avait pris la précaution de leur dire qu’il priait pour toutes les âmes
de la paroisse et même pour leurs parents défunts.
Les murs du sanctuaire improvisé étaient ornés d’images de saints et de
saintes. Derrière l’autel où foisonnaient des lampions et des
chandelles, le curé d’Ars en image semblait heureux d’être là. Un
prie-Dieu confectionné rustiquement par un paroissien était au centre de
la pièce.
À peu près six mois plus tard, un jour, la grande Gertrude cogna à la
porte du presbytère. Personne ne vint répondre. Elle entra et s’assit
dans le vestibule. À un moment donné, elle entendit des gémissements
dans une chambre du haut. Prestement, elle quitta le presbytère. Pour ne
pas être accusée de médisance, elle choisit de ne rien dire à personne.
Un an passa. Un soir, le curé se présenta au domicile des parents de sa
servante :
– Monsieur Brisebois, votre fille est enceinte.
– De qui, de répondre la mère ?
– De moi. Je suis un grand pécheur. Le diable a eu raison de ma chair.
Je suis tombé dans son piège. Il voulait ma destruction éternelle. Il a
gagné. Je ne suis bon maintenant qu’à brûler dans les flammes de
l’enfer.
– Un instant, monsieur le curé, de répondre le père qui était un fervent
catholique. Ce n’est pas vous qui avez fait cela. C’est impossible. Tout
le monde dans la paroisse dit que vous êtes un saint. Il faut trouver le
vrai coupable.
– Depuis que cet événement m’est arrivé, de reprendre le curé de plus en
plus piteux, je n’ai pas cessé de prier et d’invoquer le curé d’Ars.
Mais ce dernier a commencé à rire de moi. Hier, j’ai brûlé son image. La
situation étant ce qu’elle est, il serait préférable que votre fille
soit reçue dans un monastère à Montréal pour y passer sa grossesse. Je
veux qu’on reconnaisse sur le baptistère de l’enfant que je suis le
père. Je m’en voudrais éternellement d’avoir procréé un enfant né de
parents inconnus, comme je l’ai été.
– Vous dérapez, monsieur le curé, hurla le père toujours sceptique. Vous
savez bien qu’un prêtre ne peut pas avoir d’enfant. Votre évêque va vous
excommunier.
– Je suis prêt à toutes les conséquences, de reprendre le prêtre, les
larmes aux yeux.
Le père invita le curé à aller se reposer et demanda de dire à sa fille
de venir à la maison. Il conclut en disant :
– Venez nous voir demain soir. On en reparlera.
Deux ou trois heures plus tard, le gérant de la Caisse populaire
revenait à son domicile quand il vit des flammes sortirent du toit du
presbytère. Il se précipita et défonça la porte du bâtiment. Il était
trop tard. On retrouva le corps du
curé, calciné dans le sanctuaire. Il était mort brûlé vif comme
le martyr canadien Jean de Brébeuf.
Après la mort du curé, la grande Gertrude ne put se retenir de révéler
ce qu’elle avait entendu lors d’une visite au presbytère. Tous étaient
consternés, mais n’y croyaient vraiment pas. « Un saint prêtre ne
pouvait pas avoir succombé aux plaisirs défendus, se disaient-ils. »
Quant aux causes de l’incendie, plusieurs pensent encore que, dans un
excès de piété et de fatigue, le prêtre a dû s’endormir sur son
prie-Dieu sans avoir pu éteindre les chandelles. Marie-Jeanne quitta la
paroisse et n’y revint jamais. Sa famille n’a jamais révélé quoi que ce
soit. Il existe toujours des points d’interrogation. |
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# 2825
21 mai 2016
Un
oncle accusateur C’était une journée pluvieuse de juillet. Mon père était allé porter son bidon de crème et ceux de ses deux voisins à la beurrerie du village. Nous étions en train de jouer à la cachette dans la maison quand ma mère nous demanda de venir dans la cuisine. Nous nous sommes assis.
Ma mère a dit : « Mes enfants, je vais vous raconter une histoire que
j’ai vécue quand j’étais jeune. Je profite de l’absence de votre père,
parce qu’il ne veut pas que vous soyez au courant de ces événements.
L’un des personnages est son oncle. Je vous demande une seule chose : ne
jamais le dire à votre père. » Nous étions anxieux d’entendre notre
mère. Elle continua : – Voici cette histoire vraie :
J’avais 14 ans. Comme vous le savez, mon père avait une terre au
village. Lors d’une journée ensoleillée de la mi-juillet, ma mère m’a
dit : « Tu vas aller aux framboises cet après-midi sur la terre du père
Zéphirin. Amène avec toi tes deux jeunes sœurs Alice et Béatrice. »
Alice avait 13 ans et Béatrice, 11 ans. Pour se rendre aux champs de
framboises et ne pas être vues, nous devions passer par la forêt. Il y
avait là des sentiers dont la plupart avaient été tracés par des animaux
de ferme.
Nous nous dirigeons sans ambages vers le champ de framboises. Quand nous
eûmes rempli nos vaisseaux, le cœur à la joie, nous prenons le chemin de
retour. À un moment donné, nous avons choisi le mauvais sentier. Nous
avons abouti à une cabane à sucre. La fumée s’échappait du tuyau de
cheminée. Ma sœur Béatrice a dit :
– Nous pouvons faire du sucre d’érable en été ?
– Bien sûr que j’ai répondu naïvement. Il s’agit de conserver l’eau
d’érable.
Nous cognons à la porte. Un monsieur que nous connaissions, le père
Anselme, vint ouvrir et ne nous laissa pas entrer. Il avait l’air
perturbé par cette visite. « Salut les filles, dit-il, j’ai quelque
chose pour vous. » Il revint avec trois images de saint Joseph.
« Prenez, dit-il. Faites une prière à ce saint homme chaque jour et vous
serez exaucées. » Devant son geste aussi pieux, nous avons pris chacune
une image, même si notre mère nous avait souvent répété de ne jamais
accepter de cadeaux des personnes en dehors de la famille. Nous sommes
parties. En cours de route, nous avons décidé de ne rien dire à nos
parents et de cacher nos images.
Trois jours plus tard, ma mère nous demanda d’aller à nouveau aux
framboises au même endroit. Au retour, le sentier qui nous menait
directement à la maison avait disparu. Nous avons invoqué saint Joseph
pour qu’il nous protège. Nous avions le choix entre retourner à la
cabane à sucre ou prendre le sentier qui conduisait à la maison du père
Anselme. Nous avons choisi cette dernière voie.
Après environ deux minutes de marche, nous avons vu un vieillard le long
du sentier. Il ressemblait étrangement au père Anselme. Il avait le
front tombant et les yeux perçants. « Salut les filles, dit-il. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un jumeau
? » J’allais répondre : « Un
autre jumeau. » Il enchaîna : « C’est moi. » Apeurées par son ton, nous
nous sommes mises à courir. Nous avons échappé quelques framboises.
Rendues à la maison, ma mère a demandé pourquoi nos vaisseaux n’étaient
pas pleins. J’ai répondu en faisant un petit mensonge : « C’est Béatrice
qui voulait s’en venir. » Encore là, nous n’avons rien dit à nos
parents.
Quelques jours plus tard, ma mère nous demanda de retourner aux
framboises dans le même champ. Nous ne voulions pas. Elle insista
tellement que nous avons fini par céder. Rendues à la fourche où le
sentier avait disparu, il y avait des branches cassées par terre. Nous
avons pensé que la fois précédente quelqu’un avait bloqué le sentier
avec des broussailles pour nous empêcher de passer. Quand notre
cueillette fut terminée, Béatrice s’est écrié : « Regardez, il y a de la
fumée au nord. » La fumée était tellement épaisse que nous avons craint
que ce soit la cabane à sucre du père Anselme qui était en train de
brûler. Nous sommes parvenues à la maison en courant. Nous avons raconté
ce fait à nos parents.
Le lendemain matin, mon père fit sa besogne à l’étable de bonne heure
comme d’habitude. Puis, il se rendit à l’église. Il remplissait la
fonction de bedeau depuis une dizaine d’années et en était fier. Comme
il était en train de recouvrir les statues d’un voile noir en vue d’un
service funèbre, le curé arriva : « Monsieur Tancrède, dit-il, je viens
de rencontrer le père Anselme. Il m’a juré que ce sont vos filles qui
ont mis le feu à sa cabane à sucre. Il m’a dit qu’il les a vues. » Mon
père savait que nous étions sur les lieux. Il eut un instant de surprise
et d’hésitation. Le curé continua : « Vu les circonstances, je me dois
de vous demander votre démission. Nous ne pouvons pas avoir un bedeau
dont les enfants ont trempé dans une affaire aussi grave. » Mon père
ayant une confiance sans limite envers le curé dit : « Je finis mon
travail et vous pouvez me remplacer. »
Mon père Tancrède arriva à la maison en pleurant. Il venait de perdre le
revenu d’appoint qui servait à faire vivre sa famille convenablement. Il
sentait qu’une injustice venait de le frapper. Et nous, les filles, dans
tout ça, nous étions terrorisées. Mon père nous regarda affectueusement
et nous dit : « Hier, vous avez vu de la fumée. Lors de vos cueillettes
précédentes, avez-vous vu le père Anselme ? Il faut tout me dire en
détails. » Nous n’avions pas le choix. Le cœur gros et en larmes, nous
avons tout raconté. Nous avions honte d’avoir caché à nos parents ce qui
était arrivé pendant la semaine précédente. Heureusement que nous
sentions la compassion de notre père. Nous sommes parties pour l’école
sans déjeuner. Nous n’avions pas faim.
La rumeur circula vite dans la paroisse. À l’école, les autres élèves
nous invectivaient et nous traitaient de tous les noms. « Quelle honte
!, m’a dit une amie, les enfants du bedeau qui allument des cierges dans
la forêt. » Un matin, une religieuse vint nous rencontrer et dit : « Je
n’avais jamais pensé que des filles sages comme vous aient pu poser un
tel geste. Vous avez joué avec le feu. L’enfer vous attend. » Ce fut une
période très traumatisante. Nous étions marquées au fer rouge et nos
amies nous quittaient une à une.
À la suggestion de nos parents, nous sommes allées rencontrer le curé.
Il nous a reçues aimablement. Il nous parlait avec douceur. Même sa
servante nous a apporté un verre de lait. Nous avons tout raconté sans
rien cacher. À la fin de l’entretien, il a dit : « Ce soir, je vais
aller voir votre père. » Nous sommes sorties plus sereines et pleines
d’espoir.
Le curé vint visiter mes parents. Dès son entrée, il dit à mon père :
« Monsieur Tancrède, je pense que j’ai été trop vite quand je vous ai
demandé votre démission. J’ai cru le père Anselme. Depuis ce temps, j’ai
longuement réfléchi et j’ai questionné beaucoup de paroissiens. La
plupart s’entendent pour dire que c’est impossible que vos filles soient
responsables. D’ailleurs, vos filles ont été très coopératives et je les
crois. En particulier, j’ai appris que quelques jours avant l’incendie,
le père Anselme avait su que la police avait prévu de faire une descente
à sa cabane à sucre parce qu’il y faisait de la bagosse. Aussi, vous
pouvez recommencer à accomplir votre tâche de bedeau dès demain matin. »
Mon père pleurait de joie.
À partir de ce moment, le vent changea. De moins en moins de gens
continuaient à nous penser coupables. Comme le père Anselme n’avait pas
porté plainte à la police pour incendie criminelle, les paroissiens se
sont mis à rechercher d’autres coupables. La vie était plus vivable,
mais rien n’avait été réglé.
Cinq années passèrent, le père Anselme décida de reconstruire sa cabane
à sucre. Il demanda à un neveu, soit votre père, de l’aider. À ce
moment, je n’avais jamais parlé à votre père. Je le voyais à la messe,
sans plus. Je trouvais qu’il avait une bonne prestance.
Pendant ces travaux, un jour que j’étais allée au magasin général
acheter du fil blanc, je fis sa rencontre. Il m’aborda : « Cela fait un
bout de temps que je te remarque. Penses-tu que je pourrais aller
veiller chez tes parents samedi soir qui vient ? » J’étais folle de
joie, mais je ne fis rien paraître. Je répondis : « Si cela te tente,
pourquoi pas ? »
Votre père venait me voir chaque samedi soir et parfois le dimanche
après-midi. Mon père n’aimait pas tellement sa présence. Chaque fois
qu’il le voyait, il pensait au père Anselme qui avait troublé nos vies.
Il m’avait averti : « Ne parle jamais de cette incendie avec lui devant
moi. Je ne suis pas capable. Mon cœur a été tellement troublé par cet
événement. »
Le dimanche après-midi, nous allions prendre une marche dans la rue du
village. Il comprenait comment j’avais souffert. Un jour, il me dit :
« Compte sur moi, je vais prendre tous les moyens possibles pour
éclaircir ce mystère. Mon oncle a une grande confiance en moi et je vais
essayer de lui tirer les vers du nez pour en arriver à la vérité. Il a
changé quelque peu sa version. Il soutient maintenant qu’il était à la
maison quand la cabane a brûlé. Ma tante confirme ce fait. Donc, il ne
vous a pas vues mettre le feu. C’est donc quelqu’un d’autre qui a posé
ce geste criminel. »
Au bout de sept mois de fréquentation, nous avons décidé de nous marier.
Pour montrer son désir de résoudre ce crime, votre père m’a dit : « Je
ne peux pas t’épouser tant que je n’aurai pas toutes les réponses à mes
questions. » J’étais estomaquée, à la fois contente et déçue. Je
racontai cette conversation à mon père Tancrède. Il m’a dit : « J’étais
réticent au fait que tu maries cet homme, mais là j’approuve entièrement
votre mariage. Je suis certain que tu auras un bon mari. »
Quelques jours plus tard, votre père me dit qu’il avait fini par
connaître la vérité. Son oncle avait placé des bûches de bois sous la
casserole sans y verser de l’eau. Il avait mis le feu aux bûches et
s’était enfui rapidement à sa maison. Il nous avait vues, moi et mes
deux sœurs, revenir des framboises et avait pensé bien faire en nous
accusant. Il a confié à votre père, ce que nous savions déjà, à savoir
qu’il craignait une descente de la police à sa cabane à sucre vu qu’il y
fabriquait de la bagosse.
Le mariage eut lieu un 30 mars. À cette époque, la plupart des mariages
se faisaient en hiver parce que l’été était réservé aux travaux de la
terre. À 7 heures du matin, nous étions à l’église. Anselme a refusé de
venir au mariage. Mon père Tancrède en était heureux. Voilà, mes
enfants, votre mère vous a tout dit. Je répète : « N’en parlez pas à
votre père. »
En disant ces derniers mots, une voiture s’est arrêtée près de la
maison. C’était notre père qui revenait de la beurrerie. Il était
accompagné d’un vieillard. Nous avons reconnu le père Anselme. Ma mère
était étonnée : « Que vient-il faire ici ? » Anselme entra dans la
maison, soutenu par mon père parce qu’il avait peine à marcher.
Ses premières paroles ont été de dire à mon père : « Peux-tu demander
aux enfants d’aller jouer dehors ? » Ma mère répondit : « Ce n’est pas
nécessaire, drôle de coïncidence, je viens de leur raconter toute
l’histoire. » Il s’est approché et prit ma mère dans ses bras : « Je ne
sais pas comment le dire, mais je regrette sincèrement tout ce que j’ai
fait à votre égard. Il ne me reste que quelques mois à vivre et je ne
voudrais pas arriver devant le Créateur avec ces méfaits sur ma
conscience. » Ma mère répondit : « Monsieur Anselme, je vous pardonne.
Dieu seul peut vous juger. » |
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# 2780
3 mai 2016
Alpha et Oméga C’était mon
anniversaire de naissance. J’avais 6 ans. Comme cadeau de fête, j’avais
reçu un crayon. J’étais assis au bout de la table familiale en train
d’affiler mon crayon quand soudain la Chouette, notre voisine de
l’ouest,
fit irruption dans la cuisine : - Madame Jean, dit-elle, ma Rosa de 5 ans a
disparu. - Quoi ? de répondre ma mère. - Mes filles sont allées aux fraises. Rosa
voulait les accompagner. Elles n’ont pas voulu l’amener. J’ai fouillé
autour de la maison et de la grange. J’ai crié à m’époumoner. Pas de
Lisa. Troublé par les paroles de cette dame, je me
suis coupé à un doigt avec le couteau de poche. Je me suis mis à
pleurer. Ma mère prit une débarbouillette, me l’enroula autour du doigt
et me dit : - Va dire à ton père qui est sur le fenil de
venir à la maison. Je courus à la grange en tenant ma main levée.
Je faillis culbuter tellement mon équilibre était fragile. Mon père
était fâché d’être dérangé. Il vint quand même à la maison. Il prit sa
hache dans le tambour et courut à la ferme de la Chouette. Celle-ci ne
réussissait pas à le suivre à cause de ses jambes courtes et trapues. Finalement, mon père trouva Rosa à deux minutes
de la maison. Elle était couchée sous un bouleau. Elle devait avoir
pleuré car ses joues étaient encore humides. Cette ferme voisine de la nôtre appartenait à
Réal Chou. Sa femme, Élisabeth Lamie, avait pris l’habitude de l’appeler
mon chou. En retour, son mari l’appelait ma chouette. Les gens de la
paroisse parlaient toujours de monsieur Chou et de madame Chouette. Le
couple autour de la quarantaine avait six enfants. Les premiers nés
étaient des jumeaux, Roland et Ronald. Quatre filles avaient suivi dont
Lisa était la dernière. Presque tous les samedis, madame Chouette venait
visiter ma mère. J’avais hâte à ce jour pour écouter ses propos. Quand
elle arrivait, je me cachais en haut de l’escalier et je tendais une
oreille attentive. Elle rapportait à ma mère toutes les nouvelles
de la paroisse. Elle parlait abondamment de son mari et de ses enfants,
surtout des jumeaux qui étaient identiques. Selon elle, elle avait le
meilleur mari au monde. « C’est vrai, disait-elle qu’il est une pâte
molle et un sans talent, mais je l’aime comme ça. » Elle se contredisait
souvent dans ses propos. À ce moment, ma mère rétorquait : « Il me
semble que vous m’avez dit le contraire il y a quelques temps. » Elle
répondait : « Ça se peut. Vous savez, madame Jean, que les choses
changent. » Ses jumeaux qu’elle appelait Alpha et Oméga
avaient alors 12 ans. Elle prédisait qu’ils auraient un avenir brillant.
Oméga réussissait bien à l’école. Même si Alpha avait peu d’intérêt pour
les études, il était un excellent organisateur. Elle disait : « Vous
savez, madame Jean, qu’un chou et une chouette accouplés ne peuvent que
produire des petits génies. » Un jour, elle demanda à ma mère s’il était
vrai que l’homme jouissait plus quand il réussissait des jumeaux. Je ne
comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Mais j’ai été saisi par la
riposte de ma mère. « Madame Chouette, on ne parle pas de ça. » Un jour, elle s’est plainte que ses jumeaux
n’aimaient pas ses tartes. - Alpha et Oméga ont entendu raconter que vos
tartes étaient excellentes, dit-elle. Ils m’ont ordonné de vous demander
de me montrer comment vous vous y prenez. - Pourquoi écoutez-vous toujours vos jumeaux ? - C’est simple, ce que les jumeaux veulent, Dieu
le veut. Mon chou pense exactement comme moi, même s’il n’aime pas
parfois recevoir leurs ordres. Avant de partir, la volubile dame empruntait
toujours quelque chose à ma mère : un timbre, une enveloppe, une poignée
de sel, un peu de poudre à pâte. Quand elle demandait des œufs, ma mère
prétextait ne plus en avoir. Elle ne rendait à peu près jamais ce qu’on
lui prêtait. Les années passèrent. J’étais toujours au poste
le samedi après-midi. L’été quand ma mère voulait que j’aille cueillir
des petits fruits ou sarcler le jardin, je pleurais pour ne pas y aller.
Mais ma mère ne cédait pas. Les jumeaux avaient maintenant 16 ans. À leur
anniversaire, leur père leur avait donné chacun un couteau de poche en
leur disant : « Vous êtes des hommes maintenant. » Alpha avait
rétorqué : « Le père, ce sera bientôt notre tour de s’occuper de la
ferme. » Monsieur Chou fit semblant de ne pas avoir entendu, mais madame
Chouette était inquiète. Elle raconta cet incident à ma mère et lui
demanda conseil. Ma mère ne répondit pas. La volubile dame enchaîna : – Mes jumeaux couchent encore dans le même lit.
Je voudrais qu’ils aient chacun un demi lit, mais ils m’ont envoyé
promener. Bien plus, ils m’ont ordonné de ne plus entrer dans leur
chambre. L’occasion était belle pour ma mère de
répondre : « Ce que les jumeaux veulent, Dieu le veut. ». Mais elle
s’abstint. Les jumeaux décidèrent que désormais ce serait
eux qui iraient porter les bidons de crème à la beurrerie et qu’en fin
de mois ils récolteraient l’argent. Le père était estomaqué et il
accepta de mauvais gré. Madame Chouette raconta ce fait à ma mère : – Nous n’avons plus d’argent. Je suis obligée de
demander aux jumeaux des sous pour acheter des crayons, du papier ou
encore du sucre et de la farine. Depuis toujours, madame Chouette avait pris la
gouverne des travaux de la terre. C’est elle qui disait à son mari :
« Aujourd’hui, tu vas labourer tel champ. Aujourd’hui, tu vas réparer ta
faucheuse. Aujourd’hui, tu vas faucher le foin en arrière de la
grange. » Peu à peu, les jumeaux contredisaient leur mère à ce sujet et
ordonnaient à leur père ce qui leur semblait le plus approprié. Monsieur
Chou baissait la tête et faisait ce que les jumeaux voulaient. Lorsque les jumeaux eurent 18 ans, ils dirent à
leur père : « Nous sommes maintenant capables d’effectuer tous les
travaux de la terre. Si on a besoin d’aide, on te le fera savoir. Tu
peux te reposer. Tu as assez travaillé. Tu pourras cependant continuer à
traire les vaches et à soigner tes chevaux. » Évidemment, madame Chouette courut chez nous
pour informer ma mère de cet état de fait. Ma mère lui conseilla d’aller
voir monsieur le curé : – Pensez-vous, répondit-elle, que je vais aller
consulter cet homme qui passe ses soirées chez la veuve Régnier du
village. Devenu oisif et découragé, monsieur Chou se mit
à fréquenter la buvette du village. Avant de partir, il devait demander
de l’argent à ses jumeaux. Ceux-ci lui donnaient quelques sous. Une fin
d’après-midi, lors du train, monsieur Chou qui était pompette renversa
sa chaudière de lait. Alpha le prit à la gorge et lui dit : « C’est fini
pour vous la traite des vaches. En passant, où avez-vous pris l’argent
pour boire autant aujourd’hui ? » À sa grande honte et dévasté, l’homme
dut admettre qu’il avait fouillé dans la tirelire de ses filles. Il lui restait seulement à s’occuper des
chevaux. Les jumeaux décidèrent d’acheter un tracteur. Ils vendirent un
cheval. Un peu plus tard, ils firent d’acquisition d’une camionnette et
se départirent de l’autre cheval. Madame Chouette raconta à ma mère que son mari
était dépressif. Alors, ma mère lui dit : – J’ai un beau-frère au rang 2 qui, de temps à
autre, a besoin de main d’œuvre. Je pourrais lui en parler pour qu’il
embauche votre mari. C’est ainsi que monsieur Chou devint un
auxiliaire très apprécié de mon oncle. Il mettait plus d’énergie à son
travail que jamais il ne l’avait fait sur sa terre. Les après-midis
quand il était libre, il allait à la buvette … avec ses propres sous. Il
consommait avec modération. Pendant ce temps, les jumeaux prirent l’habitude
de venir veiller chez nous. Ils semblaient s’intéresser à deux de mes
sœurs qui étaient à peu près du même âge qu’eux. Un jour, madame
Chouette rayonnante lança en regardant ma mère dans les yeux : « Ce
serait tellement beau que mes jumeaux marient vos deux filles. Vous ne
savez pas, madame Jean, comment nous admirons votre famille. Je serais
tellement fière que vous deveniez la belle-mère de mes admirables
jumeaux. » Quand les jumeaux eurent 21 ans, Alpha annonça à
son père une nouvelle surprenante : « Le père, dit-il, demain je vais
chez le notaire avec Oméga et vous nous accompagnez. Nous allons signer
deux contrats : un de vente et un autre d’achat. » Alpha regarda Oméga avec un œil complice, tandis
que leurs parents, la tête baissée, fixaient le plancher. Chacun de leur
côté, ils pensaient : « Notre vie est finie. » Alpha continua : – Le père, vous nous vendez la terre et tout
l’attirail pour 1 $. En retour, moi et mon jumeau, nous allons acheter
la buvette. Vous pourrez habiter dans la maison attenante avec mes
sœurs. Nous allons vous confier la gérance du commerce à la condition
que jamais vous ne preniez une goutte de boisson à cet endroit. – Quel beau cadeau !, s’écria le père Chou.
Comptez sur moi pour tenir ma promesse. Les jumeaux continuèrent sans entrain de venir
voir mes sœurs. Mon père qui jugeait odieux le comportement des jumeaux
envers leurs parents craignait que ceux-ci éventuellement traitent mes
sœurs de la même façon. Un soir, mon père dit aux jumeaux : « J’ai
l’intention de vendre ma terre et de prendre ma retraite. J’ai fait des
démarches pour acheter une maison au village. Il y en a une seule à
vendre. Elle est voisine de la buvette. Je pense qu’à l’avenir vous
serez trop loin pour visiter mes filles. » Ce que personne ne savait,
les jumeaux avaient fait un pacte secret de ne jamais se marier. Le double message fut reçu avec bonheur par les
deux jumeaux. Ils se firent un clin d’œil. Alpha reprit : « Votre terre
nous intéresse. Nous viendrons vous voir demain à ce sujet. » Les jumeaux achetèrent la ferme de mon père.
Nous avons alors déménagé au village à ma grande satisfaction. Madame
Chouette qui était de nouveau notre voisine continuait de venir visiter
ma mère, plus souvent maintenant. Elle s’inquiétait de ce que les
jumeaux couchaient encore dans le même lit, même si la maison comportait
cinq chambres. Les affaires de monsieur Chou allaient bien et il ne
buvait plus. Deux ans plus tard, ce fut la catastrophe. Le tracteur qu’Alpha conduisait se renversa dans une côte de fortune aménagée autrefois par mon père à force de bras. Alpha décéda sur le coup. Oméga était dans tous ses états. Il vendit les deux terres et la buvette. Il alla étudier au Séminaire des vocations tardives à Montréal. Vu son âge, il fit son cours classique en cinq ans au lieu de huit. Il fut ordonné prêtre au grand plaisir de sa mère et, après un an d’études à Rome, il fut nommé professeur de philosophie au Séminaire diocésain. |
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# 2715
31
mars 2016
Un
dangereux personnage Télesphore Sapin était un chasseur invétéré. Il
aimait passionnément se placer à l’affût du gros gibier. Avec son fusil
de chasse bien astiqué, il faisait mouche plus souvent que tout autre.
Toutefois, Télesphore était particulièrement imprudent. Il laissait son
fusil dans la garde-robe de la cuisine et les munitions sur la tablette
du haut. Son fils ainé, Arsène, à partir de 10 ans,
n’hésitait pas à prendre le fusil. Il s’amusait alors à remplir et à
vider le chargeur. Il lui arrivait même de pointer l’arme vers ses
jeunes frères et sœurs qui en étaient atterrés. La mère, craintive,
intervenait. Le jeune garçon cessait ses activités. Le père en était
informé, mais il ne faisait rien pour remédier à la situation. En aucun moment, quand les deux allaient
chasser, Télesphore ne donnait de conseils de sécurité à son jeune fils.
Un jour, une balle ricocha sur une roche et atteignit le jeune Arsène à
un pied. Heureusement, l’accident ne causa que des écorchures mineures. À 20 ans, Arsène épousa la fille du troisième
voisin, Élisabeth. Il passait son temps à parler de chasse et à raconter
des aventures qu’il avait lues dans des journaux et qu’il faisait
siennes. Élisabeth fermait ses oreilles, sachant très bien que ce
n’était que du verbiage. Arsène hérita du fusil de son père et s’acheta,
en plus, un pistolet. Avec le temps, la passion d’Arsène pour les
armes à feu se transforma en maladie. Quand les enfants passaient devant
chez lui pour aller à l’école du rang, derrière la vitre de la maison
familiale, il pointait son pistolet vers eux. Les premières fois, les
enfants ne réalisaient pas que c’était une arme, mais quand ils
apprirent de la bouche des enfants d’Arsène que c’en était vraiment une
et qu’en plus elle était chargée, ils se mirent à avoir peur. La famille Beauregard demeurait à l’est de la
maison d’Arsène. Les quatre enfants qui allaient à l’école devaient
passer devant la maison maudite. Excédé par le manège du dangereux
chasseur, un jour, Émile l’ainé dit à sa mère : – Maman, je ne veux plus aller à l’école. – Pourquoi, demanda la mère ? – Monsieur Arsène veut nous tuer. Il pointe son
arme vers nous quand nous passons devant sa maison. – C’est bien vrai ce que tu dis ? – Demandez aux autres. – Si c’est vrai ce que tu dis, monsieur Arsène
est un imbécile. De toute façon, dites-vous qu’il ne peut pas tirer à
travers la fenêtre de son domicile. Je vous conseille de ne pas regarder
vers sa maison quand vous passez. Ne courez pas. Agissez comme si vous
n’aviez pas peur. Autrement, ce serait lui donner un trop grand plaisir. Le lendemain, à l’école, Émile dit à un garçon
d’Arsène : – Ton père est un imbécile. – Qui t’a dit cela ? Répète, rétorqua le jeune
garçon, et j’en parle à mon père. – Ton père est un imbécile. C’est ma mère qui
l’a dit. Deux clans se formèrent : d’un côté les enfants
d’Arsène et leurs cousins de l’autre bout du rang, de l’autre côté les
enfants Beauregard et leurs amis. La bagarre éclata. L’institutrice,
prise au dépourvu, eut de la difficulté à séparer les belligérants. Elle
annonça une punition collective : une retenue de 30 minutes pour tous
après la classe. Les parents inquiets de ne pas voir revenir
leurs enfants attendirent avec impatience leur retour. Quand cela se
fit, ils questionnèrent les écoliers. Ceux-ci ne purent que leur dire la
raison. Jusqu’à ce jour, sauf les parents Beauregard, personne n’avait
été mis au courant des agissements bizarres d’Arsène. Furieux, le père Beauregard se dirigea vers la
maison de l’homme qui jouait avec les armes. Après avoir cogné à la
porte, il entra. Arsène était devant lui, son fusil de chasse pointé
dans sa direction. Le visiteur rebroussa chemin sans avoir eu le temps
de dire un mot. Il alla voir le commissaire d’école qui était
son voisin mais qui n’avait plus d’enfant d’âge scolaire. Sur les
entrefaites, l’institutrice arriva. Les trois se voyaient dépasser par
les événements. Que faire ? Après une discussion animée, le commissaire
décida de fermer l’école pour le reste de la semaine, se disant que
cette pause permettra peut-être de calmer les esprits. Le lundi suivant, Arsène attendait les enfants
Beauregard debout sur la galerie l’arme à la main. Les enfants eurent le
réflexe de courir, mais le conseil de leur mère leur revint à l’esprit.
C’en était trop toutefois. Quand l’institutrice apprit ce qui s’était
passé, elle fit demander au voisin de l’école d’aller avertir le père
Beauregard de venir chercher ses enfants après la classe. Monsieur Beauregard était inquiet pour la
sécurité de ses enfants. Il alla voir le curé pour que celui-ci
intervienne. « Comptez sur moi, conclut le prêtre. » Le dimanche
suivant, le bedeau informa Arsène qu’il devait se présenter au
presbytère. Tout en maugréant, l’homme aux armes s’y rendit : – Que puis-je faire, monsieur le curé,
lança-t-il d’un ton arrogant ? – J’ai appris, de répliquer le curé, que tu
faisais peur aux enfants avec une arme. – C’est totalement faux. Il m’arrive de nettoyer
mon arme sur le perron, mais pas plus. Avez-vous une arme, monsieur le
curé ? – Je n’en ai pas besoin. Je ne suis pas
chasseur. – Si j’étais à votre place, je m’en procurerais
une. Lorsque vous faites le sermon et que des hommes dorment, vous
devriez sortir une arme et leur tirer une balle entre les deux yeux. Ils
se réveilleraient, pas à peu près. Le curé était estomaqué. Comment un homme sain
d’esprit pouvait-il tenir de tels propos dans son presbytère ? Il fit
semblant de ne pas être impressionné et il répliqua : – Très bien Arsène. Je compte sur toi pour ne
plus utiliser ton arme devant les enfants. Prestement, le curé se dirigea chez le maire. – Monsieur le maire, nous avons un problème.
Arsène Sapin est en train de déraper. Il raconta la conversation au maire qui n’en
croyait pas ses oreilles. Le premier magistrat lui promit d’aller faire
une visite à cet homme au début de la semaine. Le lendemain, par une belle journée ensoleillée,
le maire se rendit au domicile d’Arsène. Il était accompagné d’un
conseiller municipal au cas où la situation dégénère. Il cogna
timidement à la porte. L’épouse d’Arsène vint ouvrir avec le fusil dans
les mains. Le maire eut un mouvement de recul. – Ne craignez pas, monsieur le maire, je veux
vous donner le fusil de mon mari. J’ai peur pour moi et pour mes
enfants. Mon mari est aux champs et les enfants sont allés aux fraises. – Est-ce que votre mari est parfois violent avec
vous, de rétorquer le maire ? – Il ne lève jamais la
main sur moi, mais il lui arrive de battre les enfants quand ils sont
turbulents. Quand il boit, il met son pistolet entre les deux jambes.
D’une main, il tient sa pipe et de l’autre, son
flash de whisky. Je ne sais
plus quoi faire et j’ai peur. – Je ne peux pas prendre le fusil. Ce serait
trop dangereux pour vous quand il le saurait. – Je vais vous donner alors les munitions. – Imaginez ce qui se produirait quand il
apprendrait cela. N’a-t-il pas une autre arme ? – Oui, mais depuis qu’il est allé voir le curé,
il la traîne avec lui. – Ne dites pas un mot de ma visite à votre mari.
Je vais tenter des démarches. Comptez sur moi. Quand le maire sortit de la maison, il était
blême et ses jambes tremblotaient. « L’heure est grave, dit-il au
conseiller qui l’accompagnait. » Rendu chez lui, le premier magistrat
appela le chef de police du comté et lui raconta l’histoire. – Nous ne pouvons rien faire. Les enfants visés
sont mineurs, n’est-ce pas ? Leur témoignage serait peu crédible. La
dame ne peut pas témoigner contre son mari. C’est la loi. – Arsène a pointé son arme vers un homme du
rang. – Si ce dernier est prêt à témoigner, alors on
peut faire quelque chose. Allez rencontrer ce monsieur et rappelez-moi. Quand le chef de police eut la confirmation que
monsieur Beauregard était prêt à témoigner, il promit au maire de faire
intervenir les policiers. – Pas un mot à personne, dit-il, la situation
peut être explosive. Au préalable, un policier va aller vous rencontrer
pour établir un plan devant aboutir à l’arrestation de l’homme armé. Chaque premier dimanche du mois, Arsène et sa
famille se rendaient à l’église pour la confession vers 8 heures. Après
avoir communié, la famille allait déjeuner chez les beaux-parents
d’Arsène qui demeuraient tout près de l’église. À cette époque, dans les
années 1940, il fallait être à jeun pour communier. Les enfants
déjeunaient chez le beau-frère d’Arsène dans le logement attenant. Deux
policiers étaient cachés dans une chambre de ce dernier logement. Comme il était convenu, vers 9 heures, l’ainé de
la famille Sapin que son père chouchoutait passa dans la pièce voisine.
Il dit à l’oreille de son paternel : « Papa, peux-tu me prêter ton
pistolet ? Je veux le montrer à mes cousins. » Sans aucune méfiance, le
père accepta. Le jeune garçon remit l’arme aux policiers. Ceux-ci
procédèrent alors à l’arrestation du père. Au bout de deux semaines, le procès eut lieu. Le
curé, le maire et monsieur Beauregard furent assignés comme témoins.
L’avocat de l’accusé plaida que les faits racontés étaient amplifiés et
qu’Arsène Sapin était un excellent citoyen. Finalement, le juge statua : – Monsieur Sapin, je vous condamne à séjourner à
l’asile psychiatrique pour le reste de vos jours. Vous êtes un danger
public. Avez-vous quelque chose à dire ? Se levant de son siège, l’air perdu,
l’accusé tonna d’une voix hargneuse : – Son honneur le juge, sauf votre respect, je
n’ai rien fait de mal. Mais, j’aurais dû. Quand Beauregard est venu me
voir, j’aurais dû tirer sur lui. Je le regrette. – Emmenez-le, de rétorquer le juge.
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# 2670 9 mars 2016 Une montre en or Léonard naquit en 1918, l’année de l’épidémie
de la grippe espagnole. Son père, un riche cultivateur, en plus
d’entretenir sa ferme avec succès, possédait un poulailler pouvant
contenir une centaine de poules. Dès son jeune
âge, Léonard assista son père dans la production et la vente d’œufs. Il
avait imaginé une stratégie de vente originale. Dans chaque douzaine
d’œufs, il dessinait un cœur sur une des coquilles. Les ménagères
étaient touchées par cette attention et en redemandaient. Lors d’une
visite de distribution à domicile, alors qu’il avait 20 ans, Léonard
remarqua qu’une jeune fille du nom de Laurette était en pamoison devant
lui. Il fit semblant de ne pas porter attention, mais son cœur était
troublé. Il n’aimait pas particulièrement cette fille, mais il se
disait : « Il faut que je me marie un jour. » Plutôt pour
se distraire, Léonard décida de jouer le jeu de la séduction. Quand il
livrait une douzaine d’œufs à cette maison, il avait pris soin de
dessiner un cœur sur chaque coquille. La mère qui avait été témoin des
extases de sa fille devant ce jeune homme comprit à qui s’adressait le
message. Après 10 mois
de fréquentation, Léonard accepta sans conviction d’épouser Laurette.
Ils se rendirent au presbytère pour mettre les bans. Hélas ! le curé
était en convalescence suite à une crise cardiaque. Il leur dit : - Mon médecin
me permet de faire du bureau, mais il m’interdit de célébrer des
cérémonies. C’est l’abbé Gosselin, le curé de la paroisse voisine, qui
devra vous marier. Pour éviter trop de déplacements, mon confrère
préfère des mariages doubles. Un mariage pour le samedi 8 mai à 7 heures
du matin est déjà prévu. Accepteriez-vous de vous marier en même temps
que l’autre couple ? Laurette
était déçue, elle qui avait rêvé d’un mariage où elle serait la reine.
De son côté, Léonard n’y voyait pas d’objection. Sans le dire, il en
était heureux. - Voilà,
poursuivit le curé, l’autre couple est Robert Després et Rosalie
Binette. Robert demeure au rang 3. Je pense que son père va lui léguer
sa terre. - Cela tombe
bien, reprit Léonard d’un air narquois. Mon père m’a acheté la terre en
face du père de Robert. Vous le savez comme moi, monsieur le curé, le
rang 3 est un rang double. C’est ainsi
que le 8 mai au matin les familles des deux couples s’entassèrent dans
la petite église paroissiale. Léonard fut frappé par l’élégance et la
bonhommie de Rosalie. Pendant la cérémonie, il se tournait constamment
vers elle pour la regarder. Sa promise Laurette voyait le manège, mais
n’y portait pas attention. Robert, d’un caractère possessif et jaloux,
fulminait. Il se disait : « Dans quoi me suis-je embarqué ? Cet homme
sera en plus mon voisin d’en face. »
De son côté,
le père de Robert annonça qu’en raison de ses rhumatismes il avait légué
sa terre à son fils et qu’il s’achèterait une maison au village. Ce
cadeau avait un goût amer, car la terre produisait peu et les bâtisses
étaient près de l’abandon. Toutefois, Robert rêvait de rendre la terre
plus prospère et d’avoir plusieurs enfants. Au bout de
trois ans, chaque couple avait déjà deux enfants. Robert surveillait
constamment son voisin d’en face qui, à son goût, venait trop souvent
faire un tour à la maison. Cela se produisait surtout lorsque la femme
de Léonard allait passait deux ou trois jours chez ses parents. Elle le
faisait au moins une fois par mois. De plus, quand Robert voyait le beau
poulailler neuf en face de chez lui, il éprouvait une sensation profonde
de jalousie. Un soir,
Robert dit à sa femme : « Je vais être obligé d’aller dans les chantiers
cet hiver. Si je veux me bâtir une nouvelle grange, je n’ai pas le
choix. » Rosalie répliqua : « Comme tu veux mon mari. » Devant
l’indifférence de sa femme, la colère lui darda le cœur et s’incrusta
dans sa tête. Il réprima cette émotion et dit : « Je vais faire boire
mes chevaux. » Le lendemain
matin, Léonard se rendit au poulailler comme d’habitude. Quelle ne fut
pas sa surprise de constater que tous les œufs sauf un avaient été
fracassés. Sur celui qui avait survécu, on avait dessiné un cœur
surmonté d’une flèche. Léonard fit une enquête dans le rang. Personne
n’avait remarqué quelque chose de spécial. Comme prévu,
au début de novembre, Robert partit pour les chantiers avec son cousin
du rang 6. Il écrivait souvent à sa femme, la priant de lui raconter ses
allées et venues dans les moindres détails. Quand il revint à la
mi-avril, ses faibles émoluments lui permirent d’entreprendre la
construction d’une grange. Avec les
travaux habituels sur la terre et la réalisation de son projet, l’été
passa rapidement. Rosalie lui annonça qu’elle serait mère à nouveau. Le
cœur rempli d’espoir, il repartit pour les chantiers au début de
novembre. Deux mois plus tard, il reçut une lettre de sa femme lui
disant qu’un garçon était né le 2 janvier et qu’il ressemblait à un
frère à elle. Robert fit le calcul. S’il était le père, la grossesse
avait duré au plus huit mois. De retour
chez lui, Robert remarqua que le fiston avait des traits du voisin d’en
face. Il ne dit pas un mot, préférant mijoter une revanche. Il pensait
qu’il pourrait aller de nouveau saccager le poulailler de ce voisin,
mais il voulait mieux. Quand il vit Laurette partir pour aller passer
trois jours chez ses parents, il dit à sa femme : « Mon cousin,
partenaire des chantiers, a besoin de moi pour des réparations à un
hangar. Je reviens dans deux jours. » La réponse a été : « Comme tu veux
mon mari. » Une bouffée de chaleur monta au cœur de Robert, mais il
réprima sa colère en disant : « Occupe-toi bien des enfants et seulement
d’eux. » Pendant la
nuit suivante, Robert se leva et attela le cheval de son cousin. Il se
dirigea vers son domicile. Il entra dans la maison et vit la veste de
Léonard étendue sur une chaise. Il s’approcha de la chambre à coucher.
Il y entendit des gémissements. Il vit la montre en or de Léonard sur la
table de cuisine. Sans réfléchir et criblé de jalousie, il s’empara de
la montre et retourna chez son cousin, ni vu ni connu. Quelques
jours plus tard, Léonard reçut une lettre dont le timbre avait été
oblitéré dans la paroisse voisine : « Mon cher
Léonard, je connais celui qui a volé ta montre. Si tu veux la ravoir, tu
dois aller chez la famille Paul Toupet qui est très pauvre. Tu dois leur
remettre 20 $ et une douzaine d’œufs. » C’était signé : « Un qui veut
ton bien. » En réalité, Robert était trop fier pour se permettre de
toucher un sou par chantage. Laurette, la
femme de Léonard, était stupéfaite. Son mari lui avait toujours dit
qu’il avait égaré sa montre et qu’il pensait qu’elle était quelque part
dans la tasserie de la grange. Léonard n’eut d’autre choix que de tout
raconter à sa femme qui était en furie. Il passa un mauvais quart
d’heure. « Je te le dis, Léonard, si l’Église ne le défendait pas, je
divorcerais et je retournerais chez mes parents avec les enfants. »
Léonard ne voulait pas obéir aux demandes de la missive, mais sa femme
l’y obligea. Toutefois,
Léonard se demandait ce que l’inconnu avait voulu dire en écrivant qu’il
voulait son bien. Il était très inquiet. Il pensait soupçonner son
voisin d’en face, mais il n’avait aucune preuve. Presqu’à
chaque année, une lettre identique arrivait chez Léonard. À chaque fois,
sa femme ressentait un coup de poignard dans la poitrine. Mais, elle
l’obligeait à payer. « Tu as péché, disait-elle. Tu dois expier ta
faute. » Léonard était de plus en plus anxieux et pensa informer la
police, mais il n’en fit rien, craignant que toute la paroisse et
surtout ses parents le sachent. Un après-midi
de février, alors que Léonard déneigeait sa cour, un fils de Robert
s’amusait à creuser un tunnel sous un immense banc de neige. Tout à
coup, la neige s’effondra, ensevelissant le garçon. Léonard se précipita
et sauva la vie du jeune. Robert qui était dans les chantiers apprit la
nouvelle par une lettre de sa femme. Il regretta son harcèlement et prit
la résolution de remettre la montre. « Je pense, se disait-il, que
Léonard a assez payé pour avoir abusé de ma femme. À mon retour chez
moi, je vais placer sa montre dans sa boîte aux lettres ou encore dans
le poulailler. » Quelques
jours plus tard, un autre fils de Robert trouva une boite cachée sous
une corde de bois de chauffage dans le hangar. Il l’apporta à sa mère.
Celle-ci l’ouvrit et trouva une montre en or qui était bien celle de
Léonard. Elle ne savait pas quoi faire. Elle comprit que, depuis ce
temps, son mari savait tout de l’affaire. Quelques jours plus tard, elle
alla apporter la montre à son propriétaire. Celui-ci était heureux
d’avoir retrouvé son précieux souvenir, mais était hanté par sa conduite
d’infidélité. « Mon calvaire est fini, se dit-il, mais je devrai vivre
en voyant cet homme tous les jours. » Quand Robert
revint des chantiers, il fut mis au courant de la trouvaille par sa
femme. Il n’osait plus la regarder dans les yeux. Celle-ci s’excusa de
son comportement et lui promit de ne plus jamais le tromper. Après mûre réflexion et sur les conseils de sa femme, Robert décida de pardonner à son ancien rival. Ils se réconcilièrent et eurent par la suite des relations plutôt cordiales, même si Robert continuait d’avoir un œil ouvert sur cet homme et … sur sa propre femme. |
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# 2620
11
février 2016 Le veau
aux yeux dorés Josaphat Hibou était cultivateur dans le rang 3.
Il avait déjà quatre enfants. Un dimanche de Pâques, il se rendit à la
messe en voiture en cheval comme d’habitude. Avant de partir, il dit à
sa femme : - Surveille la Caillette, elle devrait vêler
aujourd’hui. Lors de son retour à la maison, sa femme qui
était à l’étable accourut et dit à son mari : - Viens vite, la Caillette est en train de
mettre bas. Josaphat se rendit prestement à l’étable. Un
jeune veau aux yeux dorés fit son apparition. Le fermier était surpris
de voir un veau avec de tels yeux. Il regardait avec stupéfaction le
jeune phénomène. Aussitôt que le veau put se tenir sur ses quatre
pattes, ses yeux tournèrent au rouge et il se précipita sur Josaphat. Ce
dernier n’ayant pas prévu l’attaque s’affaissa sur le plancher. Son bel
habit de noces, sa chemise blanche, sa cravate et même ses bottes
dégoulinaient de fumier de vache. Furieux, il entra à la maison. Antoine, son fils
ainé de 12 ans, lui dit : - Mais que s’est-il passé, papa ? - Ce veau est un sauvage, reprit le père. Il ne
fera pas long feu dans l’étable. Je vais le tuer. Dans cette famille, chaque vache appartenait symboliquement à un enfant. Or, la Caillette était la vache d’Antoine. Ce dernier reprit : - Je vais me
déchanger et je cours à
l’étable. - Fais attention, rétorqua le père. N’entre pas
dans son enclos où j’ai finalement pu le placer. Antoine fut étonné de la couleur des yeux du
veau. Son père ne lui avait pas mentionné ce détail. Il commença par
l’amadouer. Le veau semblait serein. Le jeune garçon finit par entrer
dans le clos et se mit à le flatter. Il ressentait à son égard une
attirance indescriptible. Le veau le regardait avec ses yeux dorés
empreints de douceur. Les jours passèrent. Le jeune veau qu’Antoine
avait baptisé Yeux dorés semblait de plus en plus docile. Des voisins
ayant eu vent d’un veau aux yeux hors de l’ordinaire venaient le voir.
Toutefois, certains dimanches, il devenait plus agressif. Un soir alors qu’il s’apprêtait à se coucher,
Antoine entendit son père dire à sa mère : - J’aurais aimé garder ce veau pour en faire un
taureau pour mes vaches dans trois ans, parce que la Caillette est une
de mes meilleures vaches, mais j’ai peur qu’il arrive un accident. Je
vais l’engraisser pour la viande et le vendre à l’automne. Vers deux heures du matin, Antoine se réveilla
en sursaut. Il rêvait que son père était en train de tuer le veau en
l’assommant d’un coup de masse. Il se leva et se rendit à l’étable. Il
attacha une laisse au cou du veau et lui dit : - Mon père veut te tuer. Nous allons nous
sauver. L’enfant partit avec le veau. Il avait à peine
parcouru un kilomètre qu’un orage s’abattit dans la région. L’animal se
cambra et ne voulut plus avancer. Antoine prit peur et le ramena à
l’étable. Quelques jours plus tard, le jeune garçon
rencontra un de ses cousins qui avaient participé à l’exposition agricole
du comté l’année précédente. Quand ce dernier apprit que les yeux du
veau étaient dorés, il encouragea Antoine à le présenter à l’exposition. - Je suis convaincu, lui dit-il, que les juges
vont être impressionnés. Antoine en parla à son père qui d’abord refusa.
Mais finalement ce dernier se dit : - On ne sait jamais. S’il gagnait, mon troupeau
de vaches prendrait peut-être de la valeur. Enthousiaste, Antoine passait tous ses temps
libres à brosser son jeune ami. Il coupait les poils qui dépassaient
avec les ciseaux de couture de sa mère. Il disait autour de lui : - Yeux dorés est formidable. Il est mon meilleur
ami. Ses yeux bougent et changent de couleur quand je lui parle. Je suis
capable d’y lire ce qu’il pense. Je pourrais dire qu’il parle. Le jour de l’exposition arriva. Trois juges
examinèrent les veaux attachés à un carcan et prirent des notes. Tous
les exposants furent convoqués dans une grande salle qui servait de
colisée pendant l’hiver. Le juge en chef, entouré de ses deux acolytes,
prit la parole. Il annonça la médaille de bronze pour un premier veau,
puis il dit : - La médaille d’argent revient à Yeux dorés, le
veau d’Antoine Hibou. Antoine laissa tomber la laisse de son veau et
se mit à applaudir, tout heureux que son protégé ait été choisi.
L’animal partit en trombe et fonça sur un des deux autres juges. Ce
dernier s’affaissa sur le sol. Le juge en chef, choqué par la scène,
prit la parole : - Ce prix est annulé. On ne peut pas récompenser
des animaux agressifs. Antoine revint chez lui tout penaud. Son père
voulait bien l’encourager, mais il se souvenait d’avoir lui aussi été
attaqué, mais personne ne le savait, sauf sa famille. Il revint à sa
première idée, soit de vendre le veau pour la viande. Le jeudi suivant, le journal régional titrait à
la une : « Un jeune veau assaille un des juges et est disqualifié. » On
y voyait notamment la photo du veau qui était accompagné d’Antoine, les
larmes aux yeux. Dans l’article, le journaliste écrivait : « Un jeune
veau du nom de Yeux dorés semblait mécontent d’avoir obtenu la deuxième
place, au lieu de la première, lors de l’exposition agricole samedi
dernier. Pour se venger, il a foncé sur le juge qu’on voit à gauche sur
la photo ci-contre. On ne sait pas pourquoi il a choisi cet homme au
lieu du juge en chef qui donnait les résultats. » Le journaliste poursuivait en disant que le père
d’Antoine avait refusé d’émettre des commentaires et que, selon
certaines personnes interrogées, le veau comprenait et parlait. En
effet, pourquoi le veau aurait-il boudé la médaille d’argent ? Sans
doute qu’il souhaitait celle d’or pour être en harmonie avec la couleur
de ses yeux. Il n’en fallait pas plus pour entourer l’animal
d’un certain mystère. Quand les gens de la paroisse du père Hibou lurent
l’article du journal, un petit comité se forma pour dénoncer l’injustice
subie par Antoine. Une pétition fut préparée pour obliger les juges à
lui remettre la médaille d’argent qu’il avait gagnée. Le nombre de
signataires s’éleva à 133, soit les trois quarts des chefs de famille de
la paroisse. Les juges furent impressionnés et décidèrent de lui adjuger
la médaille. Le jeudi suivant, le journaliste annonça la
nouvelle en précisant qu’on n’avait pas encore décidé quand et comment
se ferait la remise de la médaille. Il disait avoir interrogé plusieurs
personnes de la paroisse. Les uns lui avaient mentionné que c’était un
veau normal ; d’autres n’en étaient pas sûrs parce que, selon la rumeur
provenant de l’école des enfants, le veau aurait déjà agressé son
propriétaire. Devant cette révélation, les juges décidèrent de suspendre
l’application de leur dernière décision. Ils demandèrent à l’agronome de
comté de faire enquête. Entre temps, les visites se faisaient de plus en
plus nombreuses à la ferme Hibou. De façon générale, le veau était calme
et appréciait cet engouement pour lui. Mais, le dimanche, devant
certains visiteurs, principalement des hommes, il devenait furieux. Ses
yeux tournaient au rouge et il piochait de sa patte droite avant comme
s’il voulait avertir qu’il était prêt à foncer. Un bon dimanche, l’agronome vint visiter la
ferme Hibou. Il était accompagné du journaliste qui avait lancé
l’affaire. Un à un, les visiteurs pouvaient entrer dans l’étable.
L’agronome prenait note de la réaction du veau, tandis que le
journaliste photographiait le visiteur. Quelques semaines plus tard, c’était la visite
de l’inspecteur à l’école du rang. Pour l’occasion, le commissaire
d’école avait invité tous les parents. La plupart se présentèrent,
heureux de rencontrer l’inspecteur. À 8 heures 30, l’école ouvrit ses portes.
L’institutrice recevait les gens à l’entrée et demandait à ceux qui
portaient une cravate de l’accrocher à la patère qui n’était pas visible
de la salle de classe. À ceux qui posaient la question du pourquoi,
l’institutrice répondait : « C’est une idée de l’inspecteur qui veut une
rencontre moins guindée. Lui-même a décidé de ne pas porter de
cravate. » À 9 heures, l’inspecteur arriva dans son
automobile. Il était accompagné de deux hommes qui demeurèrent dans le
véhicule. Il remercia les parents d’avoir accompagné leurs enfants et
commença à interroger les élèves sur divers sujets d’apprentissage. On
sentait un certain stress dans la salle de classe, mais tous pensaient
que c’était dû à la présence de l’inspecteur. Une demi-heure plus tard, l’inspecteur demanda à
l’institutrice de faire entrer les deux hommes. C’était l’agronome de
comté et le juge de l’exposition qui avait été terrassé par Yeux dorés.
La plupart ne connaissaient pas l’agronome, mais ils reconnaissaient le
juge par la photo parue dans le journal.
Enfin, à la surprise générale, le père d’Antoine
entra dans la classe en tenant Yeux dorés en laisse. Le juge sortit
d’une boîte une médaille d’argent qui pendait au bout d’une corde. Il
glissa la corde autour du cou du veau. « Le jeune Antoine et son veau,
dit-il, méritaient cette médaille et c’est avec plaisir que nous lui
accordons. » L’anxiété des invités s’estompa. Tous les yeux se
tournaient vers Antoine qui était heureux et stupéfait. Les plus émotifs
pleuraient, les autres applaudissaient. L’agronome de comté se leva et dit : « Mes amis,
j’ai fait enquête sur ce veau. J’ai découvert qu’il avait un sens aigu
de la vision. Vous ne sauriez deviner ce qui le met hors de lui. Il
n’aime pas les cravates. » L’assemblée fit un ha bien senti. L’inspecteur donna congé aux écoliers pour le reste de la journée. Tous s’en retournèrent en attendant la prochaine livraison du journal local, car l’agronome avait pris des photos. |
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# 2565
18
janvier 2016
Un noir dans la
paroisse Célestin Leblanc fut reçu notaire en 1945. Il
succéda alors à son père qui prit sa retraite. La paroisse d’environ
1500 personnes permettait de faire vivre convenablement un notaire, sans
compter les clients des paroisses environnantes. L’année suivante, Célestin épousa une amie
d’enfance, Rachelle. Ils souhaitaient avoir au moins cinq enfants.
Malheureusement, la nature ne leur fit aucun cadeau. Après trois ans de
mariage, toujours pas d’enfant. Lors d’un conventum de confrères au Séminaire,
Célestin rencontra son meilleur ami de collège, un Père Blanc,
missionnaire au Sénégal. Ils parlèrent de choses et d’autres, jusqu’à ce
que Célestin lui fasse part de sa peine de ne pas pouvoir avoir
d’enfants. Plus tard dans la soirée, le jeune missionnaire
demanda à Célestin s’il avait pensé à l’adoption. - On en a parlé, Rachelle et moi, répondit-il,
mais elle ne veut rien savoir. - Que penserais-tu d’adopter un jeune noir ?,
répliqua le missionnaire. Dans ma paroisse, il y a un orphelinat
administré par les religieuses. Je pourrais arranger cela. Préfères-tu
un garçon ou une fille ? - Personnellement, je préfèrerais un garçon.
Mais ma femme … - De toute façon, parles-en à ta femme et
écris-moi. Dans deux semaines, je serai de retour au Sénégal. L’année
prochaine, Sœur Marie-de-la-Victoire qui est responsable de l’orphelinat
vient passer un mois chez ses parents qui demeurent dans la paroisse
voisine de la tienne. Elle pourrait t’apporter le poupon. De retour chez lui, Célestin hésitait à en
parler à sa femme. Il raconta la conversation qu’il avait eue avec son
confrère, mais n’osa pas lui demander son avis, craignant un non
catégorique. Intriguée, elle lança : - Et toi, es-tu prêt à adopter un noir ? - Je ne sais pas, répondit-il. J’ai peur de la
réaction des gens de la paroisse et des problèmes pour l’enfant. - Je trouve l’idée merveilleuse, répliqua-t-elle
en se levant de son siège. Ce serait un pied de nez à faire aux bigotes
de la paroisse. Moi qui a toujours rêvé de voyager, voilà que l’occasion
me serait offerte de vivre un peu de dépaysement grâce à cet enfant. Célestin était abasourdi. Il n’avait pas prévu
une telle réaction. Il conclut en disant : - On en reparlera plus tard. Les mois passèrent. Célestin alla consulter le
curé qui s’opposa à ce projet. - Il y a des tas d’enfants à adopter ici au
Québec. Je n’aime pas les mélanges de races. Cet enfant qui est
probablement un descendant d’esclaves ne fera qu’affaiblir notre race. Célestin fut frappé par la pauvreté des
arguments du curé. Il décida d’aller de l’avant. Il écrivit une lettre à
son confrère disant qu’il voulait que le projet se réalise. Dans la
missive de retour, le missionnaire écrivit : « Je vais choisir un jeune
noir qui naîtra en juin. Je souhaite qu’il soit d’une mère célibataire
dont la classe sociale est la plus haute possible. Je vais l’ondoyer
avant le voyage. Tu pourras le faire baptiser dans ta paroisse. » Un beau jour de juillet, alors que le notaire
était à rédiger un contrat de vente d’une terre, une religieuse se
présenta avec un poupon. Le plus vieux des clients qui demeurait dans la
paroisse voisine écarquilla les yeux quand il vit un enfant noir tout en
pleurs. « Batince, dit-il, il est noir comme le poêle. Mais d’où vient
cet enfant brûlé par le soleil ? » Rachelle qui était en train de peler
les patates dans la pièce voisine se précipita. Elle eut un moment de
recul, car elle n’avait jamais vu de personnes noires. La télévision
n’existait pas encore. Toutefois, vite elle se ressaisit et prit
l’enfant dans ses bras. En quelques heures, toute la paroisse sut la
nouvelle. Personne, sauf le curé et les parents des conjoints, n’avait
été mis au courant. Ernestine Dumoulin, la présidente des Enfants de
Marie, une célibataire endurcie, était révoltée. Elle fit une sainte
colère. « Quoi ? Un enfant noir dans notre paroisse, mais c’est la
décadence des mœurs. Je n’ai pas dit mon dernier mot. » L’après-midi même, l’enfant fut baptisé sous le
nom de Renaud Leblanc. Le curé qui n’avait pas changé d’avis faillit le
noyer dans l’eau baptismale. Heureusement que la mère eut le réflexe de
soulever la tête du poupon. Ernestine fit une réunion spéciale des Enfants
de Marie. La majorité ne voulait pas s’opposer à ce fait, soulignant que
le notaire était un personnage très estimé dans la paroisse. « Je ne
suis pas certaine que sa femme ait toute sa tête, de répliquer la
présidente. » Seules quatre femmes célibataires parmi les 42 membres
décidèrent d’appuyer Ernestine. Le dimanche suivant, avant la messe, une
procession de cinq Enfants de Marie partit de l’église pour se rendre à
la maison du notaire. On pouvait lire sur des pancartes : « On ne veut
pas de nègres ici. », « Les noirs n’ont pas d’âme. », « Notre race est
trop précieuse pour la mélanger. » « Que les Sénégalais restent chez
eux. », « Les nègres ont les mains sales. ». Le curé qui avait vu la procession était
estomaqué. Il craignait une division dans la paroisse. Lors de son
sermon, il fustigea les cinq femmes qui avaient osé porter des pancartes
devant l’église. Les paroissiens se tournaient vers le banc du notaire
qui était vide ce jour-là. Le curé continua en parlant de
Marie-Madeleine, une pécheresse qui avait été prise en flagrant délit
d’adultère et qu’on voulait lapider. Jésus avait dit : « Que celui
d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. Va, mais
désormais, ne pèche plus. » Les paroissiens les plus instruits ne
comprenaient pas qu’on ose associer la venue du jeune noir à une
pécheresse. Lors de son enfance, Renaud put s’amuser avec
les enfants des voisins qui n’avaient aucun préjugé à son égard.
Lorsqu’il commença l’école, la situation changea. On commença à
l’appeler Renoir. Les religieuses qui enseignaient avaient de la
difficulté à réprimer les autres enfants dont certains n’hésitaient pas
à le qualifier de sale nègre. Toutefois, les résultats scolaires du
jeune étaient excellents : ce qui, en plus, excitait la convoitise et la
jalousie. Plus d’une fois, le père dut se rendre au
couvent pour demander aux religieuses de faire cesser ces sarcasmes. Il
semble bien que le tout se passait lors des récréations ou dans des
coins obscurs de la cour d’école. Heureusement, le nouveau curé était
loin de ces préjugés et il incitait les religieuses à être plus
attentives. Après sa septième année, Renaud fut inscrit au
Séminaire. Les prêtres étaient excités à l’idée d’enseigner à un jeune
noir. Toutefois, l’attitude des autres élèves à son égard n’étaient pas
toujours tendre. Certains se demandaient comment il était possible qu’un
jeune noir réussisse mieux qu’eux. Ils avaient en tête que les noirs
étaient des esclaves. Avec le temps, Renaud avait dû se former une
carapace et il réussissait assez bien à prendre sa place dans sa
cohorte. Comme tous les autres élèves, il n’avait jamais vu de noirs en
personne : ce qu’il souhaitait ardemment. Les élèves de l’école de Marine prenaient leur
repas au Séminaire. Dans sa quatrième année à ce collège, quelle ne fut
pas la surprise de Renaud de voir circuler un noir. Il n’en croyait pas
ses yeux. Il s’organisait pour être là quand il passait. Un jour, il
décida de l’aborder. L’amitié s’installa rapidement. Il allait le
visiter à son école de temps à autre après avoir obtenu la permission. Les prêtres du Séminaire ne voyaient pas cette
amitié d’un bon œil. Ils décidèrent de restreindre ses visites à au plus
une fois par mois. Renaud dont les résultats scolaires étaient
excellents ne craignaient pas les autorités et se permettaient d’aller
visiter son ami quand bon lui semblait. Un soir, alors qu’il était à l’école de Marine
avec son ami dans le coin de la cour, il lui donna un baiser sur la
joue. Un surveillant qui passait par là vit la scène et informa le
directeur des élèves du Séminaire. Le drame commença. Le jeune Renaud
qui avait alors 16 ans fut convoqué chez le directeur. La sanction
tomba : c’était le renvoi à cause d’une sortie sans permission et
surtout pour une atteinte aux bonnes mœurs. Les parents furent convoqués et ne réussirent
pas à faire modifier le verdict. Le jeune homme revint chez lui, atterré
par les événements. La présidente des Enfants de Marie qui était
toujours en poste jubilait : « Je vous l’avais bien dit, on ne mêle pas
les races. » Le père dit à Renaud : « Je vais faire des
démarches pour t’inscrire à un autre collège. Mais en attendant tu vas
devoir travailler de tes bras. » Il apprit qu’un cultivateur du rang 5
avait besoin de main d’œuvre. Il offrit les services de son fils. C’est
ainsi que Renaud dut s’habituer à traire les vaches et à nettoyer
l’étable. Il n’en était pas heureux, mais acceptait cette condition. Le père contacta plusieurs collèges des
alentours. Tous refusèrent. Il se souvint qu’un de ses confrères
enseignait dans un collège de Montréal. Il lui écrivit une longue lettre
dans laquelle il décrivait le parcours de son fils. Ce dernier répondit
en disant qu’il s’occupait de ce cas. Quelques jours plus tard, le père
reçut une lettre informant que son fils était accepté dans ce collège en
septembre. Renaud dut reprendre son année scolaire et
obtint enfin son baccalauréat. Il s’inscrivit à l’université de Montréal
en notariat. Il réussit ses études avec brio et obtint sa licence de
notaire. Comme il était un peu gêné de revenir dans sa
paroisse d’adoption, il travailla quelques années dans un bureau de
notaire de la métropole. Quand son père prit sa retraite, il accepta
avec plaisir de lui succéder. Depuis le temps de son enfance, les mentalités
avaient évolué. La majorité des habitants de la paroisse le reçurent
avec joie. Renaud s’impliqua dans les organisations paroissiales et fit
progresser son patelin. Même ses détracteurs d’autrefois réalisaient
qu’il était un modèle pour la communauté. Il se présenta comme maire,
mais sans succès. Quatre ans plus tard, il fut élu à ce poste. Tous reconnaissent maintenant que la couleur de la peau n’a rien à voir avec la valeur d’une personne. Ils sont fiers de constater qu’un noir s’implique pour eux comme notaire et comme maire. |
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